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Social-démocratie et collaboration de classes

« Dans tous ces écrits, je ne me qualifie jamais de social-démocrate, mais de communiste. Pour Marx, comme pour moi, il est absolument impossible d’employer une expression aussi élastique pour désigner notre conception propre » *
F. Engels

Didier Migaud et Michel Charasse ont été nommés par Sarkozy, l’un premier président de la Cour des comptes, l’autre au Conseil constitutionnel. L’un est député socialiste, l’autre est un ancien ministre et ami de Mitterrand. Mais Sarkozy a recruté également Michel Rocard pour effectuer plusieurs missions, entre autres, pour réfléchir au grand emprunt national et servir d’ambassadeur de France chargé des négociations internationales relatives aux pôles Arctique et Antarctique. Jack Lang, lui, a été envoyé à Cuba comme émissaire spécial du président et en Corée du Nord pour « mission d’information ». Eric Besson, qui a quitté Ségolène Royal et le PS juste après les résultats du premier tour des présidentielles de 2007, est nommé d’abord Secrétaire d’État avant de devenir Ministre de l’immigration. Martin Hirsch était confortablement installé dans son fauteuil de Haut Commissaire aux Solidarités Actives et à la Jeunesse avant de quitter le gouvernement le 22 mars 2010. Jean-Marie Bockel occupe le poste de secrétaire d’État auprès de la ministre de la Justice et des libertés. Bernard Kouchner, ministre des gouvernements socialistes de Michel Rocard à Lionel Jospin, travaille aujourd’hui pour Sarkozy en tant que ministre des Affaires étrangères et européennes. Le cas de Dominique Strauss-kahn est plus délicat et moins flagrant. Sarkozy n’avait, si l’on peut dire, que soutenu activement sa candidature à la présidence du Fonds Monétaire International (FMI). Il ne s’agit là que de la personnification d’une collaboration de classes d’un courant politique ancien, celui de la social-démocratie.

Ces hommes qui se déclarent toujours de « gauche » occupent des postes de ministres, de secrétaires d’État, de présidents ou membres d’institutions importantes pour aider Sarkozy à appliquer une politique entièrement au service des classes dominantes.
Répudier et renier ses propres principes politiques est devenu une habitude chez les socio-démocrates. Et ce renoncement se fait naturellement sans état d’âme et sans scrupule. Il est difficile de distinguer sérieusement aujourd’hui un dirigeant social-démocrate d’un dirigeant de droite, tellement leurs idées et leurs pratiques politiques se confondent. Privatisations, destruction des services publics, précarisation et « flexibilisation » de l’emploi, baisse des charges pour les entreprises, cadeaux fiscaux accordés aux plus riches, réduction des dépenses publiques, mépris des couches populaires et soumission au patronat sont quelques aspects de leur gestion commune du libéralisme. Leur vénération du marché et du profit les rend insensibles et indifférents aux injustices, aux inégalités et à l’irrationalité du capitalisme qui produit en même temps richesses pour une minorité et misère pour la majorité de la population. La guerre reste pour eux , comme pour la bourgeoisie, l’un des moyens qu’ils utilisent au niveau international pour régler les conflits.

Les socio-démocrates ont depuis longtemps renoncé à vouloir changer le monde. Ils se sentent plus à l’aise, tellement le mot révolution leur fait peur, dans la gestion de la brutalité et de la barbarie du capitalisme qu’ils considèrent comme un système naturel et donc inéluctable.

Déjà en 1891, après la chute de Bismarck, les socio-démocrates allemands ont abandonné leur programme révolutionnaire contre un programme de réformes démocratiques. Depuis, les socio-démocrates au pouvoir en Europe, avec des différences de degré et non d’essence, n’ont cessé de mener des politiques de collaboration de classes.

En 1914 ils ont voté, au Reichstag, les crédits de la guerre impérialiste avec ces termes : « Nous n’abandonnerons pas la patrie à l’heure du danger ». Avec ce vote, les dirigeants socio-démocrates allemands ont contribué à déclencher l’une des plus meurtrières guerre de l’histoire : 9 millions de morts ! La Section Française de l’Internationale Ouvrière (SFIO) se rallie, elle aussi, à l’effort de guerre et à « l’Union sacrée » juste après l’assassinat de Jean Jaurès en juillet 1914 ! Socio-démocrates et classes dominantes sont ainsi unis pour mener ensemble cette terrible guerre.

Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht, figures emblématiques de la classe ouvrière allemande, sont assassinés en 1919 sur ordre de la social-démocratie.

Ces évolutions ont brisé l’unité du mouvement socialiste. En France, le congrès de Tours de 1920 a consacré la rupture entre les révolutionnaires et les réformateurs (socio-démocrates) qui ont gardé le nom de la SFIO jusqu’à la fin des années soixante avec la création du parti socialiste. Et on va taire par pudeur les positions honteuses de la social-démocratie concernant la colonisation.

Aujourd’hui, cette collaboration de classe est encore plus flagrante ; elle est même revendiquée et assumée : « Les différences entre la droite et la gauche sont obsolètes » disait T. Blair (1). La « troisième voie » n’a t-elle pas été présentée justement comme le dépassement de la gauche et de la droite ?

Subjugués par le marché et la mondialisation capitaliste, les socio-démocrates anglais vont jusqu’à emprunter à M Thatcher ses convictions politiques et économiques. Le Labour party est devenu le New Labour pour mieux marquer leur adhésion au néolibéralisme. Cette thatcherisation du parti travailliste a été facilitée, entre autres, par la défaite des mineurs anglais qui avaient mené un combat héroïque contre Thatcher et l’État britannique en déclenchant l’une des plus dures et des plus longues grèves (1984/1985) de l’histoire de la classe ouvrière anglaise. Les lois conservatrices anti-syndicales n’ont pas été remises en cause par Blair lorsqu’il est arrivé au pouvoir en 1997. L’Employment Act de 2002 ne cherchait, au contraire, qu’à étouffer les revendications des salariés et développer le partenariat (partnership) c’est-à -dire la paix sociale entre travailleurs et patrons.

La politique étrangère menée par la social-démocratie anglaise et son avatar la troisième voie, est surtout marquée par l’alignement inconditionnel sur les États-Unis. La guerre en Irak, qui a fait près de deux millions de morts, est un exemple éloquent de cette coopération étroite entre les républicains américains et les socio-démocrates anglais. Blair n’était-il pas d’ailleurs le meilleur soutien de Bush dans cette boucherie irakienne ?
L’autre allié de T. Blair n’est que le social-démocrate allemand Gerhard Schröder. La collaboration de classes passe cette fois non pas par la troisième voie, mais par « le nouveau centre » !

De 1998 à 2005, Schröder a mené des politiques économiques et sociales en faveur du patronat que même le gouvernement Kohl ne pouvait réaliser. Le marché du travail a été flexibilisé et précarisé par les réformes de l’Agenda 2010 et les lois Hartz (2003/2005). Les indemnités chômage ne sont versées que sur 12 mois seulement au lieu de 32 auparavant. Les chômeurs de longue durée, qui sont tenus d’accepter n’importe quelle offre d’emploi, ne reçoivent qu’une allocation minimale de 350 euros mensuel. Les pensions de retraite ont été diminuées etc. Schröder a ainsi précarisé et paupérisé l’ouvrier allemand. Par contre, il a fortement baissé les impôts pour les plus riches. Ainsi le taux marginal d’imposition est passé de 53 à 42 %.

En 2005, la collaboration de classe s’est concrétisée par la formation de la « grande coalition » formée du SPD et de l’Union chrétienne-démocrate CDU-CSU. Là encore, il est difficile de distinguer le SPD des partis bourgeois avec lesquels il gouverne. Il est devenu au fil du temps, par sa politique antisociale, un instrument efficace au service de la bourgeoisie allemande.

Le SPD, comme les Verts d’ailleurs, a engagé la Bundeswehr (l’armée allemande) dans la guerre au Kosovo et en Afghanistan. C’est cette même armée qui est responsable du massacre de Kunduz en 2009 qui a coûté la vie à 142 personnes dont de nombreux civils.
En France, le Parti socialiste (PS) ne fait pas exception à cette complicité de classes chère aux socio-démocrates européens. Si des politiques en faveur des classes dominantes ont été menées dès 1983, c’est surtout le gouvernement Jospin (1997-2002) qui s’est le plus éloigné des classes populaires. Jospin ne disait-il pas lui-même « mon programme n’est pas socialiste » ? Son gouvernement s’est illustré effectivement par un nombre impressionnant de privatisations et d’ouvertures de capital d’entreprises publiques : France Télécom, Air France, EADS, Crédit lyonnais, Thomson Multimédia, GAN, CIC, Crédit Foncier de France (CFF), Caisse nationale de prévoyance (CNP) etc. etc. En terme de recettes liées à ces privatisations, Jospin a fait mieux que ses deux prédécesseurs de droite Juppé et Balladur réunis ! Les conséquences de cette vente massive au privé sont désastreuses pour les salariés et les citoyens usagers des services publics : suppressions de postes par milliers, restructuration et dégradation de la qualité du service rendu. Le « new management », introduit dans ces entreprises privatisées notamment à France Télécom, a poussé nombre de salariés au suicide.

Dominique Strauss Kahn et Laurent Fabius, deux ministres du gouvernement Jospin, ont adopté des mesures fiscales très avantageuses en faveur des stocks options. Laurent Fabius a également mené une politique fiscale très favorable pour les entreprises et les classes aisées. Par contre lorsqu’il s’agit des intérêts des ouvriers, le gouvernement Jospin semble indifférent. Son dynamisme et son volontarisme à servir le patronat n’a d’égal que son impuissance à défendre les ouvriers :« l’État ne peut pas tout » déclarait Jospin lorsque Michelin avait annoncé le licenciement de 7500 salariés !

Sarkozy prépare en ce moment un plan pour venir à bout de ce qui reste encore du régime de retraite par répartition. Pour lui faciliter la tâche, François Hollande expliquait le 28 mars 2010 « qu’il faut sans doute allonger la durée des cotisations ». Martine Aubry disait-elle autre chose lorsqu’elle a déclaré, avant de se rétracter, « je pense qu’on doit aller, qu’on va aller très certainement, vers 61 ou 62 ans » ?

Cette collaboration interne de classe, se prolonge également sur le plan externe. La guerre impérialiste en Yougoslavie était menée, main dans la main, par Chirac et Jospin derrière l’OTAN.

Dans un communiqué conjoint du 24 mars 1999, on apprend que « le président de la République, en accord avec le gouvernement, a décidé la participation des forces françaises aux actions militaires, devenues inévitables, qui vont être engagées dans le cadre de l’Alliance atlantique » (2). Le 23 mars c’est à dire le jour même où les attaques aériennes contre la Yougoslavie furent décidées, Jospin déclarait à l’ Assemblée nationale « la France est déterminée à prendre toute sa part à l’action militaire devenue inévitable ». Même détermination, même collaboration de classe et même soumission à l’impérialisme américain !

« Les armes vont parler » disait François Mitterrand pour annoncer la première guerre du Golfe en 1991. Lorsqu’il s’agit de défendre ses intérêts, la bourgeoisie ne recule devant aucun moyen y compris le plus abject, la guerre. Et elle n’éprouve aucune difficulté à entraîner dans son sillage la social-démocratie.

Au sud de l’Europe, les socio-démocrates se distinguent, eux, par un zèle particulier à servir les classes dominantes. Ainsi le Pasok (parti socialiste grec) et le Parti socialiste portugais, tous les deux au pouvoir, ont décidé avec la complicité de leurs parlements et contre leurs populations, des plans d’austérité dirigés contre les classes populaires : gèle des salaires et des retraites, hausse de la TVA payée essentiellement par les pauvres, privatisations massives (au Portugal), suppressions ou réductions de certains acquis sociaux, réductions des dépenses publiques etc. (3). Au moment où le capitalisme connaît une crise profonde, ces partis socialistes au pouvoir tentent par tous les moyens de le sauver ! Étrange socialisme que celui de la social-démocratie !

En Espagne l’âge de départ à la retraite a été repoussé. José Luis Zapatero, socialiste lui aussi, a condamné ainsi les salariés espagnols à travailler jusqu’à l’âge de 67 ans ! Le premier ministre espagnol a également apporté son soutien(avec d’autres socialistes européens) à la candidature de José Manuel Barroso à la présidence de la Commission européenne. Non seulement l’ancien premier ministre portugais est à la tête de l’une des institutions les plus libérales, qui a détruit tout ce que des générations entières ont construit comme progrès social en Europe, mais il est aussi l’organisateur du sommet (aux Açores portugaises avecGeorge W. Bush, Tony Blair et José Maria Aznar), où fut décidée la guerre en Irak.

Aujourd’hui, plus qu’hier encore, la social-démocratie est très éloignée des intérêts des classes populaires. Au pouvoir, elle déploie un zèle singulier pour servir les riches et les puissants. S’il lui arrive de jeter quelques miettes aux dominés, c’est pour mieux cacher sa vraie nature et se présenter comme une alternative aux représentants des dominants. Elle a une lourde responsabilité dans l’étouffement des mouvements sociaux et elle est toujours prompte à participer aux guerres impérialistes. En un mot, elle est, à l’intérieur comme à l’extérieur, au service de la classe dominante. Il est peut-être temps de songer à construire une alternative en dehors de ce courant politique qui constitue un véritable obstacle au changement et au dépassement du capitalisme.

Mohamed Belaali

* F. Engels, préface à la brochure du Volksstaat de 1871-1875. Marx, Engels « La social-démocratie allemande ». 10/18, 1975, page 7.

(1) Cité par Philippe Marlière :http://www.cahiersdusocialisme.org/2009/07/04/la-social-democratie-demasquee-la-voie-blairiste/

(2) Communiqué des autorités françaises, le 24 mars 1999, Documents d’actualité internationale, 1999, no 9, p 342 http://www.diplomatie.gouv.fr/fr/IMG/pdf/FD001153.pdf

(3) http://www.lemonde.fr/europe/article/2010/03/03/cure-d-austerite-pour-la-grece_1313689_3214.html. Pour le Portugal voir Le Monde du 27 mars 2010

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Jean Bricmont est professeur de physique théorique à l’Université de Louvain (Belgique). Il a notamment publié « Impostures intellectuelles », avec Alan Sokal, (Odile Jacob, 1997 / LGF, 1999) et « A l’ombre des Lumières », avec Régis Debray, (Odile Jacob, 2003). Présentation de l’ouvrage Une des caractéristiques du discours politique, de la droite à la gauche, est qu’il est aujourd’hui entièrement dominé par ce qu’on pourrait appeler l’impératif d’ingérence. Nous sommes constamment (…)
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