Le deuxième volume (malgré le gag des cuillères, emprunté à la noce de Melancholia) est moins léger que le premier, non qu’il y ait du sexe plus hard (comme le prétendaient les critiques), mais justement parce qu’il y a moins de sexe : du fait des conséquences de ses abus sexuels, Joe doit se limiter, et le film se recentre sur l’aspect psychologique, le dialogue avec Seligman, et ses nouvelles expériences, conjugale, maternelle, professionnelle et amoureuse.
Ce détachement de Joe à l’égard du sexe est annoncé par la scène qui servait à présenter la deuxième partie comme particulièrement hard, celle où Joe se retrouve entre deux Noirs qui se disputent pour savoir comment ils vont la posséder, et qui est en fait comique : la dispute se fait dans une langue africaine, sans sous-titres, mais ce sont les sexes des deux hommes qui vont s’exprimer à leur place, par leur redressement progressif, jusqu’à ce que Joe, à l’arrière-plan, se trouve encadrée par les deux sexes affrontés comme deux marionnettes de Guignol ; s’ennuyant, dans son rôle de spectatrice, elle finit par s’en aller, sans qu’aucun acte sexuel ait lieu.
Ainsi, de l’accumulation d’expériences de la première partie, on passe à une progression, et à un plus grand engagement dans la réalité sociale. Sa frigidité (selon la technique picaresque du Satyricon de Fellini), nous permet de circuler dans des cercles plus ou moins obscurs de la société : c’est d’abord son stage chez les Sex addict anonymes, qui aboutit à sa révolte ; elle refuse de se laisser neutraliser par la police psychologique de la société, appuyée sur une novlangue qui traite les problèmes en remplaçant les mots qui fâchent par des périphrases lénitives, ainsi, "nymphomane" par "sex addict". Ou, comme le journaliste Jep de La Grande Bellezza, elle nous introduit chez les nouveaux gourous de notre société, un virtuose du botox pour Jep, un spécialiste en traitement sado-maso de la frigidité pour Joe. Enfin, le savoir-faire érotique de Joe l’amène chez le patron d’une société de recouvrement de dettes, qui utilise, non seulement la violence, mais, surtout, des techniques de harcèlement psychologique pour faire payer les débiteurs. Ce métier, qui apparaissait dans l’Angleterre thatchérienne du Raining Stones de K. Loach, en 1996, revient dans un polar du Grec Petros Markaris, Liquidations à la grecque, de 2010 : il ferme la liste des banquiers et hommes d’argent qu’on retrouve (avec jouissance de la part du lecteur) assassinés par décapitation. A la veille de la Révolution, le groupe social le plus détesté du peuple était celui des Fermiers Généraux (groupe de grands banquiers auquel le Roi confiait la perception de certains impôts et taxes, comme la gabelle). Aujourd’hui, après 30 ans d’une entreprise de réhabilitation des entrepreneurs et banquiers parallèle à celle menée par les publicistes des Lumières, on en est au même point qu’en 1789 : une haine générale des banques, dont les entreprises de recouvrement des dettes sont un des aspects les plus sordides.
Cependant, si les déclarations politiques de Joe (comme sa critique de la domination des minorités dans notre démocratie pervertie) sont toujours sympathiques, elles sont peut-être l’aspect le moins abouti du film : elles sont trop claires et même sentencieuses ; on regrette les paraboles d’autres films, comme la critique des religions juive et protestante puritaine qui passait, dans Dogville, à travers une discussion en limousine entre un père mafieux et sa fille Grace. Ici aussi on a une comparaison (attendue du fait de l’insistance avec laquelle la caméra fixait l’icône dans la chambre de Seligman, dans la 1ère partie), entre deux religions : l’Eglise d’Occident (doloriste et sombre) et l’Eglise d’Orient, orthodoxe (toute de joie et de lumière) - mais elle nous est faite sous forme de leçon par un Seligman toujours pédant, mais ici moins drôle.
Mais on n’en oublie pas pour autant la quête métaphysique de Joe, et l’objet de son dialogue avec Seligman : est-elle une bonne ou une mauvaise personne ? Dans la 1ére partie, elle insistait sur sa nature mauvaise et apparaissait, face à Seligman, dans la posture des libertins sadiens de La Philosophie dans le boudoir. Ici, la situation se retourne : Seligman trouve un double maléfique dans la figure du recouvreur de dettes qui fait à Joe une proposition analogue à celle du libertin Dolmancé dans le Troisième dialogue ; après les exactions plus ou moins violentes dont Joe s’est brillamment acquittée, il lui suggère de former une "princesse héritière", choisie dans un milieu populaire, et de la pervertir (selon Dolmancé, les souffrances morales qu’on inflige apportent beaucoup plus de plaisir que les souffrances physiques). A partir de là, Joe deviendra la victime de personnages bien plus vicieux qu’elle, se rapprochant de la Justine des Infortunes de la vertu.
Car en connaissant l’échec et la souffrance intérieure, elle mûrit et s’efforce de donner une vraie direction à sa vie. Alors que le personnage de Beaufort, dans Le loup de Wall Street est pure répétition, sans évolution ni approfondissement, Joe, elle, va changer de voie. Retrouvant les leçons de son père, elle va découvrir son "âme soeur" dans un arbre qui pousse de sous un rocher, malgré les assauts du vent qui l’ont distordu ; elle aussi elle reprendra sa vie en main, contre le sexe cette fois.
Il ne faut toutefois pas attendre de Lars von Trier de dénouement édifiant ni à sens unique : l’usage qu’elle finit par faire du revolver confirme-t-il sa détermination à suivre une voie plus constructive ? ou est-ce le verdict final confirmant la nature mauvaise de l’homme ? LvT nous laisse littéralement dans le noir, peut-être un peu déçus ; mais quelle sorte de révélation attendions-nous ?
Rosa Llorens