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Hélène Berr. Journal. Paris, Tallandier, 2008.

Sur la couverture, un très beau visage. Des yeux intenses et doux qui vont voir l’horreur de Bergen-Belsen avant de se fermer. Une expression de profonde paix intérieure, de volonté, mais aussi de résignation.

Le manuscrit de ce Journal a été retrouvé par la nièce d’Hélène Berr. A l’initiative de Jean Morawiecki, le fiancé d’Hélène, ce document a été remis au mémorial de la Shoah à Paris.
Patrick Modiano, qui a écrit une superbe préface à ce texte, s’est dit « frappé par le sens quasi météorologique des atmosphères, cette dissonance entre les après-midi de soleil où elle marche dans un Paris radieux et les événements atroces, effrayants, qu’elle vit. » Modiano s’est dit également surpris « par ses silences, le fait qu’il n’y ait presque pas d’échanges sur la situation avec ses parents. » Ce silence, Joseph Losey l’avait puissamment rendu au début de Monsieur Klein : un couple de Juifs subissent séparément une inspection anthropométrique dans un service de la police française et sont incapables d’échanger un seul mot une fois l’examen humiliant terminé.

Le livre s’ouvre sur une visite d’Hélène Berr chez Paul Valéry, ou plutôt chez la concierge du maître. Valéry a accepté de dédicacer son dernier ouvrage à la jeune étudiante qui a le droit d’aller le récupérer dans la loge. Sans le savoir, ou en le sachant, le poète nous livre la subtile et rayonnante Hélène : « Exemplaire de Mademoiselle Hélène Berr. Au réveil, si douce est la lumière et si beau ce bleu vivant ».

Avec les Berr, nous sommes en présence d’une bourgeoisie très établie (le père est le directeur-adjoint de Kuhlman), des Juifs sans judaïsme, totalement laïcs, sachant à peine où se trouve Israël. Quant à Hélène, c’est un être solaire de vingt-et-un ans à qui il reste deux ans à vivre , « inondée » de joie, sous le soleil bleu lavé et les nuages ouatés, légère à l’idée du lien matériel qui l’unit désormais au créateur de Monsieur Teste.

Comme l’a fort bien exprimé Modiano, la vie d’Hélène va désormais osciller entre l’ombre et la lumière, entre le port de l’étoile jaune et le déchiffrage d’une sonate de Beethoven, entre un formidable désir d’embrasser le monde qui, parfois, frôle le déni de la réalité, et la certitude que tout cela finira, comme son Journal, dans « Horror, horror, horror ».

Il y a, pour le moment, les vexations et l’exploitation en face desquelles on se fait tout petit, on biaise : le père d’Hélène reçoit un avis de spoliation ; la mère le lui cache. Il faut faire comme si cela n’existait pas pour pouvoir jouir du « parfum subtil des buis en fleurs, du bourdonnement des abeilles, de l’apparition soudaine d’un papillon au vol hésitant et un peu ivre. » Ces touches fulgurantes me font penser à la nouvelle de Virginia Woolf " The Death of the Moth " : « The same energy which inspired the rooks, the ploughmen, the horses, and even, it seemed, the lean bare-backed downs, sent the moth fluttering from side to side of his square o fthe window-pane. […] One was indeed, conscious of a queer feeling of pity for him. » Comment mieux passer, en un clin d’oeil, de la nature dans sa folle énergie à la commisération face au destin d’une petite phalène innocente…

Privée d’agrégation pour cause de lois raciales, Hélène Berr sera une étudiante exceptionnelle et fréquentera des noms, pour nous anglicistes, très familiers : son professeur Louis Cazamian, le maître des études anglaises du XXe siècle, Robert Escarpit, qu’elle aura connu étudiant, Sylvère Monod, « très gentil », et sa future femme Anne Digeon, « charmante ». Monod fut l’un des grands noms des études anglaises de la deuxième moitié du XXe siècle. Très affecté par la perte de sa femme, puis par la mort de sa fille, il s’est éteint en août 2006. Par lui, j’ai l’impression, fausse bien sûr, qu’Hélène Berr est à portée de ma main, à deux maillons de la chaîne des lecteurs de Shelley.

Pour l’instant, Hélène lit le très délicat poète Hugo von Hofmannstahl (elle prend des cours d’allemand) et fait du violon chez les Lyon-Caen. Elle apprend que le frère de son ami Roger Nordmann vient d’être fusillé, mais à la bibliothèque d’anglais, elle cherche une traduction de Coriolan avant de se plonger, « avec un étudiant à qui [elle n’a] jamais parlé » dans Beowulf, ce long poème épique du haut Moyen-à‚ge, le texte fondateur de la littérature anglaise. Je me demande si cet étudiant ne pourrait pas être mon maître et ami André Crépin, l’un des deux ou trois meilleurs spécialistes au monde de Beowulf.

Et puis arrive le moment fatidique du port de l’étoile jaune, ce petit bout de toile qui signe la barbarie à l’état pur. Sa mère annonce à Hélène la nouvelle du décret. Celle-ci s’installe d’abord dans le déni : « je discuterai cela après. » Ce matin-là , en effet, les oiseaux pépient, « un matin comme celui de Paul Valéry ». Mais, bien vite, Hélène réalise qu’elle ne croyait pas que « ce serait si dur ». Elle s’arme de courage, garde la tête haute dans la rue, regarde les gens bien en face, si bien que certains détournent les yeux. Le plus difficile, c’est de rencontrer d’autres gens qui l’ont, dit-elle. Deux gosses l’ont montrée du doigt : « Hein ? t’as vu ? Juif. »
Le marquage au fer ne s’arrêtera plus. Le 7 juin 1942, à la demande des autorités allemandes, le Préfet de Paris oblige les Juifs de ne voyager dans le métro qu’en seconde classe et dans la dernière voiture de la rame. Pour éviter tout scandale, le préfet, toute honte bue, ne communique pas l’information au grand public.

Hélène joue le Quatrième Quatuor de Beethoven tout un après-midi. Elle est éreintée, mais jouit de « la beauté au coeur de la laideur ». Le père d’Hélène est emmené à Drancy où, sous le beau soleil, survivent plusieurs milliers de malheureux dans la pestilence et l’humiliation. Hélène essaie de faire comme si : « Je tâche de faire toutes les petites choses que Papa faisait pour qu’elles n’éveillent pas trop de souvenirs par leur absence : ouvrir les volets de Maman le matin, fermer le soir, ouvrir le gaz le matin. »

Après l’étoile jaune, Pitchipoï, ce lieu mythique dont les Juifs veulent se persuader qu’il sera le but de leur déportation alors qu’ils savent que tout se terminera dans l’enfer des camps d’extermination. Lorsque, ensemble, ils pensent à l’impensable, à l’innommable, les Beer mêlent le rire à l’angoisse, font des plaisanteries qui les empêchent de réaliser le grave du problème. Et puis il y a surtout cette question sans réponse : pourquoi sommes-nous persécutés ? Hélène tente d’opposer la raison, un raisonnement à la barbarie déchaînée : elle ne se sent pas juive, elle est à mille lieues de la tradition du ghetto, elle est nourrie de l’esprit de la Révolution Française qui a défendu les Juifs en tant qu’individus, mais pour qui la " race juive " n’existait pas.

Petit à petit, l’ombre cache la lumière. Il n’est plus possible à Hélène d’éprouver des instants de bonheur « unmixed » (dit-elle dans cet anglais qu’elle maîtrise parfaitement), c’est-à -dire purs, des instants de rêve. Une amie lui annonce la naissance de son bébé. Elle ne peut plus se représenter le fait que de la vie puisse encore apparaître sur terre.

Dans ce Journal qui est son âme et sa mémoire, qu’il faudra « sauvegarder » à tout prix, Hélène continue à égrener l’horreur. Les gendarmes, qui obéissent aux ordres, arrêtent un bébé de deux ans pour l’interner. On sort d’un hôpital un tuberculeux au dernier degré, une jeune femme à deux doigts d’accoucher, deux malades qui avaient encore des drains dans le ventre. Une vieille femme impotente est convoquée avec son infirmière à la Kommandantur. Elle est accueillie par ces mots : « Vous, l’infirmière, asseyez-vous - la juive restez debout ! ». Crétinisme d’une civilisation où la conscience a décroché des sentiments, de l’humain. Crétinisme de soldats allemands qui tiennent la porte dans le métro à une Juive qui porte l’étoile. Crétinisme de barbares incapables, désormais, d’établir un lieu entre une cause et ses effets.

Dans un très beau texte de 1931, " Une pendaison " , un épisode auquel il assista et dont il fut l’un des agents, George Orwell réfléchit soudain à l’exécution d’une sentence de mort, à ce qui se passe dans l’esprit et dans la physiologie d’un homme qui va mourir : « Lorsque je vis le prisonnier faire cet écart pour éviter la flaque, je vis le mystère, l’injustice indicible [the unspeakable wrongness] qu’il y a à faucher une vie en pleine sève. […] Lui et nous, nous formions un groupe d’hommes qui marchaient ensemble, voyaient entendaient, sentaient, comprenaient le même monde ; et d’ici deux minutes, d’un coup net, l’un de nous allait disparaître - un esprit de moins, un univers de moins. » Hélène Berr se situe au niveau d’Orwell quand elle explique que le barbare broie sa victime parce qu’ildécide de ne pas voir l’humain en elle : « Et des morts, qu’est-ce que c’est ? C’est mettre fin à des vies pleines de promesses, de sève à des vies intérieures aussi bourdonnantes et intenses que la mienne par exemple. Et cela froidement. C’est tuer une âme en même temps qu’un corps, alors que les assassins ne voient qu’un corps ».

On sait depuis, entre autres, Claude Lévi-Strauss, qu’il n’y a pas de races, ce que ressent Hélène Berr dans ses fibres : « je ne me sens pas différente des autres hommes, jamais je n’arriverai à me considérer comme faisant partie d’un groupe humain séparé […]. Je souffre de voir le mal s’abattre sur l’humanité ; mais comme je ne sens pas que je fais partie d’aucun groupe racial religieux, humain (car cela implique toujours de l’orgueil) je n’ai pour me soutenir que mes débats et mes réactions, ma conscience personnelle. »
Petit à petit, Hélène et les siens s’enfoncent mentalement dans la mort. Mourir pour être hors d’atteinte des Allemands, mourir pour ne plus pleurer les morts. Cette flamme magnifique, cette beauté « symbole de la force radieuse » selon sa nièce Mariette Job ne disparaîtront pas.

Horror, horror, horror

Tongue nor Heart

Cannot conceive nor name thee !

Horreur, horreur, horreur

Ni la langue ni le coeur

Ne peuvent te concevoir ni te nommer !

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