Sirat bénéficie d’une sortie digne d’un blockbuster : 27 salles à Paris plus 45 en Banlieue ! Pourquoi un tel engouement ? se demandent les Inrockuptibles. Le film a été un grand succès en Espagne, et il démarre en force en France. Tenons-nous là la pépite de la rentrée, « l’événement inattendu du cinéma d’auteur » ? (les Inrocks).
Le film commence par une rave party, dont la musique éprouvante nous accompagnera presque constamment (et c’est avec surprise qu’on découvre que le film a reçu un prix pour sa bande son). Les cinq organisateurs de la teuf vont guider le héros, Luis, à la recherche de sa fille disparue au Maroc, le long d’un itinéraire de plus en plus accidenté. Dans sa Note d’intention, l’auteur, Oliver Laxe (prononcer « Laché », c’est du galicien)), écrit de beaux commentaires sur ce scénario : dans « des situations d’authenticité radicale, où la vie te saisit et te demande qui tu es vraiment ; où tu as le sentiment d’être jeté dans un vide sans filet [...] je suis convaincu que l’être humain peut faire surgir le meilleur de lui-même, une force intérieure liée à sa survie, mais aussi à son essence la plus profonde ».
Les cinq teufeurs, cinq punks à chien, plus Luis, son fils, et deux chiens, sont donc censés représenter « l’humanité tout entière » (les Inrocks) ; passionnés de musique techno, ils sillonnent le désert marocain pour y organiser des raves ; leur universalité est lourdement soulignée par leurs origines diverses (française, espagnole, anglo-saxonne) et par la présence de deux estropiés (un unijambiste et un manchot), plus Luis, moralement estropié par la perte de sa fille. Mais l’universel se rapproche facilement du concept vide.
En effet, il est bien difficile de s’identifier à cette petite bande alors qu’on ne sait rien d’autre d’eux, et que tout, dans l’histoire, est invraisemblable : comment espèrent-ils attirer des teufeurs dans une région désertique où ils parviennent après une véritable odyssée, franchissant des rivières sans gué, et des montagnes aux pistes instables ? Et comment Luis peut-il se lancer dans cette équipée avec son fils d’une dizaine d’années ? Tout cela est arbitraire, et les personnages ne sont que des clichés de bobo, sans aucune profondeur humaine ; les cinq teufeurs se présentent comme des durs à cuire, des routards impavides, « usés par la vie » (les Inrocks), mais qu’est-ce qui les a usés, et quel sens ont leurs épreuves ? « Tout cela n’a pas de sens », dit un des personnages, et on ne peut qu’être d’accord.
Leurs deux gros camions avancent, longuement, à grand renfort de bidons d’essence (ce qui ne les empêche pas de se sentir écolos : « Je recycle tout », dit fièrement une des filles), suivis de la voiture de Luis, on ne sait trop vers où (on pense au Seigneur des anneaux : « Ils marchèrent, ils marchèrent, puis ils s’arrêtèrent et mangèrent »). Jusqu’à ce que, aux deux-tiers du film, commencent les ennuis, ou plutôt le drame : comme dans les Dix petits nègres, on verra un bon nombre des éléments du groupe disparaître, deux par deux (sinon cela prendrait trop de temps). Le deuxième moment du drame est du reste bienvenu, car il rompt avec la monotonie du voyage de façon fulgurante. Le Bleu du miroir déclare d’abord que le film est « étranger à toute violence gratuite », pour ensuite estimer qu’il « va jusqu’à flirter avec un sadisme déroutant et éprouvant dans les dernières séquences ». Critikat, lui, voit dans le film la force de la tragédie, et affirme que « chaque disparition est vécue comme un scandale absolu parce qu’elle interrompt une danse » : quel enjeu tragique, ne jamais être sûr de terminer une danse ! En fait, si les morts surprennent, elles n’émeuvent guère, car on n’a guère eu l’occasion de s’attacher aux personnages.
Les survivants du groupe seront recueillis par un train de marchandises bondé de migrants : qui sont-ils ? où les emmène-t-on ? On n’en saura rien ; ils sont l’image du « migrant universel ». L’auteur est surtout intéressé par la voie du chemin de fer, couverte de sable, et dont on ne voit que deux minces lignes d’acier, avançant vers le Destin, et rappelant le titre, Sirat voulant dire « chemin ».
De même, toute l’équipée des teufeurs se déroule sur fond de menace de guerre : laquelle ? D’après Le Bleu du miroir, cette « évocation d’une guerre [...] nébuleuse » est « le seul point faible »du film. En fait, elle est faible comme le reste, parce qu’elle est laissée dans le flou, il s’agit là aussi d’une « guerre universelle ». Pourtant, le film se passe dans une région marquée par des conflits bien réels et concrets. Le groupe traverse le Sud marocain vers la Mauritanie ; mais on ne mentionne jamais la région qui sépare le Maroc de la Mauritanie, le Sahara Occidental, ancienne colonie espagnole qui revendique le droit à l’existence – et pour cause : le film bénéficie du soutien du Maroc, et il vaut mieux éviter les sujets qui fâchent. C’est aussi une région qui fait parler d’elle, parce que le Maroc (à l’instigation de l’EU, qui veut importer des migrants, mais pas se faire submerger) arrête des migrants pour les déporter vers le Sud et les abandonner près de la frontière, dans le désert.
Au milieu de ces migrants universels, on découvre, un par un, par une suite de gros plans dramatiques, les survivants du groupe. C’est là qu’on pourrait chercher la morale du film : est-ce une façon de relativiser les malheurs de ces Européens irresponsables, en les confrontant à des gens qui risquent leur vie pour échapper à de vrais problèmes ? Mais, si c’est le cas, pourquoi attendre pour cela plus de 45 minutes, où on nous invitait à nous identifier aux teufeurs ? Il faut plutôt voir dans cette promiscuité une façon de mettre au même niveau teufeurs inconscients et migrants, et d’appeler encore plus à l’empathie envers les premiers, victimes (mais de quoi ?) au même titre que les seconds.
L’auteur veut donner un sens métaphysique à son film en évoquant la condition humaine et Critikat enfourche avec enthousiasme ce dada : Sirat est « une sorte de memento mori : s’abandonner n’ouvre pas seulement sur une promesse de libération, mais aussi sur l’apprentissage de la finitude ». Sur Sens critique, un spectateur (Plume 231) se montre plus terre à terre : « Les fins qui laissent sur leur faim, à force d’être utilisées et réutilisées jusqu’à en devenir un poncif, ont de plus en plus tendance à sérieusement me gonfler ».
Restent les magnifiques paysages montagneux du Sud marocain. Le film évite l’ennui, lit-on ailleurs sur Sens critique, car « le Sud marocain est éblouissant et Oliver Laxe sait parfaitement le filmer ». Mais il se trouve que ces paysages ont été filmés en Espagne, dans le Sud aragonais, près de Teruel ! La spectaculaire barre rocheuse striée sur laquelle s’ouvre le film, c’est la rambla de Barrachina. On connaissait déjà les westerns spaghetti filmés dans la région d’Almeria, ou les steppes et montagnes enneigées du Docteur Jivago, filmées dans la région de Soria, au Nord de la Castille, voilà maintenant que l’Aragon découvre les qualités photogéniques de ses paysages, et les journaux locaux sont tout fiers de concourir ainsi pour l’Oscar du meilleur film étranger, Sirat ayant été choisi pour représenter l’Espagne. Il est probable que la scène du train est la seule tournée au Maroc, mais pas dans le Sud : le générique indique qu’il s’agit du train de Bouarfa, dans l’Est marocain, près de la frontière algérienne, qui sert à transporter vars le Nord les minerais de la région.
Ces derniers mois, ce sont trois films espagnols marquants (dont le plus original n’est pas Sirat) qui sont sortis. La Mesita del comedor (Accident domestique) de Caye Casas, cinéaste installé près de Barcelone, se rapproche de Sirat en tant que film d’horreur, mais il suscite, lui, une véritable horreur (sans effets spéciaux), au point qu’on hésite à en parler : mais l’auteur, comme Laxe, justifie son sadisme en évoquant la fragilité de la condition humaine, telle qu’on peut, à tout moment, basculer dans la tragédie. Tardes de soledad, du Catalan Albert Serra (encore sur les écrans) traite de la tauromachie à partir d’un point de vue original : on suit de près un toréador, dans l’arène comme dans des moments de repos, avec sa cuadrilla (son équipe d’aides toréadors) ; mais, sans qu‘aucune critique soit formulée, l’auteur et sa caméra restant impassibles, ce n’est pas pour le toréador, vaniteux et maniéré, qu’on ressent de l’empathie, mais pour la noblesse des taureaux, dont la souffrance est, elle aussi, filmée au plus près. Des trois, c’est le seul film qu’on peut qualifier d’humaniste.
Qu’on aime ou pas ces films, le cinéma catalan ou espagnol se révèle créatif et stimulant.
Rosa Llorens