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Lettre à Franco sur le séparatisme

Le film d’Alejandro Amenabar Lettre à Franco est, au point de vue divertissement, un très bon film historique, sur une période toujours actuelle, puisqu’en Espagne on n’a jamais tourné la page du fascisme. Mais il faut se demander où est au juste l’actualité du film, ce qui amène à analyser la position de l’auteur sur son sujet.

Le film s’ouvre sur un drapeau en noir et blanc, qui semble donc bicolore (foncé, clair, foncé) ; puis, pendant le générique, il se colore, et on découvre le drapeau républicain espagnol tricolore : rouge, jaune, violet. On est toujours surpris de trouver, sur la période 1931-36 ou 37 (avant que la guerre impose sa propre logique) une normalité républicaine, avec des drapeaux tricolores flottant sur toutes les mairies, dont, ici, celle de Salamanque. Le film concerne en effet la période de transition entre République et dictature, avec une scène cruciale où le drapeau de la monarchie (qui est toujours celui de l’Espagne) remplace le drapeau républicain, sur une initiative de Franco. C’est aussi la période des hésitations du grand intellectuel espagnol Miguel de Unamuno, conservateur humaniste, entre appui au soulèvement militaire et dénonciation du fascisme.

Les critiques saluent unanimement l’actualité du film : « un message face à la montée des extrêmes en Europe et dans le monde », dit un internaute de « Sens critique » ; même son de cloche chez les critiques professionnels : « à l’heure de la résurgence des mouvements populistes partout en Europe », dit La Croix. « Partout en Europe », « dans le monde » : rien de mieux que ces généralités pour noyer le poisson, surtout quand elles restent à l’état d’allusions, de mantras, comme quand on utilise les clichés « les heures les plus sombres de notre histoire », « une idéologie nauséabonde ». Ces mantras sont lancés avant toute analyse, et tiennent lieu d’analyse : une fois prononcés, toute analyse, toute réflexion est superflue.

Où est donc l’actualité du film ? Certainement pas dans l’exaltation d’une figure d’intellectuel : la notion d’intellectuel est complètement dévaluée et même ridiculisée, depuis qu’on qu’on désigne Bernard-Henri Lévy comme un intellectuel, qui plus est, « de gauche ». Aujourd’hui, les « intellectuels » patentés, médiatisés, se contentent de répéter, en termes peut-être plus pompeux et vaseux, ce que martèlent des médias au service de quelques grands groupes industriels ou financiers.

Ni dans le soulèvement et l’arrivée au pouvoir par les armes de fascistes au bandeau sur l’œil. Aujourd’hui, les fascistes déclarés arrivent au pouvoir dans l’élan d’une « révolution » colorée, comme en Ukraine, et sous la bannière de la « démocratie » (comme dans les pays baltes).

Néanmoins, ces deux figures, l’intellectuel Miguel de Unamuno et le fasciste José Millan Astray, sont au centre du film, et en constituent l’intérêt principal. On connaît la phrase lapidaire de chacun d’eux : au deuxième qui criait : « Viva la muette », le premier avait répliqué (dans sa dernière intervention publique) : « Vous vaincrez, mais vous ne convaincrez pas » (Venceréis, pero no convenceréis). Mais on avait fini par considérer cette réplique comme un simple jeu de mots ingénieux ; le film restitue les circonstances dramatiques où elle fut prononcée : au cours d’une cérémonie officielle pour le Jour de la Race (12 octobre 1936), devant un public d’officiers fascistes en armes. On découvre alors qu’Unamuno fut sur le point de se faire lyncher pour son intervention.

Millan Astray, lui, se révèle comme une sinistre brute dont la petite phrase n’est que le moindre de ses péchés : c’est le fondateur de la Légion espagnole, qui sévit dans la colonie marocaine de l’Espagne, telle une colonne infernale massacrant des villages entiers, femmes et enfants compris.

Mais l’actualité du film, c’est d’abord de nous rappeler que le seul régime légal, en Espagne, c’est la République, déclarée le 14 avril 1931, renversée par un putsch et abolie par une guerre gagnée par les fascistes espagnols avec le soutien des fascistes italiens et des nazis allemands. Depuis, ce régime illégal s’est maintenu, d’abord sous la forme d’une dictature, puis sous celle d’une monarchie. On n’a jamais demandé aux Espagnols de se prononcer sur le retour à la République.

L’autre fait d’actualité, c’est que les fascistes se plaçaient sous la bannière de la défense de la civilisation chrétienne occidentale, et de la lutte contre le « séparatisme » catalan : depuis la première campagne d’Aznar, en 1996, le terme de séparatisme et la politique de guerre contre les Catalans n’a cessé d’être au premier plan dans la phraséologie et les actes de la droite « démocratique » espagnole (PSOE inclus), le PP étant aujourd’hui relayé par Vox, le mouvement d’extrême-droite qui ne se cache pas, lui, d’être fasciste. Du reste, c’est la dénonciation du « séparatisme » catalan (terme absolument impropre à l’époque, puisque l’option dominante en Catalogne était le fédéralisme), comme d’un cancer qui ronge l’Espagne, qui suscite l’intervention indignée d’Unamuno.

Le terme même de « séparatisme » est d’ailleurs devenu,depuis le déplacement de Macron à Mulhouse, particulièrement actuel : le choix des mots, dans la rhétorique des hommes politiques, est toujours très étudié ; on se demande pourquoi Macron a subitement remplacé le mot « communautarisme » par celui de « séparatisme » : avec ce dernier mot, on met une catégorie de gens en dehors de la communauté nationale, en prétendant qu’eux-mêmes s’y mettent, on justifie donc par avance toute mesure prise contre eux, puisque ce sont des ennemis de la nation, qui veulent la casser, la diviser, l’amoindrir : « l’Espagne, une, grande et libre » était le cri de guerre des fascistes ; Macron se prépare-t-il à crier : « la France, une, grande et libre », comme Trump crie : « l’Amérique (du Nord) une, grande et libre » ? Derrière cette affirmation d’unité nationale, c’est toujours d’unité des possédants contre les revendications sociales, c’est-à-dire la lutte des classes, qu’il s’agit.

Mais comment Amenabar se situe-t-il lui-même ? L’apparition du drapeau tricolore, en introduction, est-elle une déclaration d’intentions ? La réponse est donnée par le générique de fin : de nouveau, nous voyons, longuement, flotter un drapeau, cette fois bicolore, mais décoloré, les bords rongés, et on espère qu’il va, comme celui du générique du début, se modifier, et céder la place à un drapeau tricolore, en signe d’espoir et de promesse – en vain : la « rojigualda » (le drapeau rouge et jaune) reste là jusqu’au bout, et le message est : oui, le drapeau bicolore, celui de la monarchie, de l’Empire et du fascisme, a subi des vicissitudes, mais c’est notre seul vrai drapeau, et il est reparti pour de nouvelles aventures, démocratiques, cette fois.

On souligne en Espagne à quel point ce film est consensuel : il est toujours sous le signe du « en même temps » : oui, on commet des atrocités du côté national (c’était le nom officiel du camp fasciste), mais on en commet aussi du côté des Rouges (autre élément de phraséologie fasciste) ; on fusille sans procès de notre côté ? Mais en face aussi. Toute une séquence du film développe cette position de « neutralité » : Unamuno passe toute une après-midi à discuter avec son ami socialiste, tous deux échangeant des griefs équivalents ; et on voit se succéder des instantanés marquant le passage des heures, et les montrant toujours dans la position des deux combattants dans le tableau de Goya “ La rixe ” (il faudrait mettre fin un jour à la mythologie goyesque : Goya était un afrancesado, c’est-à-dire un collabo pro-français lors de l’occupation de l’Espagne par les troupes napoléoniennes. Cette référence n’est donc pas innocente). D’autres séquences développent le cliché de la nature espagnole, toujours occupée à se diviser contre elle-même (du reste, la droite dit la même chose en France).

Le film se range donc du côté de la « troisième Espagne », celle qui ne demande qu’à vivre en paix, et qui trouve curieusement son porte-parole en la personne de Carmen Polo, la femme de Franco : « Mon mari ne veut que la paix » ! Cette idéologie qui consiste à renvoyer dos à dos bourreaux et victimes va si loin qu’Amenabar en vient à réconcilier les deux figures radicalement opposées de Millan Astray et d’Unamuno : le premier mettant toujours en avant son courage physique et ses blessures (il est boiteux, borgne et manchot), le second réplique que le courage ne se manifeste pas toujours sur le champ de bataille. Et, lors de la cérémonie fatidique du 12 octobre, Millan Astray, en guerrier qu’il est, reconnaît le courage d’Unamuno lorsqu’il le presse d’accepter la main que lui tend Carmen Polo en guise de sauf-conduit pour quitter la salle sans se faire lyncher par les militaires. Quant à Franco lui-même, le film ne fait rien de subversif en le montrant comme calculateur et sournois ; au contraire, après avoir reçu des directives d’un responsable nazi, Franco déclare à un de ses collaborateurs : « Les Allemands, il faut les presser comme des citrons » (c’est-à-dire, profiter de leur aide, sans leur donner de gages). Il apparaît donc ici comme une sorte de Pétain du « moindre mal ».

Si le film est donc instructif, à un niveau anecdotique (même si les anecdotes, comme celle du 12 octobre, sont illustres), ou bien un peu malgré lui (le point de vue catalan est absent du film), il rentre dans une catégorie déjà bien représentée dans le cinéma espagnol (par exemple par Balada triste de trompeta d’Alex de la Iglesias, 2010), celle du révisionnisme, consistant à banaliser le fascisme en partageant les torts sous une apparence d’impartialité. Il suit aussi une autre stratégie bien connue, celle de dénoncer des abus anciens pour mieux suggérer qu’ils ont aujourd’hui disparu : dans le générique de fin, le drapeau fasciste est lavé, et consacré en tant que drapeau démocratique, comme l’explicite le texte qui l’accompagne : « En 1977, avaient lieu les premières élections démocratiques » – sous le signe, comme on sait, du Pacte de la Moncloa où tous les partis légalisés s’engageaient à respecter un système où on changeait tout pour que rien ne change.

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