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L’Occident et ses fantômes

la Justice poétique contre la barbarie

Une des réactions aux dernières informations sur la mort de Kadhafi (qu’on n’ose même pas désigner plus précisément) me frappe : Safiya nous dit quelle est la sourate qui lui sert de consolation, L’Aube, je crois, qui se termine par un merveilleux quatrain d’amour mystique :

"Quant à toi, âme rassérénée
reviens à ton seigneur, agréante, agréée,
entre au nombre de Mes (proches) serviteurs
entre dans Mon Jardin" (sourate 89, traduction de Jacques Berque).

Qu’avons-nous, dans le "monde chrétien", pour nous aider à nous consoler face à la suite d’horreurs à laquelle nous assistons impuissants depuis 1990, depuis le déchaînement sans limites de l’Empire ?

Notre équivalent de la religion, c’est bien sûr l’Art :

Ainsi, Lars von Trier, dans le prodigieux finale de Melancholia, arrive à nous consoler de la fin du monde.

Je pense aussi au livre d’Alexis Jenni, L’Art français de la guerre, qui, plutôt qu’un "roman national" (comme on l’a écrit dans un magazine) est une élégie sur les morts des guerres coloniales : Que faire, pour se consoler face à cette accumulation de barbarie ?

A. Jenni répond (p.26) : "Ici, précisément ici, je voudrais élever une statue -une statue textuelle, bien sûr-, à Paul Teitgen. On élève des statues aux héros ; en quoi Paul Teitgen est-il un héros (ce que, dans un autre contexte, on appellerait un Juste) ? Nommé, en août 1956, secrétaire général de la police à Alger, adjoint civil de militaires qui avaient alors tous les pouvoirs, il tint le registre de tous les Algériens arrêtés et de tous les disparus. Grâce à lui, on sait combien d’Algériens ont été torturés à mort et liquidés, jetés le plus souvent dans la mer, du haut d’hélicoptères (c’est un "art" français de la guerre qui sera repris au Chili par le régime de Pinochet), et on connaît tous leurs noms : sur 70 000 habitants de la Casbah d’Alger, il y eut 3024 "disparus" (autre chiffre : 3994, donné sur le site : www.histoire-en-question.fr/...terreur-tortures-lettre-htm, qui reproduit la lettre de démission de Teitgen, envoyée au ministre de l’Intérieur, René Lacoste : fidèle serviteur de l’Etat, Teitgen sent que la France, outre la guerre, "risque, au surplus, de perdre son âme"). Grâce à lui, ces morts "comptent" : "leur âme resta et ne devint pas un fantôme". (p.29).

Mais aujourd’hui, "les fantômes s’accumulent" (p.25) : on ne compte plus les morts. Combien de fantômes en Irak ? Combien en Afghanistan ? En Libye ? Même lorsqu’ils ont un nom, comme Kadhafi, on souffre à imaginer leur "âme irritée" (telle celle du guerrier Turnus, dans l’Enéide de Virgile), par l’indignité des traitements subis.

Il est d’autant plus nécessaire d’aller voir les films qui, actuellement, redonnent une existence aux centaines d’Algériens (pas de chiffre plus précis), tués le 17 octobre 1961 par la police française à la suite d’une manifestation pacifique : Ici on noie les Algériens, de Yasmina Adi, et Octobre à Paris, de J. Panigel, sorti en 1962, mais aussitôt interdit, et qui put ressortir en salles grâce à un autre héros, le cinéaste et militant René Vautier, qui obtint, après un mois de grève de la faim, la suppression de la censure politique, comme le rappelle la préface ajoutée au film. Les morts ne retrouvent pas ici de noms ni de visages, mais du moins s’imposent à nous les visages et les mots de leurs camarades, sortis mutilés, diminués, marqués de la répression, mais vivants, et venus témoigner devant la caméra de Panigel. Il faut aussi rappeler le film courageux de Rachid Bouchareb, Hors-la-loi (2010), sur les massacres de Sétif, en mai 1945 et sur le 17 octobre 1961, qui subit des tentatives de censure, de la part, notamment, du secrétaire d’Etat aux Anciens Combattants, H. Falco.

Chacun de ces films, et chacun de leurs spectateurs oeuvrent pour apaiser les fantômes de la Guerre d’Algérie dont l’occultation a, selon A. Jenni, corrompu la société française tout entière.

Où risque de nous conduire l’occultation des centaines de milliers, voire des millions de morts des nouvelles guerres coloniales ?

Rosa Llorens

Rosa Llorens est normalienne, agrégée de lettres classiques et professeur de lettres en classe préparatoire. Elle a la double nationalité française et espagnole.

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COMMENTAIRES  

09/11/2011 14:18 par yapadaxan

S’il est question de l’Occident, de tout l’Occident, j’ai bien peur que la poésie n’y puisse vraiment rien à titre de consolation.

Les fantômes de l’Occident ont peuplé, au long de l’Histoire, les 5 continents. Et pour tenter d’en dire quelque chose qui aurait tout son sens, c’est à travers des génocides successifs qu’il faudrait passer. Nous évoquerions tout le continent américain, tout le continent océanien et tout le continent africain que nous n’aurions pas tout dit. Et quelle poésie pourrait rendre compte de l’horreur d’Auschwitz, de Birkenau, de Sobibor, de Treblinka, de Mauthausen, Ravensbrück ou Buchenwald ? Quelle poésie pourrait dire Hiroshima, Nagasaki ou encore Mi Lay, Bagdad, Syrte ?

La prière ? Le sacré ? Le religieux ? L’art ?

Non. Ce serait trop facile. Une sorte de politesse que la transcendance excuserait. Par génie. Par excès de sensibilité. Une sorte pause entre philosophie et esthétique. Histoire de dire qu’on est viscéralement humains.

Comme un miroir qui rigole à nous faire beaux et qui nous fait croire à des tas de rêves. Une porte de sortie, une évasion, une fuite en avant. Une façon de déserter, de se déserter et de se mentir à soi-même.

Ah la beauté des mots, la puissance des évocations, le souffle des récits, entre épopée et lyrisme. Et pourquoi faire ? Pour recommencer ? Devant nous Damas ? Et notre salut entre onirisme et écriture ? Téhéran et arabesque littéraire ? Se prouver qu’on se fait chair dans le verbe ? Qu’on est cosmos en plein chaos ?

L’art est un beau mensonge. Oui, mais un mensonge...

09/11/2011 15:02 par Vagabond

L’aube est la sourate qui parle également des Ad et Tamud ainsi que des Pharaons. Les restes de leurs grandioses termitières, que le temps finira par dissoudre, ont survécu aux tyrans qui les ont élevées. Il s’agit de rappels mnémoniques destinés aux hommes dotés d’intelligence comme ils sont souvent interpellés dans le Coran.

Je ne sais pas quels sont les exacts méfaits de Kaddhafi ; quels qu’ils soient, sa fin a été absolument ignoble, c’était aussi une insulte aux peuples maghrébins. Malheureusement, les plus barbares parmi ces peuples sont les plus photogéniques, on diffuse leurs folies sanguinaires sur tout les supports médiatiques pendant qu’on donne la parole aux plus médiocres parmi eux ou encore aux plus serviles.

J’aurai aimé entendre ce qu’avait à dire Kaddhafi au monde pour sa défense.

Cet homme avait peut-être un trouble psychologique qui pourrait expliquer pourquoi il se souciait aussi peu de son image hors du commun. Une excentricité raillée par tellement de politicards cyniques. Je reste persuadée que malgré son despotisme paternaliste lié à la culture tribale dont il est issu, cet homme ne possédait pas le cynisme de ses pairs qu’ils soient en Occident ou en Orient.

Je n’aime pas diviser la planète si diversifiée en occident et orient mais à l’heure actuelle, c’est ainsi qu’elle semble exister.

09/11/2011 15:27 par Vagabond

Les cadavres des enfants de Gaza sont bien plus visibles que les fantômes dont il est question dans cet article. Il suffit d’aller voir sur le web.
Il n’est plus facile d’oublier ni de dire que nous ne savions pas. Il n’est plus besoin de chercher à imaginer les visages des fantômes. Leurs visages nous font face.

La petite Kaukab Al Dayah (tapez ce nom sur le web et vous verrez son fantôme encore bien matériel) avait droit à une vie d’enfant comme la centaine d’autres enfants ensevelis sous les bombes de l’opération «  Plomb durci » et comme ceux qui sont encore en vie mais qui vivent sous les tentes du camp de concentration qu’est Gaza.

Vous vous souvenez du rapport Goldstone passé aux oubliettes de la vérité ?

A quoi sert-il de pleurer les morts du millénaire dernier quand d’autres morts ont fraîchement rejoint les tombes et les fosses communes ? A quoi sert-il de leur donner un visage approximatif quand les morts récentes ont des visages sur le web ?

Il est temps que les peuples constituent leurs propres tribunaux.

Kawkab signifie "astre" en arabe, nul doute que tous ces enfants morts étaient des astres pour leurs parents et pour l’humanité.

09/11/2011 20:03 par Safiya

A Rosa LLorens !

Est-ce notre peau couleur de l’ambre

Et tout l’amour qui y affleure

Est-ce les offenses subies par nos rivages

Enfouies que nul ne dénombre

Dont nous préserve du leurre

Aujourd’hui, même si ténu, leur sillage

Je te sens proche Femme ma soeur

Est-ce notre enfance tuméfiée par moult ravages

Ou le souvenir de notre mère lacérant son visage

Est-ce les roseaux de nos poupées

Et leurs atours chiffons par nous façonnés

Ou bien le sable fluide de nos dînettes

Faites parfois de vrais mets cuits en cachette

Je te sens si proche Femme ma soeur

Est-ce encore nos prises de bec aux fontaines

Ou ces nuits de portes fracassées et de cris de haine

L’image du père malmené que l’on emmène

Celle de la mère éplorée mais néanmoins amène

Est-ce ces lendemains de torride attente

Ou cette peur diffuse si récalcitrante

Je te sens plus proche Femme ma soeur

Est-ce cette capacité de nous donner

toute jusqu’à la servitude

Mues par ces choses désormais galvaudées

Amour, dévouement, sollicitude

Est-ce la brave endurance qui nous caractérise

Ou ce sein maternel qui nourrit et sécurise

Je te sens tant et plus proche Femme ma soeur

Même si du tréfonds peut jaillir

Encore cette démesure du subjectif

Qui nous fait fragiles jusqu’à faillir

Et vouloir troquer le réel contre le fictif

Mais notre instinct de félines

Nous fait vite redresser l’échine

Et nous rend à jamais libres

Quoi que fassent les tristes sires et leurs sbires

Je te sens d’autant et plus proche Algérienne ma soeur

Je te donne ces mots de déchirures terribles

A toi Femme anonyme

Si forte et à la fois si fragile

Impies, ô soeur, sont ceux qui te font crime

11/11/2011 19:54 par rosa Llorens

Merci à Safiya pour son beau poème de solidarité ; la solidarité féministe pour réclamer et menacer, façon Chiennes de garde, ce n’est pas ma tasse de thé ; mais la solidarité féminine pour pleurer un mort ou faire face à la souffrance, cela c’est bien dans nos traditions méditerranéennes. R. Ll.

22/11/2011 11:28 par njama

@ Rosa

« Qu’avons-nous, dans le "monde chrétien", pour nous aider à nous consoler... »

Pourquoi refuser la consolation de cette fleur du Coran ? Goethe lui-même en aimait tant le parfum. Le Coran, les musulmans le prêtent volontiers ...
Mille ans de mise à l’index ... La première traduction en langue française, celle d’André du Ryer, date de 1647 ... ici
La consolation suffira-t-elle ? au risque de se voiler la face, et de s’interdire un début de compréhension.

Faut-il accepter par atavisme cette séparation Occident-Orient ? un peu comme l’antique dispute dont ni les Capulet, ni les Montaigu ne cherchaient plus à en comprendre les raisons ?
Qui donc à chercher à l’entretenir de toutes ses forces ? le Coran fait en bien des endroits honneur aux Gens du Livre, aux 12 prophètes, à Jésus, à Marie. Qui donc a fait par trente-six contorsions théologiques, de Mouhamad, un hérétique ou un illuminé ? Il a fallu au Verbe revenir honorer son prophète "Je suis Celui Qui a parlé par Mouhamad, le briseur d’idoles, le plus écouté de Mes Messagers, le plus sage ..." ici

"Où risque de nous conduire l’occultation des centaines de milliers, voire des millions de morts des nouvelles guerres coloniales ?"

L’antisémitisme est un fantôme du seul l’Occident.
«  l’Europe est comptable devant la communauté humaine du plus haut tas de cadavres de l’histoire »
Aimé Césaire

A lire et/ou relire, son « Discours sur le colonialisme » publié en 1955 (téléchargeable en PDF ICI)

« Et puisque aujourd’hui il m’est demandé de parler de la colonisation et de la civilisation, allons droit au mensonge principal à partir duquel prolifèrent tous les autres.

Colonisation et civilisation ?
La malédiction la plus commune en cette matière est d’être la dupe de bonne foi d’une hypocrisie collective, habile à mal poser les problèmes pour mieux légitimer les odieuses solutions qu’on leur apporte.

Cela revient à dire que l’essentiel est ici de voir clair, de penser clair, entendre dangereusement, de répondre clair à ’innocente question initiale : qu’est-ce en son principe que la colonisation ? De convenir de ce qu’elle n’est point ; ni vangélisation, ni entreprise philanthropique, ni volonté de reculer les frontières de l’ignorance, de la maladie, de la tyrannie, ni élargissement de Dieu, ni extension du Droit, d’admettre une fois pour toutes, sans volonté de broncher aux conséquences, que le geste décisif est ici de l’aventurier et du pirate, de l’épicier en grand et de l’armateur, du chercheur d’or et du marchand, de l’appétit et de la force, avec, derrière, l’ombre portée, maléfique, d’une forme de civilisation qui, à un moment de son histoire, se constate obligée, de façon interne, d’étendre à l’échelle mondiale la concurrence de ses économies antagonistes.

Poursuivant mon analyse, je trouve que l’hypocrisie est de date récente ; que ni Cortez découvrant Mexico du haut du grand téocalli, ni Pizarre devant Cuzco (encore moins Marco Polo devant Cambaluc), ne protestent d’être les fourriers d’un ordre supérieur ; qu’ils tuent ; qu’ils pillent ; qu’ils ont des casques, des lances, des cupidités ; que les baveurs sont venus plus tard ; que le grand responsable dans ce domaine est le pédantisme chrétien, pour avoir posé les équations malhonnêtes : Christianisme = civilisation ; paganisme sauvagerie, d’où ne pouvaient que s’ensuivre d’abominables conséquences colonialistes et racistes, dont les victimes devaient être les Indiens, les Jaunes, les Nègres.
[...]

« La vérité est que j’ai dit tout autre chose : savoir que le grand drame historique de l’Afrique a moins été sa mise en contact trop tardive avec le reste du monde, que la manière dont ce contact a été opéré ; que c’est au moment où l’Europe est tombée entre les mains des financiers et des capitaines d’industrie les plus dénués de scrupules que l’Europe s’est « propagée » ; que notre malchance a voulu que ce soit cette Europe-là que nous ayons rencontrée sur notre route et que l’Europe est comptable devant la communauté humaine du plus haut tas de cadavres de l’histoire. »

« Par ailleurs, jugeant l’action colonisatrice, j’ai ajouté que l’Europe a fait fort bon ménage avec tous les féodaux indigènes qui acceptaient de servir ; ourdi avec eux une vicieuse complicité ; rendu leur tyrannie plus effective et plus efficace, et que son action n’a tendu a rien de moins qu’à artificiellement prolonger la survie des passés locaux dans ce qu’ils avaient de plus pernicieux.

J’ai dit - et c’est très différent - que l’Europe colonisatrice a enté l’abus moderne sur l’antique injustice ; l’odieux racisme sur la vieille inégalité. »

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