Tout d’abord, une précision qui semble bien nécessaire à propos d’un sujet perçu avec tant de manichéisme. Ossama Ben Laden porte bien la responsabilité première du crime contre l’Humanité commis par ses comparses le 11 septembre 2011 aux États-Unis. De même que ceux qui lui ont été attribués par la suite à Londres et à Madrid. Par ailleurs, et bien que se réclamant d’une interprétation ultra-rigoriste de l’islam, l’homme et ses partisans ont causé la mort de plus de musulmans que de « croisés et de juifs » comme il se plaisait à décrire Occidentaux et Israéliens, dans sa vision du monde que l’on pourrait qualifier de « racialo-religieuse ».
Ceci étant précisé, peut-on clamer, comme l’a fait Barack Obama, que « justice est faite » ?
Il me semble qu’une réponse instructive à cette question consiste à en poser une autre. Comment auraient réagi des millions de personnes si un commando - au choix irakien, afghan ou pakistanais - avait, hier, assassiné G.W.Bush à la Maison blanche ou Tony Blair au 10, Downing Street ? Ou si demain, Barack Obama - grand ordonnateur d’attaques de drones qui font des centaines de victimes civiles dans les Zones tribales pakistanaises - était abattu dans cette même Maison blanche ?
Car ces trois hommes ont, eux aussi, du sang sur les mains. Et très vraisemblablement plus encore que celui qu’a fait verser Ben Laden. Verrions-nous avec la même compréhension des foules irakiennes, pakistanaises ou afghanes, leurs victimes, danser dans les rues pour célébrer leur disparition ? Aurions-nous la même mansuétude pour ce qui est bel et bien un assassinat et un acte de vengeance politiques perpétrés dans une guerre opposant un terrorisme d’État à un terrorisme de groupe ? Comme le disent des amis flamands : « la guerre est du terrorisme avec un gros budget »… Assassinat parce que depuis belle lurette, divers responsables étasuniens ont déclaré qu’il n’était pas question de capture ou d’un procès de Ben Laden. Rien ne permet à l’heure actuelle de gloser sur les conditions de l’opération du 1er mai à Bottabad. Ni de jurer que cet homme de 57 ans et que l’on dit fort malade depuis des années, a vraiment « résisté » à l’assaut de dizaines d’hommes, surarmés mais apparemment incapables de l’immobiliser ; ou s’il s’est agi d’une exécution pure et simple, suivie de la disparition d’un cadavre qui aurait peut-être pu « parler ». Tout comme un Ben Laden vivant et passant en justice aurait pu s’avérer fort embarrassant : n’était-il pas un produit de la CIA ?
Or, constatons que ce type d’acte - qui jure avec tous les principes et valeurs de respect de la personne humaine que nous nous honorons de chérir et que nos dirigeants se targuent de faire appliquer de par le monde - « passe » sans trop de problèmes dans les consciences : il y a là , je le crains, une dangereuse évolution.
Certes, nous ne déplorerons pas la mort de Ben Laden. Comme ne le pleurera pas une grande majorité d’Arabes et de musulmans qui n’oublie pas les « victimes collatérales » des attentats d’Al-Qaïda. Et qui n’a jamais apprécié ni sa vision ni ses méthodes que d’aucuns pourtant ont voulu nous présenter comme une émanation de l’islam. Car, il faut le rappeler encore et encore : ce n’est pas l’islam qui « fabrique » les Ben Laden, mais un ordre du monde inique et humiliant pour la majorité des déshérités. Un ordre que des millions d’êtres humains ont voulu, depuis le XIXe siècle - et voudront peut-être demain - combattre et jeter bas en misant sur la fraternité entre les êtres humains. Ce n’était certes pas là la vision de Ben Laden, mais sa rage meurtrière découlait probablement de constats similaires, même s’il en voyait la « solution » dans sa religion.
Or, ce monde inique et humiliant est toujours bien en place.
Et ce sont ceux-là qui en bénéficient le plus et se dédient à le maintenir et à le conforter qui nous disent que « justice est faite » !
Paul DELMOTTE
Professeur de Politique internationale
IHECS- Bruxelles