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Inde. Tehri : un barrage surréaliste, par Andrée-Marie Dussault.






Mégaprojet hydro-électrique


Le Courrier, jeudi 16 Février 2006, Theri ( Inde ).



Planification scientifique inadéquate, évaluation des impacts sociaux et environnementaux déficiente, délocalisation de cent mille personnes, corruption à tous les échelons, construction dans une zone sismique, coût quarante fois plus élevé que prévu...

Après quatre décennies de controverse, le plus gros projet hydroélectrique d’Asie vient de s’achever et il a tout pour déplaire. Reportage dans l’Etat d’Uttaranchal.


Après plusieurs heures à escalader à un rythme d’enfer les Himalaya indiennes dans une jeep pleine à craquer qui menace de céder à chaque nid de poule, entre les panneaux parsemés à une fréquence régulière par un Ministère des transports soucieux de la sécurité des voyageurs (« Alert totay, alive tomorrow » ; « Speed thrills, speed kills » ; « Drive slow, your family is waiting »...), on aperçoit un écriteau sur lequel est inscrit « Le projet Tehri, au service de la nation ». Ce sera le seul. D’après le chauffeur, « les autres auraient été brûlés »... En arrivant au terminus, il faut payer un bakchich important pour se faire conduire là où personne ne va plus. Là où les villages ont été complètement rasés pour faire place aux eaux du fleuve Bhagirathi qui seront contenues par le plus gros projet hydroélectrique d’Asie, et sans doute le plus controversé au monde : le barrage de Tehri, situé à 350 kilomètres au nord-est de Delhi.

Conçu en 1962, approuvé en 1972, débuté en 1978, le projet bat des records de vitesse puisque la construction du barrage de 260 mètres de hauteur vient à peine d’être terminée. Le 29 octobre, le dernier tunnel permettant encore à l’eau du fleuve de suivre son cours naturel a été bloqué. Depuis, petit à petit, l’eau remplit le réservoir, promettant d’inonder progressivement plus de septante villages et d’en affecter partiellement une autre trentaine. La ville de Tehri est déjà totalement submergée. Feue Tehri.

En route pour voir le fameux barrage d’un sommet, à un kilomètre sous nos pieds, on distingue la région désertée qui servira à stocker l’eau qui y fait doucement son lit. Seules se dressent dans l’étendue vide les baraques de fortune des employés du chantier, payés 70 roupies (environ 2 francs) la journée. Un spectacle saisissant qu’il faut voir pour croire. Et encore, le champ de vision est trop étroit pour embrasser la totalité du réservoir, qui recouvre 42 kilomètres carrés. Une question vient inéluctablement à l’esprit : qui ose défier dame Nature de la sorte ?

Vêtements occidentaux, la jeune quarantaine, l’air sérieux, Sanjay Kumar est l’homme le plus puissant de la région. Une fois passée la dizaine de gardes armés qui le protègent, on prend place dans l’une des seize chaises devant son bureau de District Magistrate. Sanjay Kumar est le représentant du gouvernement de l’Etat d’Uttaranchal, dans le district de Tehri, autrement dit, celui qui, d’un coup de fil ou d’un trait de crayon, peut sceller des destins. Littéralement, dans la mesure où il est chargé de la relocalisation et de l’indemnisation des habitants chassés par les flots. Il est aussi le porte-parole local de la Tehri Hydro Development Corporation (THDC), une Joint Venture réunissant le gouvernement national et celui de l’Etat, qui est à la tête du projet Tehri.
« Chaque personne délocalisée par le projet reçoit un dédommagement pour son habitat, ses terres, ses arbres, ses semences et ses fertilisants », explique-t-il, comme si cela allait de soi. En revanche, selon Balendra Prasad Nantiyal, flûtiste de son état et l’un des cent mille « déplacés » par le mégaprojet, dans les faits, les choses ne vont pas si rondement. Il décrit l’anarchie qui caractérise le processus de compensation et la manière dont chacun essaie d’en tirer un maximum de profit : « Des familles ont obtenu une, deux, voire trois, primes d’indemnisation, alors que certaines n’ont rien reçu du tout. D’autres, qui ne possédaient que des terres, se sont construit des maisons en vitesse pour bénéficier d’une compensation supplémentaire ! »

Interrogé sur les avantages du projet, l’homme fort de Tehri, le DM, comme on l’appelle, énumère les trois intérêts majeurs mis en avant par la THDC sur tous les fronts : « D’abord, la génération d’hydroélectricité, en l’occurrence un total de 2000 mégawatts en quelques années, ensuite l’irrigation de plus de 800 hectares de terres et enfin, 1,226 milliard de litres d’eau seront fournis aux Etats de Delhi, Uttar Pradesh et Uttaranchal. » Un optimisme que ne partage pas Rajiv Bahaguna, fils du célèbre environnementaliste Sunderlal (lire ci-dessous) et journaliste casse-bonbon de la place : « Le projet n’est pas viable économiquement, martèle-t-il. A l’origine, il était estimé à moins de 30 millions d’euros ; aujourd’hui, l’addition s’élève à 1,3 milliard d’euros. Et sans le coup de pouce de l’Union soviétique de 416 millions de dollars US en 1986, le projet aurait été stoppé en cours de route. »

En effet, une analyse coûts/bénéfices commandée en 1994 par le Indian National Trust for Art and Cultural Heritage (INTACH) concluait que, à l’époque, le coût total du projet serait deux fois plus importants que les bénéfices. Par ailleurs, INTACH calculait que le coût de l’électricité par unité produite à Tehri serait presque le double du prix moyen de celle des Etats voisins et que la durée de vie du barrage - estimée à un siècle par la THDC - ne dépasserait pas soixante ans. Une autre étude menée par un scientifique indépendant, K. S. Waldia, à cause du volume immense des sédiments qui s’amasseront dans le réservoir, évaluait la viabilité du barrage entre vingt-cinq et trente ans...

Tout le monde n’est cependant pas perdant. Certains sont même devenus multimillionnaires. « A l’échelle nationale et étatique, raconte Rajiv, tous les gouvernements qui ont siégé depuis les années 1960 en ont profité, ainsi que les ingénieurs et les entrepreneurs, des plus petits aux plus gros. Les journalistes aussi se sont fait graisser la patte pour encenser le projet. » Effectivement, le Central Bureau of Investigation enquête actuellement sur plusieurs cas de corruption et de détournements de fonds publics impliquant des hauts responsables de la THDC et pour ces seuls délits, au moins six cas sont pendants à la Cour suprême.

Pour ajouter à sa crédibilité, d’autres poursuites judiciaires ont été entreprises contre la THDC par une armée de scientifiques et d’écologistes, dont les plus éminents du pays. Selon eux, le projet pèche par son absence de considérations des impacts potentiels sur l’écosystème et des dangers qu’il représente. Car le barrage de Tehri a ceci de particulier qu’il est construit dans une zone sismique, à 45 kilomètres de l’épicentre du tremblement de terre de 1991. Ces deux derniers siècles, une douzaine de séismes ont secoué la région.

Malgré les recommandations soumises en 1997 par le comité Hunumanatha Rao, plaidant contre le barrage, les autorités ont suivi leur feuille de route initiale. Selon ses promoteurs, le barrage a été conçu pour supporter des tremblements de terre allant jusqu’à 7,2 sur l’échelle de Richter. Or, pour les années à venir, les experts en prédisent d’une force de 8,5 et davantage. Celui du 8 octobre, dans le Cachemire pakistanais, non loin de Tehri et ressenti jusqu’à Delhi, qui a officiellement réclamé entre 55 000 et 73 000 vies, était de 7,6.

« Non seulement la région où est construit le barrage est a priori une zone sismique, explique Sureshwar Sinha, hydrographe de la marine retraité, qui poursuit en justice la THDC avec l’appui de scientifiques notoires, tels M. G. K. Menon, mais a fortiori, une fois l’eau bloquée dans le réservoir à cause de réactions thermochimiques en chaîne, les risques de tremblements de terre seront accrus. » Dans l’hypothèse où le barrage lâcherait, les spécialistes estiment que les villes de Rishikesh, Hardwar, Meerut et Bulandsahr, comptant une population globale d’un demi-million d’habitants, pourraient être submergées en quelques heures et que les flots pourraient même atteindre Delhi. Rendez-vous dans les Himalaya au moment du premier désastre lié au barrage de Tehri : frissons et scénario catastrophe garantis.


« Ce barrage a été construit avec nos larmes »


Il est parmi les top 5 activistes indiens et en 1997, il recevait le Prix Nobel alternatif pour les droits humains. Emprisonné pour la première fois à 17 ans pour ses activités militantes, Sunderlal Bahaguna est une figure quasi mythique en Inde. Dès les balbutiements du projet hydroélectrique controversé dans les années soixante, l’homme d’inspiration gandhienne était sur la ligne de front pour en dénoncer les multiples failles. En 1992, lors d’une grève de la faim de quarante-deux jours, un bus rempli de ses supporteurs était « accidentellement » renversé par ses détracteurs, tuant seize personnes, en blessant plusieurs, dont certaines sont devenues invalides à vie. Mais rien ne l’arrête : droit comme un « i », l’esprit vif comme un pinson, le septuagénaire poursuit sa croisade. Entrevue.


Que pensez-vous du projet hydro-électrique Tehri ?

- C’est une folie pure, signe de notre époque folle ! Son seul intérêt est financier, pour les politiques et les entrepreneurs. Il s’agit d’une solution temporaire pour un problème permanent qui a été construite avec nos larmes.

Quelle est votre plus grande crainte ?

- La THDC prévoit de remplir le réservoir du barrage jusqu’à 5 mètres du bord du haut du barrage, soit à 830 mètres du niveau de la mer. Je doute qu’ils réussissent à cause de la rétention des glaciers. Mais s’ils y parviennent, je craindrai le pire. Les montagnes abruptes en amont du bassin sont fragiles et sujettes aux glissements de terrain. Si quelque chose tombe dans l’eau et que le réservoir déborde, les conséquences seront catastrophiques. D’autant que les plaines en aval du barrage sont fortement peuplées.

Andrée-Marie Dussault


- Source : Le Courrier de Genève www.lecourrier.ch

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Lire aussi : Méga-chantiers et contrôle de l’eau ... Jouer à Dieu avec les fleuves indiens, par Andrée-Marie Dussault.


« Kyoto mon amour », par Daniel Tanuro.

OMC et Agriculture : ruine et exode rural pour des millions de paysans du Sud, par Meena Raman.



- Photo : © Andrée-Marie Dussault
L’eau engloutit progressivement les villages. Au fond, le barrage de Theri.


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