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Éric Dupont-Moretti : "Condamné à plaider"

Il a un physique de videur de boîte de nuit. Un visage triste. De mains trop fines pour un corps de déménageur. Il est toujours mal rasé. Il sera bientôt chauve. Parce que ce ch’ti d’origine italienne est profondément humain, il est une des figures les plus attachantes du barreau français. Il ne cache pas sa tendance à la déprime. Il rame, il souffre. Comme les comédiens de boulevard en tournée, des villes de France il ne connaît que les hôtels et ses lieux de travail. Il a décidé de devenir avocat le 28 juillet 1976 quand Giscard laissa exécuter Christian Ranucci, le jeune homme du « pull-over rouge ».

Il a obtenu son 100ème acquittement le 7 janvier 2011. Parmi les plus célèbres, celui de la boulangère (qui n’était pas boulangère) du procès d’Outreau ; celui de Jean Castela, commanditaire présumé de l’assassinat du préfet Claude Érignac, condamné à trente ans (trente ans !) de réclusion criminelle en première instance (la police avait produit des faux) ; celui du professeur de droit Jacques Viguier, accusé d’avoir tué sa femme et fait disparaître son corps (ah, si Dupont-Moretti nous offrait un livre uniquement consacré à cette affaire !).

Aux assises où, jusqu’à peu, l’appel était exclu, les jurés populaires ne sont pas contraints de se décider en fonction de preuves. L’article 353 du Code de procédure pénale prescrit aux jurés de «  s’interroger eux-mêmes dans le silence et le recueillement […]. La loi ne leur fait que cette seule question qui renferme toute la mesure de leurs devoirs : " Avez-vous une intime conviction ? "  » Autrement dit, dans le pays qui se pense le plus cartésien au monde, l’on condamne ou l’on innocente dans une atmosphère de magie, de subjectivisme exacerbé. Que faire face à ce subjectivisme, à la mise en scène surréelle de tout procès, à son apparat, au comportement mutique, trouble ou désespéré de l’accusé ? Lutter inlassablement avec sa raison : « Entre ce que me dit mon client et de que j’en retiens, il existe un filtre - celui de ma rationalité. Pas de morale entre nous. Y compris avec le coupable qui nie les faits parce que la réalité de son crime lui est insupportable. » L’accusé peut, en effet, délirer, c’est-à -dire sortir du sillon de l’entendement. On se souvient de Francis Heaulme qui décrivait les crimes qu’il avait commis comme s’ils avaient été perpétré par un autre situé à cent mètres de lui, donc sous son regard.

Alors, on peut et l’on doit « Les défendre tous » (titre d’un grand livre d’Albert Naud). Avec leurs bassesses et leurs terreurs. Aussi vils et aussi méprisés soient-ils. Défendre un révisionniste sans défendre le révisionnisme. « La noirceur fait partie des êtres », explique Dupont-Moretti. « La noirceur du crime, c’est comme un virus dont je serais porteur sain. Dans un exact parallèle, je dis aux jurés que, pour qu’ils prononcent la juste peine ou l’acquittement que j’espère souvent, j’ai besoin de leurs qualités, mais surtout de leurs défauts. »

La justice en tant que système s’arroge tous les droits, celui de biaiser avec la lettre de l’institution au premier chef. Dupont-Moretti donne l’exemple suivant : « Le procureur général choisit ses présidents. Il connaît le planning de roulement des uns et des autres et peut donc audiencer tel affaire qui lui importe, sachant qu’il va tomber sur un président répressif, par exemple. Les justiciables ne choisissent pas leurs juges, mais l’institution choisit soigneusement les juges qu’elle leur destine. »

En matière de justice, le dosage, le rapport de force compte beaucoup. Sarkozy a réduit le nombre de jurés, ce qui affaiblit les jurys. C’est Vichy qui a introduit la participation des magistrats professionnels aux délibérés. Dupont-Moretti cite les Souvenirs de cour d’assises d’André Gide : «  Les plaidoiries faisaient rarement revenir les jurés sur leur impression première - de sorte qu’il serait à peine exagéré de dire qu’un juge habile peut faire du jury ce qu’il veut. »

Quoi qu’on puisse en penser vu de l’extérieur, justice et la police se tiennent la main : « Est-ce pour les amadouer que des juges infligent des peines non méritées mais qui, comme par hasard, couvrent la période de détention provisoire purgée par le prévenu, détournant légalement ainsi l’adage " pas de fumée sans feu " ? La France est l’un des États les plus condamnés par la Cour européenne pour les dysfonctionnements de son système judiciaire.  »

L’affaire d’Outreau aura illustré l’impossibilité pour quiconque de prouver son innocence quand l’accusation est « vague, vaste, extensible à volonté, et non datée ». Et quand, aux dires d’un expert psychiaatrique (Dupont-Moretti les affectionne modérément), «  on a des expertises de femmes de ménage [le métier de la mère de l’auteur] quand les experts sont payés comme des femmes de ménage. » Outreau aura été l’exemple parfait d’une machine monolithique qui « avançait toute seule », sans contrôle. Le juge Burgaux ne fut pas le seul coupable de ce désastre, de ces vies brisées, même si, dans sa tête, " Outreau " rimait avec " Dutroux " . Pour ne parler que d’eux, les médias eurent des comportements iniques, manquant de professionnalisme, ne vérifiant rien, bafouant la présomption d’innocence, imposant leur propre jugement, fantasmant (comme pour Bruay-en-Artois dans les années 70) sur la nécessaire culpabilité de notables (bien petits en l’occurrence). Et puis, surtout, jouant à fond sur l’émotion.

Hervé Temime (cet avocat de gauche qui défend actuellement Servier - les défendre tous, n’est-ce pas ?) soutient que nombre des pénalistes ont pour particularité d’avoir été très jeunes orphelins de père : Pollack, Badinter, Kiejman. Témime a 12 ans. Dupont-Moretti à 4 ans. Leur père n’a pas eu le temps de s’imposer comme surmoi. La perte du père est vécue comme une « injustice originelle » qui sera compensée par une névrose productrice de rage.

Un avocat célèbre du début du XXe siècle plaidait un jour l’erreur judiciaire aux assises. « L’erreur judiciaire n’existe pas » dit le président du tribunal. « Et celle-ci », rétorque l’avocat en pointant du doigt le Christ gigantesque qui surplombait la cour.

Bernard GENSANE

Éric Dupont-Moretti & Stéphane Durand-Souffland. Bête noire, "Condamné à plaider " . Paris : Michel Lafon 2012.

http://bernard-gensane.over-blog.com/

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