L’Amérique Latine est devenue un référent théorique et pratique de lutte contre le capitalisme. Une lutte qui fondamentalement se réalise à partir de cadres théoriques et pratiques très différents. D’un côté, le Socialisme du XXI siècle, à partir de la reformulation des thèses classiques liées à la prise du pouvoir étatique, cette proposition s’est développée dans différents pays. De l’autre, ces luttes qui mettent l’accent sur la nécessité de construire une autre forme de pouvoir "antinational" [1], "depuis le bas" , et parmi celles-ci celles que met en avant la proposition indigène comme possibilité de changement structurel qui va bien au-delà du contexte purement ethnique.
Dans le texte présent nous essaierons de développer une analyse critique du processus bolivien comme exemple de la tension grandissante entre les gouvernements du Socialisme du XXI siècle - dans le discours duquel la proposition andine a été assimilée - et les mouvements indigènes sur son aspect constructions de pouvoirs antinationaux [2].
Bref cadre théorique
Bien que dans la tradition européenne le concept "d’État" apparaisse de la main de Machiavel, les bases théoriques de la démocratie représentative propre à l’état libéral ne l’ont pas appliqué jusqu’au XVIIe et XVIIIe siècle à travers les "théories contractualistes" .
D’un point de vue politique et anthropologique, le contracualisme part d’une conception de l’être humain en tant qu’individu abstrait, depuis son "état naturel" (Rousseau), qui "pactise" avec ses semblables pour faire partie de la société, partant de cet état pour se construire en un être culturel. Un "contrat social" qui deviendra la base de l’État et du système démocratique représentatif qui va s’y associer à partir de la Modernité, et auquel la volonté individuelle est soumise "à la direction suprême de la volonté de tous" , déclarant ainsi l’État comme unique espace "rationnel" de vie en commun possible.
De son côté, John Locke ouvrira de la même manière les bases du libéralisme politique et économique après avoir défendu qu’un tel pacte a pour principale finalité la préservation de la propriété privée individuelle, considérée comme élément basique du droit naturel.
Dans tout les cas, comme Zibechi le signale, la forme d’organisation politico-sociale basée sur l’État suppose la création d’un corps gouvernemental aliéné à la société civile c’est-à -dire un espace de gouvernement qui existe et fonctionne en marge de la citoyenneté. Tout le contraire des pouvoirs antinationaux ceux-ci constituant une forme de "pouvoir" dispersée et multidirectionnelle, qui ne restent pas en marge du reste de société. Face à la verticalité de l’État, les pouvoirs antinationaux représentent de cette façon une manière de "se gouverner" basée sur l’horizontalité, si bien exprimés par le néozapatisme à travers de son fameux adage "commander en obéissant" .
Historiquement, grâce à la nature "globalisante" de l’État citée un peu plus haut par les mots de Rousseau, ce dernier a confronté sa relation avec les pouvoirs antinationaux au travers de la recherche de l’imposition de la logique étatique. Celle-ci a deux voies. D’un côté, la répression contre les mouvements sociaux, principalement utilisée par les gouvernements explicitement alignés avec le néolibéralisme. De l’autre, la recherche de l’expansion de l’État à travers la démobilisation, la cooptation, la centralisation et la recherche de la représentativité dans ces espaces qui usuellement ne trouvent pas dans la démocratie formelle (et l’État) leur forme d’organisation politico-sociale.
La proposition indigène : La communauté et le Vivre Bien
Comme exemple de pouvoirs antinationaux dans le monde indigène nous pouvons trouver la pratique de la "communauté" dans la nation Aymara.
La communauté Aymara, explique Zibechi, n’est pas une réalité objective, mais "une manière de tisser des liens entre les personnes" , ce qui de plus permet, d’universaliser la proposition au-delà du stéréotype qui assimile communautaire et rural, comme le montre la ville aymara d’El Alto.
Une proposition qui, cela dit, doit cohabiter au sein du mouvement indigène avec la demande de plurinationalité, bien que cela suppose une reformulation positive du concept d’État-Nation hérité des processus d’indépendance et pour partie de l’idéologie coloniale, qui est toujours immergée dans la logique de l’État.
Pourtant le coeur de la proposition indigène, et plus concrètement andine, nous le trouvons dans ce qui a été traduit en castillan par "Buen Vivir" [3].
Le Vivre Bien rompt d’une manière radicale avec les fondements anthropologiques propres à la Modernité. En premier lieu, ce concept entend l’être humain comme un être primordialement collectif et non individuel, comme le fait nous l’avons précédemment le contractualisme. Ce qui amène à la deuxième caractéristique intimement liée à la première : la fin de l’opposition nature/culture.
Si dans la Modernité, comme nous l’avons vu, l’être humain est défini comme tel au moment où il abandonne son "état naturel" , dans la conception du monde andin la collectivité se réfère non seulement au reste des êtres humains, mais aussi à la Pachamama (la Terre-Mère), de telle façon que l’opposition nature/culture dans la définition de l’être humain perd son sens.
Comme l’affirme Mónica Chuji "tout ce qui précède ou reste hors du contrat social se voit relégué à cette enceinte significativement appelée "état naturel’" , cela implique de "dénaturaliser l’homme et d’objectualiser la nature" , en transformant celle-ci ou bien en un objet de connaissance (une science) ou en un "objet duquel peuvent être extraites toutes les conditions nécessaires pour la production matérielle, qui dans la modernité acquiert la modalité du capitalisme" [4].
A partir de cette rupture radicale avec la Modernité, le Vivre Bien suppose une triple alternative politico-sociale, économique et écologique au capitalisme.
La compétitivité produit de la conception de l’être humain en tant qu’individu reste substituée par une collectivité dont la base existentielle est la réciprocité et la redistribution (par exemple à travers le travail communautaire et la propriété collective). De plus la conception de la Nature non comme un objet externe mais comme une partie de notre propre identité implique une relation économique éloignée de l’extractivisme capitaliste. De la même manière, la forme de gouvernement basée sur des pouvoirs antinationaux, sur l’horizontalité et sur la réalisation d’assemblées (basées sur le consensus et non sur le vote) représente de la même manière le corolaire politique de cette conception anthropologique.
Le cas de la Bolivie : un indigénisme du XXIe siècle
L’indigénisme, loin de défendre l’indigène, se réfère à toute une construction anthropologique qui cherche l’acculturation avec l’intention d’assimiler l’indigène à la logique moderne du progrès et au développement de la nation.
Parmi différentes stratégies indigénistes qui ont été développée au cours de l’histoire, celle qui nous intéresse ici est celle qui consiste à l’assimilation de l’indigène comme partie de l’identité nationale. Une assimilation, toutefois, basée sur la folklorisation des symboles et des traditions, convertissant l’indigène en "pièce de musée" - vide de contenu pratique - faisant partie du passé "glorieux" de la nation et source de bénéfices économiques par le tourisme.
Actuellement, les pays "socialistes" ont encore avancé dans le long processus de raffinement de ces pratiques, en donnant lieu à ce que nous pourrions dénommer "l’indigénisme du XXIe siècle" .
L’indigénisme du XXIe siècle part de cette logique expansionniste de l’État cooptant et assumant la proposition indigène comme faisant partie du discours gouvernemental. Ainsi, en Bolivie, et aussi en Équateur, l’approbation des nouvelles constitutions incluant la plurinationalité et le Vivre Bien comme axe centrale, elles-mêmes accompagnées par une continuité des politiques centrées sur l’État comme quasi unique colonne vertébrale de la vie politico-sociale, ainsi que d’un modèle économique extractiviste dont les conséquences environnementales sont bien connues. En résumé, l’État (et la Nation) ont tenté de folkloriser les pratiques symboliques indigènes à le faire avec la propre proposition sociale, politique, économique et écologique du mouvement indigène.
La "Modernité" politique du gouvernement bolivien
En 2005, Garcàa Linera a déclaré :" L’État est la seule chose rationnelle en Bolivie. Toute lutte passe par l’État" [5]. Une affirmation pareille lie le vice-président bolivien avec les sources les plus obscures de la pensée occidentale. Ainsi, Hegel - qui comprenait l’État Absolu comme pleine cristallisation de l’Esprit dans son déploiement rationnel dans l’Histoire - défendait que toute pensée non-occidentale [6] était "irrationnelle" et c’est pourquoi elle se trouvait en marge de l’Histoire. Tout ce qui ne faisait pas partie de cette tradition, était tout simplement irrationnel. La thèse selon laquelle la proposition sociologique de Comte [7] a été construite selon laquelle toute société non scientifique est dans une phase de développement inférieur qui doit nécessairement "progresser" vers la pleine rationalité occidentale. La thèse qui, en symbiose avec la sociobiologie, a mené des personnages comme Gabriel René Moreno à affirmer que "l’indien et le métis inca ne servent radicalement à rien dans l’évolution progressive des sociétés modernes. Tendront tôt ou tard, dans la lutte pour l’existence, à disparaître sous la plante souveraine des blancs purs ou purifiés" .
Avec ces suppositions théoriques, les pratiques politiques du gouvernement bolivien actuel affirme peu à peu ses pratiques indigénistes face à une proposition indigène qu’il considère "irrationnelle", assez pour rester étrangère tant à la logique du "progrès et du développement" qu’à l’État.
Politique économique
Il est bien connu qu’après l’échec du Sommet Climatique de Copenhague, Evo Morales a proposé la Conférence Mondiale des Peuples sur le Changement climatique et les Droits de la Terre-Mère, qui s’est déroulée à Cochabamba les 19 et 22 avril derniers.
A ces 17 tables de travail s’est ajoutée une de plus, la Table 18 qui, poussée par le Conseil National d’Ayllus et de Markas del Qullasusyu (CONAMAQ) - allié traditionnel de Morales - a été durement critiquée par Garcàa Linera, n’étant pas accepté comme faisant partie de la Conférence officielle. Rafael Quispe, Mallku de la Commission des Industries Extractives de la CONAMAQ, faisait des déclarations plus que clarifiantes : "Quand COP 15 a échoué nous avons définis avec le frère Evo Morales le fait de convoquer une conférence des peuples, non des états" .
Ces déclarations ne vont pas seulement dans la direction déjà exposée [8] sinon que la création même d’une table parallèle au sommet officiel signale aussi, à celles et ceux qui constituent la base de la confrontation de plus en plus évidente entre le mouvement indigène bolivien et le premier président indigène d’Amérique du Sud, la continuité du modèle économique extractiviste, base du modèle capitaliste.
Ainsi, 2005 également, Garcàa Linera déclarait : "L’avenir de la Bolivie est la modernité, non l’économie familiale" . Et il ajouta : "Le prémoderne ne peut pas triompher. Le traditionnel et le local sont des fruits de la domination. L’éloge du local et du traditionnel est l’éloge de la domination" .
La caractérisation de l’économie familière (propre des Ayllus) comme "prémoderne" nous renvoie à la pensée ethnocentriste de Comte alors qu’il situe les pratiques économiques indigènes comme "antérieures" [9] à celles de la rationalité moderne c’est-à -dire occidentale. L’État, constitué [10] en garant de la propriété privée et de l’échange libre d’articles [11] devient ainsi la base unique du modèle économique rationnel.
Et c’est dans cette voie qu’est en train de travailler le gouvernement d’Evo Morales.
En mars dernier, le président bolivien présentait son Plan Stratégique 2010-2015. Avec un budget de 32 milliards de dollars, le plan a pour finalité d’accentuer l’exploitation des ressources naturelles et la construction des infrastructures de transport. Pendant sa présentation, Morales déclarait que le travail le plus important de son deuxième mandat serait "l’industrialisation des ressources naturelles que la Terre-Mère nous offre" . Plusieurs membres du gouvernement bolivien ont déjà déclaré que la consultation préalable des peuples indigènes est une "perte de temps".
Une grande partie de cet argent ira à l’Initiative pour l’Intégration de l’Infrastructure Régionale d’Amérique du Sud (IIRSA), un mégaprojet pharaonique de près de 75 milliards de dollars qui, au travers de 12 "Axes de Développement" , cherche à dépasser les "barrières" que la nature oppose au transport et à la commercialisation des ressources naturelles. Douze pays de la région - incluant tous les pays de la sphère du socialisme du XXIIe siècle - sont pleinement immergés dans cette initiative que la Coordinatrice Andine des Organisations Indigènes (CAOI) qualifie déjà "d’écocide et d’ethnocide" .
Conclusion
La centralité de l’État et tout le conglomérat théorique (et pratique) surgi de la Modernité européenne que porte le socialisme du XXIe siècle a transformé son profil révolutionnaire en pratique politique réformiste qui n’est pas du tout orienté vers un changement vraiment structurel que suppose le dépassement du capitalisme. Sur le terrain économique, la continuité du modèle extractiviste peut aspirer, comme beaucoup, à dépasser le néolibéralisme, mais avec la possibilité de tomber dans une nouvelle phase du capitalisme.
En second lieu, et en ce qui concerne la relation de l’État avec la proposition de pouvoir antinational venue des peuples indigènes, cette même action de l’État mène vers une nouvelle forme d’indigénisme qui, au travers de l’assimilation du discours antinational part le pouvoir, essaie de neutraliser celui-ci en laissant la voie libre à ce qui est le projet de l’État-Nation latino-américaine depuis les processus d’indépendance. Processus qui, comme nous l’avons vu, interprètent la conception du monde Moderne comme unique garant du "progrès" et du "développement" des peuples.
Post scriptum
Dans les derniers jours de juin, la confrontation entre le gouvernement et le mouvement indigène bolivien a connue une recrudescence. Ainsi, tandis que Morales, célébrait multitudinariamente(?) le nouvel an Aymara [12] les indigènes de l’Oriente commençaient une marche vers La Paz pour demander que lurs droits territoriaux et d’autonomie soient respectés. Tandis que Morales accusait les indigènes de recevoir des fonds de l’USAID, le fait que 22 projets du Plan National de Développement soient financés par la même organisation américaine devenait public. Un désaccord également mis en scène aussi en Équateur quand la Confédération de Nationalités Indigènes de l’Équateur (CONAIE) a organisé son propre sommet parallèle à celui qui réunissait [13] les pays de l’ALBA à Otavalo aux côtés de 300 autorités indigènes et afro invitées pour l’occasion, et durant lequel tant Correa que Morales se ont durement critiqués les indigènes non conformes de leur pays respectif.
Source : Kaosenlared "Socialismo e indigenismo en Bolivia : Aculturación, Estado y Modernidad frente a la propuesta del Buen Vivir"
Traduction : Primitivi