Deux pays, une même terre : détruire les ghettos.

Leila SALEM




Samedi 4 novembre 2006.


Il y a quelques années, ma vie était un long fleuve tranquille. Issue d’une famille de la petite bourgeoisie algérienne, je suis venue en France pour finir mes études et à l’issue d’études supérieures et approfondies, j’ai obtenu dans une université française le diplôme de doctorat en informatique et mathématiques appliquées, mention très honorable avec les félicitations du jury.

Je voulais revenir en Algérie et aider à la construction de mon pays mais les événements tragiques que l’Algérie a connus ont retardé mon retour et à la fin de la guerre civile, mes enfants avaient grandi et mon retour s’avéra alors être problématique.

Une question se pose alors à moi : Suis-je « plutôt française » ? Si oui, cela signifierait-il que je dois oublier les venelles marchandes, les souks, les hammams et les mosquées de ma terre natale ? De même dois-je aussi oublier le pain de ma mère et le café de ma mère ? Et la voix de l’imam psalmodiant des paroles coraniques en cette belle langue arabe forte et musicale, dois-je aussi l’oublier ? Certainement et honnêtement non, j’en suis incapable !

Suis-je alors « plutôt algérienne » ? Si c’est le cas, signifierait-il alors que je dois oublier mes vingt deux années passées en France ? Oublier que je respire l’air de ce pays, mange son pain et bois son eau ? Oublier que mes meilleurs amis sont français, que mes élèves et mes enfants sont français et que ma maison et que mon jardin dont je caresse chaque fleur chaque matin se trouve en cette terre de France ? Là encore, je dit non, je suis incapable de le faire !

Durant toute ma vie, j’étais bercée par les deux langues et les deux cultures, arabe et française ; mon identité est faite de mélanges et de croisements, je ne suis ni une Arabe « pure », ni une française « pure », je suis faite d’un amalgame et d’une conjonction heureuse de ces deux cultures. Mon identité complexe et multiple ne peut se réduire à une simple appartenance nationale, raciale ou ethnique ; elle est un pont pour tisser des liens, dissiper les malentendus et réconcilier les fâchés.

Mon identité est imprégnée d’une autre composante plus forte car universaliste ; elle prend ses racines de toutes les cultures, toutes les langues, toutes les prières et toutes les civilisations du monde.

Puis vinrent le 11 septembre et la guerre sainte de Bush contre le monde islamique ; les incompréhensions, les haines et les manichéismes s’y développèrent et s’en nourrirent pour entraîner la planète dans une guerre de civilisation aux conséquences désastreuses et imprévisibles.

Au début, J’ai choisi l’option de la neutralité ; j’ai bouché mes oreilles et fermé mes yeux à l’instar d’ Omar Al Khayam qui a traversé un siècle tumultueux, une coupe de vin dans une main et une plume dans l’autre, ne se souciant guère de ce qui l’entourait. Cependant, devant les guerres destructrices contre des peuples faibles et l’assimilation de tout musulman à un terroriste potentiel, toute neutralité devenait coupable.

Tout tend à prouver que l’on va vers l’irrémédiable, vers une catastrophe que les mots « Nakbah » et « Shoah » seront insuffisants à la nommer comme l’affirme Edgar Morin. La peur de voir le musulman devenir le nouveau juif, a fait resurgir en moi une composante musulmane endormie de mon identité « Chaque être humain a plusieurs identités. Je suis un être humain. Je suis égyptien lorsque les Égyptiens sont opprimés. Je suis noir lorsque les noirs sont opprimés. Je suis juif lorsque les juifs sont opprimés et je suis palestinien lorsque les Palestiniens sont opprimés » a écrit Chehata haroun, ce juif Egyptien qui a refusé de quitter son pays l’Egypte pour émigrer en Israël. Et je suis musulmane quand les musulmans sont opprimés.

Lors de l’affaire des caricatures, naïvement, je m’attendais à trouver, de la part de l’ensemble de ma famille politique, un soutien à une communauté victime d’un racisme abject. Au lieu de cela, arrogance, égoïsme et suffisance prirent bien souvent le dessus « Nous sommes le pays des droits de l’homme et nous ne permettons pas à des barbares de saper nos libertés », ai-je lu et entendu, tandis que sur internet, s’ajoutaient parfois, sur de nombreux sites, des messages haineux et racistes.

J’ai constaté qu’une communauté déjà affaiblie et meurtrie est presque seule face à ce racisme agressif et pernicieux ; une communauté attaquée de toute part ; j’ai constaté peu de compassion et peu de soutien. Cela m’a rappelé les années trente et leur horreur. Effrayée, j’ai constaté que le musulman est en train de prendre la place du juif.

J’ai tenté de lutter contre vents et marées pour, à ma manière, porter la voix des sans voix et j’ai publié l’article « Les caricatures de Mohammed et l’idéologie occidentale » ; cela m’a valu, une avalanche de critiques et d’attaques. Certains m’ont accusé de stigmatiser l’occident et d’autres de racisme « anti blanc ».

L’affaire des caricatures offre les prémisses d’un avenir sombre. Les probabilités actuelles d’un grand désastre sont alarmantes, s’inquiète Edgar Morin, mais il arrive que l’improbable et l’imprévu changent le cours de l’histoire rassure t-il.

Une part de cet imprévu se trouve certainement dans la volonté de comprendre la culture musulmane et d’instaurer un dialogue dans le but d’une coexistence et non pour dominer et humilier : « si elle est authentique, la volonté de comprendre les autres cultures exclut toute ambition dominatrice. Là est l’humanisme. Sinon la barbarie l’emporte » écrit Edward Said dans « l’orientalisme ».

A ce niveau, la gauche a une responsabilité vis-à -vis des français musulmans et de la nature du dialogue à instaurer. Elle doit lutter contre tous les racismes, combattre les préjugés, les discriminations afin que les musulmans de France ne finissent pas dans des ghettos communautaires.

Car une identité est faite de multiples appartenances ; elle n’est pas immuable et se transforme tout au long de l’existence. Quand une personne est attaquée à cause de sa religion, de la couleur de sa peau ou de sa tendance sexuelle, elle voit son identité toute entière envahie par la composante attaquée et l’identification ne se fait qu’à elle et à elle seule. Ceux qui la partagent se sentent solidaires, se regroupent et finissent dans des ghettos communautaires.

Et la responsabilité de la gauche aujourd’hui est de détruire les ghettos et non de les construire.

Leila Salem


Bibliographie

1- Le monde moderne et la question juive, Edgar Morin, éditions du Seuil, 2006.

2- Les identités meurtrières, Amin Maalouf, éditions Grasset, 1998.

3- L’Orientalisme, L’Orient créé par l’Occident, par Edward W. Saïd (1935-2004), éditions du Seuil



Il Conviendrait Que Nous Fassions Preuve D’Un Peu (Plus) De Fermeté Avec "Le Monde Arabo-Musulman", En Seine-Saint-Denis Comme En Irak, par Sébastien Fontenelle.


Visiter le passé pour mieux construire le présent : Le trésor de la poésie hébraïque, produit de la civilisation arabo-musulmane, par Leila Salem.


Mauvaise Guerre, mauvais terme, par Katha Pollitt - The Nation.

Avec le pape, les architectes du Choc des civilisations ont-ils trouvé leur Apôtre ? par Leila Salem.

Le discours du pape à Ratisbonne : Foi, raison et « choc des civilisations », par J.J. Chavigné.

Caricatures : Les barbares sont à nos portes (et ils nous apportent le couscous), par Viktor Dedaj.




COMMENTAIRES  

04/11/2006 15:33 par Anonyme

Leila,
Tu es à la fois "pure" arabe + "pure" française, pour notre plus grand bonheur à tous.
Merci pour ces "+" qui font bien plus qu’une simple addition.
Tu te décourages ? Tu es loin d’être seule. Tu as pourtant des amis sincères qui sont heureux de te lire, et même qui comptent sur toi.
On ne te laisse pas. Ne nous laisse pas.
Bises

04/11/2006 19:07 par leila salem

Merci cher ( e) inconnu (e)

Le racisme ne parle pas français, il existe malheureusement dans toutes les sociétés. Lorsque je suis en France je lutte contre les racismes, tous les racismes sans distinction ni hiérarchisation. Et lorsque je rentre en Algérie, je me rends compte qu’il y a aussi des VRP du choc des civilisations qui veulent propager la haine au sein de la société algérienne. Alors je parle aux algériens de mes voisins français qui s’occupent de ma maison et de mon jardin, de mes amis qui me soutiennent et m’aident, de tous ces militants connus ou inconnus qui combattent le racisme, soutiennent les palestiniens dans leur lutte et refusent la guerre contre l’Iraq. J’avais publié cet été dans un journal local algérien un article qui raconte l’histoire de cette israélienne Tali Fahima emprisonnée parce qu’elle a rendu visite à ses frères et soeurs palestiniens, j’ai reçu une tonne de messages : « ah bon il y a des juifs qui sont pro palestiniens ? » Eh oui il y en a et il y en beaucoup leur avais-je répondu.

Beaucoup m’ont remercié mais certains m’ont traité de harki et de traîtresse.

Oui les ignorances et les incompréhensions sont des deux côtés et c’est pourquoi il faut nous unir et travailler tous ensemble pour les dissiper

biz

05/11/2006 13:42 par Ahmed

Bonjour Leila,

Globalement je trouve votre article très pertinent et correspond le mieux à mon état d’esprit et aux conclusions de mes réflexions à la suite des derniers événements qui se passent dans le monde.

Des articles comme le votre j’aimerais en lire plus souvent. Comme l’excellent livre de Amin Malouf que vous citez à juste titre (Les Identités Meurtrières, dans lequel il a consacré quelques lignes à l’Algérie en pleine guerre mais d’une justesse incroyable).

Je suis bien d’accord avec vous sur les descriptions des qualités respectives de chacun des deux pays, à savoir l’Algérie dans ta splendeur et la France universelle.

Et puis les problèmes qui apparaissent, à mon avis dés la première guerre du Golfe avec un petit summum avec l’affaire des caricatures danoises.
(J’ai lu votre article que vous citez, je suis entièrement d’accord avec vous).

Le problème que vous posez est malheureusement universel et un étranger qui s’installerait aujourd’hui en Algérie ne sera pas plus heureux que vous en France.

Comme vous le savez, vivre en Algérie n’est pas plus facile, (ceci est un doux euphémisme, mais j’aime bien).

Sauf que vous avez la chance d’avoir une double culture (arabe et française) ce qui est pour moi une richesse formidable, alors la soi-disant « pureté », on peut la laisser aux faibles d’esprit.

Pourtant j’émets quelques réserves à propos de votre article :

"¢ La photo d’une main décorée au henné, très belle au demeurant, est, à mon avis, bien inutile. Elle n’a rien à voir avec le contexte ou alors le rabaisse à un coté exotique. Pour moi, souvent, l’exotisme n’est pas loin du racisme.

"¢ Vous n’êtes pas obligée de donner les circonstances qui ont fait que maintenant vous habitez en France et que nous ne pouvez pas (ou plus) revenir en Algérie. On s’installe là où nous mène notre vie ou notre choix, cela ne regarde que l’intéressé ou ses proches.

"¢ Vous n’êtes obligée de divulguer vos diplômes, cela n’a rien à voir, il y a un côté justification que je n’ai pas aimé.

"¢ Enfin, j’ai gardé le meilleur pour la fin, attendre quelque chose de la part de la gauche, cela me parait au minimum naïf pour ne pas dire suicidaire. En tant qu’algérien, vivant en Algérie, j’observe que depuis 1954 la gauche a trahi tous les idéaux universels, notamment vis-à -vis de l’Algérie. Ce qui ne veut pas dire que la droite a fait mieux, loin de là .

C’était quelques points que je voulais partager en toute sérénité avec vous.
J’espère avoir le plaisir de vous lire.

Ahmed

05/11/2006 14:32 par leila salem

Bonjour Ahmed,

Un ami m’a fait la même remarque que vous, pourquoi avoir étaler mes diplômes et justifier mon choix de vivre en France ?

Si j’ai obtenu de tels diplôme c’est bien sûr grâce à mes efforts et mon amour pour le savoir et la connaissance mais aussi grâce à l’Algérie et à ma mère. C’est l’Algérie qui a financé toutes mes études ici en France dans le but de revenir au pays et l’aider à se construire. Au lieu de cela, j’ai tourné le dos à ce pays dans des moments durs où il avait le plus besoin de moi. Si j’ai obtenu de tels diplômes c’est aussi grâce aux sacrifices de ma mère, une femme qui a été privée d’études dans une société traditionnelle et qui a voulu réalisé ses rêves à travers sa fille. Ma mère est âgée, certes elle n’est pas seule et elle est très entourée, mais j’aurai aimé être à ses côtés pour lui préparer son café et son pain comme elle le faisait pour moi lorsque j’étais lycéenne.

J’observe de loin mon pays d’origine et ma mère et je partage leurs pleurs et leurs rires. Mais est-ce suffisant ?
D’où une souffrance et un sentiment de culpabilité qui, je pense ne me quitteront jamais.

Quand à la main, j’avoue que j’aime le henné et les tenues traditionnelles mais je trouve que le jean est une tenue pratique qui convient bien à la femme moderne.

Si vous regardez bien la photo vous verrez que la personne porte un jean blanc.

J’ai juste essayé de montrer qu’on peut concilier tradition et modernité.

Amicalement

leila

05/11/2006 21:22 par Ahmed

Bonjour Leila,

Votre réponse me laisse sur ma faim et j’ai toujours l’impression qu’à chaque fois que vous vouliez écrire un article ou donner une opinion il faut passer par un chemin bien « balisé » ou « pré requis » ou « sentiers battus » tels que : « j’aime l’Algérie », « j’aime ma mère », « je suis reconnaissant à mon pays », « je souffre et je suis coupable d’être loin », « j’aime la tradition mais je suis moderne », etc…

J’ai toujours l’impression que le débat est faussé.

Je comprends que, dans un élan de générosité, on veuille tout donner de ses meilleurs sentiments et dire tout à la fois mais la réponse à toutes ces attaques en règle contre l’autre quel qu’il soit ne peut être qu’une condamnation basée sur des arguments universels et civilisationnels et vous l’avez bien illustré par une position anti-oppresseurs quels qu’ils soient.

Bien évidemment je n’ai rien contre le henné, je n’ai rien contre le jean, je n’ai rien contre l’Algérie et bien sûr je n’ai rien contre ma mère mais mes positions anti-racistes ou anti-ghetto n’ont absolument rien à voir.

Un dernier point je ne vois au nom de quoi vous seriez coupable d’être loin du pays natal.

Le fait d’en parler et de l’assumer suffit largement.

Bien amicalement,

Ahmed

26/12/2007 07:00 par mohamed

bonjour,je serais heureux de pouvoir faire ta connaissance bent bladi aussi voiçi mon email sur msn:abubakralsiddiq@hotmail.com

09/11/2006 10:42 par Anonyme

Je suppose que Leila Salem est la même Leila d’Oulala.net.
J’ai toujours apprécié tous les articles de Leila, que j’ai pratiquement tous lus, mais c’est la première fois que je la vois parler d’elle-même, se son parcours et de sa vie. "Leila" avait un aspect mystérieux pour moi, et la photo de la main avec le henné perpetue ce mystère.

09/11/2006 15:13 par leila salem

Oui Leila d’oulala.net et Leila Salem du grand soir sont la même personne.

Comme la plupart des responsables, auteurs, ou visiteurs des sites alternatifs, je ne suis qu’une simple citoyenne dont les rêves ont toujours été simples et les ambitions aussi.

Comme beaucoup de femmes et d’hommes, l’une de mes principales préoccupations est l’amour.

J’aime la vague altermondialiste et anti-impérialiste et tous ceux qui luttent chaque jour pour un monde solidaire et fraternel et je me sens proche d’eux.

J’aime tous les peuples qui luttent pour leur liberté et leur dignité.

J’aime les palestiniens, je les soutiens et je suis de tout coeur pour eux.

J’aime les peuples d’Amérique latine et je les soutiens aussi.

J’aime El Che, Bolivar et l’Emir Abdel Kader.

J’aime la civilisation musulmane et j’essaie, à ma manière, de rappeler à l’occident et avec lui à l’humanité toute entière que le monde musulman a porté le flambeau de la civilisation pendant les trois quarts d’un millénaire, une période de splendeur deux fois plus longues que celles des Grecs et qui a influencé l’occident plus directement et plus diversement que les grecques eux-mêmes, comme l’a écrit Sigrid Hunke dans « Le soleil d’Allah brille sur l’occident ».

J’aime tout ce qui m’entoure, les arbres, les montagnes, la mer et surtout le soleil car tout est beau, tout est jeune, tout est nouveau sous le soleil.

Le choix de mon pseudo n’est pas un hasard, il est le symbole de l’amour universel. Quays tombe amoureux de Leila et pour son grand malheur la chante. En faisant cela il la perd et il le sait. Leila lui devient inaccessible et Quays sombra dans la folie et mourut pour l’amour de l’amour de Leila.
Dans la langue arabe, l’amour occupe une place centrale et il existe une grande subtilité dans ce mot :

Al Hawa (vide) : c’est la passion subite

Al Hubb (récipient qui reçoit l’eau trouble pour la rendre claire et limpide) : il s’agit de l’amour originel, une graine présente dans chaque coeur .

Al Ishq (le liseron) : c’est l’excès d’amour ou le débordement. Quand l’amour est grand, la graine se développe et peut se transformer en liseron qui enveloppe l’être de l’intérieur puis de l’extérieur. Dans le cas extrême, celui de Quays par exemple, « C’est par l’aimé et pour lui qu’il entend, par lui et pour lui il voit, enfin par lui et pour lui il parle » ;

mais j’espère que nous, nous resterons loin de ce Ishq qui scelle le coeur, lui appose un verrou et le laisse aveugle et sourd à tout propos autre que celui de l’aimé.

Amour et ouverture oui, fanatisme et fermeture non.

Amicalement

Leila Salem alias leila

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