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Subir les mots du capitalisme financier

Le langage se nourrit d’expressions toute faites, d’expressions qui figent ou orientent la pensée et font des locuteurs des handicapés conceptuels : « forces vives », « opinion publique », « insécurité », « fracture sociale ». Boudieu disait qu’elles étaient « sémantiquement à peu près indéterminées, banalisées et polies par l’usure d’un long usage automatique, qui fonctionne comme des formules magiques. »

Comme l’expliquait Umberto Eco, les humains ont inventé le langage pour dire ce qui n’est pas là . Quand je susurre au téléphone à quelqu’un : « je pense à toi », le seul mot qui renvoie à une réalité vraie, c’est « je ». En effet, rien ne dit qu’à ce moment précis je « pense », ni que je pense à « toi ». A partir de là , tout est possible : un arriviste raciste allemand peut se qualifier de socialiste alors qu’il est le pantin des banques et des grands conglomérats de son pays. Un général très étoilé peut montrer au monde entier une capsule de « poison mortel » alors qu’il tient dans la main de la poudre de perlimpinpin. Et puis un surdoué de l’écriture peut aussi nous raconter l’histoire d’un pauvre type qui « dort » dans un « val ».

En 2009, une équipe d’universitaires a mis au point un Lexique Usuel Critique de l’Idéologie Dominante Economique et Sociale pour l’Institut d’histoire sociale de la CGT dans lequel elle analysait les mots et expressions forgés ou détournés par les idéologues et les politiques au service de la finance et des entreprises multinationales. Je reprends ici quelques exemples de mots qui nomment les maux.

Il faut s’« adapter ». C’est en 1964 que l’économiste François Perroux a élargi l’emploi de ce terme aux différentes composantes de l’activité économique qui ne fonctionnent bien que dans « l’adéquation aux besoins de tout en constante évolution. » Certains syndicats, comme la CFDT, se sont adaptés à cette adaptation : « le monde change, changeons le syndicalisme », proclamait la grande centrale. Tandis que ceux qui persistaient à expliquer l’histoire de l’humanité par le biais de la lutte des classes devenaient des dinosaures qui disparaîtraient au profit de ceux qui acceptaient le capitalisme, la flexibilité (et sa forme plus douce, plus scandinave de « flexicurité ») etc. Ces dinosaures étaient bien sûr « archaïques ». Ainsi, la compromission de Bad-Godesberg de 1959 leur faisait horreur parce qu’ils s’accrochaient à des concepts tabous comme les classes sociales ou l’exploitation.

En serviteurs zélés du patronat français, les idiots utiles réclament jusqu’à plus soif la disparition des « charges » sociales (feignant en fait d’oublier qu’il s’agit de « cotisations », donc de salaire différé). Ce qui « charge » (du bas latin caricare) est un fardeau. Accoler l’adjectif « social » à ce mot, c’est évidemment remettre en cause la sécurité du même nom. Mais comme cela fait exactement trente ans que les responsables patronaux expliquent que les entreprises sont « exsangues », il est impératif que les charges baissent toujours plus.

Pour faire admettre cette aberration, il faut « communiquer ». La différence entre la communication et l’information est simple : lorsque j’informe, je m’adresse à toi, pour toi ; lorsque je communique, je m’adresse à moi, ma parole ne renvoie qu’à moi. Prosaïquement, faire de la com’, c’est déverser sa propagande, mieux, faire de la « pédagogie ». Disons : mentir. Autre détournement scandaleux car dans « pédagogie » il y a pais, enfant. Ce qui revient à dire que l’on prend le receveur de l’acte de parole pour un enfant.

Il n’y a pas si longtemps, l’école préférait les têtes bien faites aux têtes bien pleines. Aujourd’hui, on veut ces têtes « compétentes », « qualifiées ». La qualification est devenue individuelle, alors qu’autrefois elle était collective, définie par des négociations entre syndicats et patronat. Les compétences, dans un monde qui « bouge sans cesse » doivent aujourd’hui être constamment « validées » car le monde du travail est devenu instable, « précaire » même.

L’un des maîtres mots du capitalisme financier est « compétitivité ». Les socialistes au pouvoir en France - comme ceux des autres pays - l’ont repris à leur compte. Il a été traduit en 1960 du mot anglais « competitiveness », lui-même forgé au XIXe siècle pendant la révolution industrielle. Chez les idéologues dominants, « compétitivité » est devenu synonyme de baisse des « coûts » (le travail n’est pas un coût mais il a un prix) salariaux et sociaux. Peu importe que cette baisse entrave la demande, la consommation. Le capitalisme transnational trouvera toujours de nouveaux marchés et de nouveaux travailleurs à exploiter.

Les « partenaires sociaux » doivent rechercher le « consensus », un compromis « équilibré », le fameux « gagnant-ganant », le win-win anglo-saxon. Ah, ces gentils partenaires sociaux ! Brandis comme des drapeaux de la collaboration, d’une connivence de classe par la CFTC. Tant pis si le compromis débouche sur de la compromission. Le contrat sera préféré à la loi, ne serait-ce que parce que cette dernière est « édictée par une autorité légitimée », alors que le contrat oblitère les rapports de travail. Le contrat place le salarié dans un « rapport de subordination ». L’important reste la pratique du « dialogue social », une expression forgée dans les années cinquante. Le piège de cette pratique est double : « l’illusion d’une communauté de vouloir et l’inéluctabilité de l’entente ». Avec comme corollaire implicite qu’un vrai syndicat est celui qui signe (surtout après une négociation marathon).

La croissance est devenue un dogme. Lorsque Sarkozy prétend qu’il ira chercher « la croissance avec les dents », il ne précise pas de quoi cette croissance sera faite. Elle ne sera sûrement pas industrielle puisqu’on aura rarement vu autant de désindustrialisation que durant son mandat.

L’expression « plein-emploi » date de 1949 ; la notion de « sous-emploi » date de 1962. Le concept d’« employabilité » date de 1981, en provenance de Grande-Bretagne (via le Canada) où il était apparu dès 1926. Dès lors que le niveau global de l’emploi est inférieur à la demande d’emploi, les travailleurs sont en position d’infériorité et ils doivent accepter, outre la flexibilité, une vision de l’emploi déconnectée des conditions de la productivité. 60% des intentions d’embauche adressées à l’Urssaf sont des CDD de moins d’un mois. Depuis 2008, Pôle Emploi a pour mission d’« améliorer l’employabilité des personnes ».

L’un des fondements de la République française est l’égalité. Sous l’influence anglo-saxonne, il lui est préféré le concept d’équité, dont l’objectif est d’organiser la coopération sociale « selon des principes tenant compte des disparités existantes entre les membres d’une même société. » C’est dire que le principe de différence l’emporte sur le principe d’égalité. Les inégalités sont acceptables si elles permettent d’améliorer le sort des plus pauvres. Mais il ne convient surtout pas de penser que les inégalités ont quelque chose à voir avec l’exploitation.

Depuis quelques années, l’idéologie dominante tend à considérer le concept de fin de l’histoire comme une patate chaude. Elle est bien obligée, même si cette philosophie a eu la vie dure, de reconnaître que l’histoire se poursuit, que la lutte des classes est un processus continuel.

Dans un article du Monde Diplomatique de 2001, Bernard Cassen mettait en garde contre l’utilisation piégeuse du mot « gouvernance », un vieux mot français remijoté à la sauce libérale anglo-saxonne : « Si peu de citoyens ont une idée précise de ce qu’est cette fameuse « gouvernance », on ne fera pas l’injure aux décideurs de penser qu’ils emploient ce terme sans discernement. Une publication récente, mais on pourrait en citer des dizaines d’autres, atteste qu’il fait partie de leur bagage sémantique ordinaire. Ainsi le Conseil d’analyse économique créé par M. Lionel Jospin vient-il de publier en anglais un ouvrage tiré d’un colloque organisé conjointement avec la Banque mondiale - un partenariat qui met déjà la puce à l’oreille -, et dont la traduction littérale du titre est Gouvernance, équité et marchés globaux. On voit bien dans quel champ lexical se situe le concept...  » La gouvernance implique, dans un esprit responsable, l’acceptation du monde tel qu’il est, une gestion (un management ?) rationnelle, de bon sens, selon des procédures ad hoc, maîtrisées. La gouvernance présuppose l’accord de toutes les parties quant aux fondamentaux. L’un d’entre eux, et non le moindre, étant la logique du profit. Donc dans le cadre d’un État réduit à ses fonctions régaliennes et d’une Fonction publique allégée. La gouvernance est bonne fille car elle s’accommode des délocalisations « financières », des parachutes dorés, du suicide au travail (y a-t-il une différence entre le central téléphonique des années soixante et les centres d’appel d’aujourd’hui ?), des stock options et de la précarisation.

L’individu est le commencement et la fin de la philosophie du capitalisme financier. Margaret Thatcher fut le premier personnage politique à proclamer ouvertement que la société n’existait pas, et qu’il n’y avait que des individus. L’individualisme va donc s’opposer au primat de la société sur l’individu. Pour le dire un peu grossièrement : « c’est mon choix et je t’emmerde ». Les phénomènes collectifs seront expliqués par le biais des comportements individuels. Les champions de la légende individualiste seront l’entrepreneur, l’actionnaire qui prend des risques. Ils seront repérés dès l’école maternelle par des tests individuels. Dans leur vie, ils jouiront de la plus parfaite liberté, liberté économique principalement. Ils seront « modernes », des poissons dans l’eau dans la grande mer de la « mondialisation ».

En toute occasion, se prévaloir du « pragmatisme ». Cela nous vaccinera contre le cercle théorie/pratique cher à Marx. Un bon pragmatique n’a que faire de la spéculation, de la théorie, de la révolution. Il sera donc opposé à toute nationalisation, entrave à l’« économie réelle ». Il refusera d’aider les « canards boiteux » sauf s’il s’agit de banques, comme en 2008. Le Monde pourra alors se réjouir que « le pragmatisme l’ait emporté ». Le pragmatique s’en tient au « réel », aux « réalités ». Il s’opposera donc aux « irréalistes », comme ces cheminots français qui ne voyaient pas que leur régime de retraite était « le plus généreux du monde » (Le Point, 2 décembre 1995). Le prurit révolutionnaire (1789, 1830, 1848, 1870) revient à « fuir les réformes et les réalités » (Le Figaro, 1er décembre 1995). Mais ce faisant, comme disait le linguiste Benveniste, le réaliste « se réfère à une réalité qu’il constitue lui-même ».

Le pragmatique aime la « réforme », mais uniquement quand elle est à la sauce libérale. Autrefois « réformer » signifiait « améliorer progressivement » afin que les conditions de vie du plus grand nombre s’améliorent. Aujourd’hui, réformer revient à s’adapter aux exigences d’un marché qui, lui, est capable de se réformer tout seul, de s’« autoréguler ». Réformer l’hôpital, autrement dit fermer des unités de soins, est présenté comme une nécessité inéluctable, un devoir pour ne pas avoir à fermer - demain - davantage d’unités de soins. Il n’est plus besoin désormais de se demander si une réforme est bonne. Dès lors que ce terme est employé par les libéraux ou les sociaux-démocrates, c’est qu’elle est mauvaise.

Bernard GENSANE

http://bernard-gensane.over-blog.com/

René Mouriaux, André Naritsens (coordinateurs) : Lexique Usuel Critique de l’Idéologie Dominante Economique et Sociale, Paris, Institut d’Histoire Sociale, 2009. http://www.fnme-cgt.fr/pages/cahier_ihs.php?&id_art=101&actif=6&num=24

 
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