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Joe Bageant (1946-2011) ou le socialisme du bouseux

Joe Bageant vient de mourir à l’âge de 64 ans.

Ce nom n’évoque sans doute pas grand chose à grand monde ni ici, ni ailleurs. Mais, pour ceux qui l’ont connu, c’est un grand vide.

Joe était un vrai socialiste, atypique, bon vivant, il aimait la vie, les gens du peuple, tous ces laissés pour compte de l’Amérique, et les soirées entre amis où on discute de tout jusqu’au petit matin.
A refaire le monde. Un monde meilleur.

Hélas, la gueule de bois survient quand on reprend pied avec la réalité - où ce monde, non seulement, n’est pas meilleur, mais où il est encore pire que ce qu’on pensait.

Et sa plume acérée, sa langue verte et sans fard nous racontait tout cela si bien.

Un de ses amis le fait revivre un peu à travers le récit qui suit.
Je l’ai traduit (pratiquement intégralement) en hommage à cet homme pour qui j’avais beaucoup d’estime, mais qui, le salaud, était si difficile à traduire parce que sa langue n’appartenait qu’à lui et que le traduire, c’était le trahir.

Emcee


Joe Bageant (à g.) et Fred Reed

Fred Reed raconte Joe

(larges extraits)

Jocotepec, Mexique

Joe a vécu un certain temps près du lac.

Nous allions le voir, Vi et moi, et nous trouvions un ours, un bouddha montagnard barbu, en train d’écrire sur le pas de la porte de sa maison à une pièce à Ajijic. Il portait son vieux gilet de pêcheur, qu’il avait déjà , d’après moi, le jour où il est né.

En général, nous rentrions dans la pièce à vivre, qui servait aussi de chambre, de salle à manger et de salle de séjour. Il sortait des bouteilles de picrate local ou nous préparait des martinis au piment jalapeño de son invention - il y avait chez lui un peu du savant fou - et nous parlions pendant des heures d’art, de musique, de l’actualité, de la politique et des gens. Surtout des gens. Parfois, il attrapait une des guitares accrochées au mur et se mettait à chanter du blues, qu’il chantait bien. Je suppose que quand on est né dans la misère en Virginie Occidentale, c’est une musique qu’on porte en soi (voir la vidéo ici).

Joe avait le don de bluffer les gens. Son accent traînant du Sud, sa simplicité, on pouvait parler des semaines avec lui sans se rendre compte qu’il était sacrément intelligent.

Un jour, il est passé me voir. M’a dit qu’il venait d’apprendre qu’il avait un cancer.

C’est allé vite. Il est mort samedi.

La plupart de ceux qui le connaissaient l’ont connu à travers ses livres : Deer Hunting with Jesus : Dispatches from America’s Class War , et Rainbow Pie : A Redneck Memoir.

Deer Hunting parle de cette immense classe de gens qui passent inaperçus en Amérique, le sous-prolétariat blanc des petites villes et des zones rurales de Winchester, Virginie, où il avait vécu, et par voie de conséquence, de Waldorf, Maryland et de King George, en Virginie et puis des Carolines et du Plateau de Cumberland … et de partout ailleurs.

L’Amérique pense qu’elle est un pays de bourgeois.

C’est faux. Joe savait ça.

On ne peut pas dire qu’il s’agisse de sociologie. La sociologie est censée être rédigée dans une prose répétitive, semi-analphabète, soporifique et abrutissante à faire crier grâce à une enclume. Joe, c’était plutôt Twain.

"Ne mangez jamais des saucisses cocktail servies dans un urinoir", disait-il, "quelle qu’en soit la mise, en parlant des travailleurs qui passent leur vie à faire des boulots sans prestations sociales ni retraite et qui se font en général baiser".

Il n’avait aucune patience avec les journalistes suffisants de Washington qui touchent un demi-million de dollars par an pour dire que l’Amérique est un pays qui offre ses chances à tout le monde, pour peu qu’on travaille dur.

C’est faux. Il le savait. Moi aussi, qui ai grandi dans le comté de King George en Virginie, où il y avait le même genre de population. Il avait tout à fait raison.

Il a eu une vie bien remplie. Descendu de ses montagnes, il avait passé un an à l’Ecole des Beaux Arts Corcoran (Corcoran School of Art), puis il était parti vers l’ouest où il avait côtoyé Hunter Thompson et les géants de l’époque, et écrivant pour toutes sortes de publications. Il vouait un culte à la picole et aux drogues récréatives, dont il n’était probablement pas le seul adepte, à l’époque.

Peu avant sa mort, il nous a raconté, à Vi et à moi, qu’il avait rencontré des Mexicains du coin d’origine indienne et qu’il avait grimpé une nuit dans la colline pour ramasser des champignons et était resté allongé une partie de la nuit à contempler les étoiles qui tournaient et dansaient au-dessus de sa tête.

Il avait vécu sur une réserve indienne sans électricité, avait été rédac’ chef du magazine Military History, et également pour un magazine d’agrobusiness qui fourguait des pesticides, et racontait des histoires horribles sur ce que nous avons réellement dans nos assiettes.

Il était très malheureux à Military History, mais il fallait bien vivre.

Et, puis, il a commencé à écrire sur Internet, poussé à écrire pour on ne sait quelles raisons poussent les gens à écrire sur Internet, et a été découvert par Dan Greenberg, l’agent littéraire.

Les agents et les maisons d’éditions à New York se caractérisent, en général, par une ignorance des auteurs, de l’écriture, de l’Amérique et des livres, mais Greenberg mettait peu d’ardeur à observer les traditions de sa profession. Il avait demandé à Joe d’écrire un livre. Ce qu’il avait fait.

Le résultat a été surprenant.

Deer Hunting a eu un succès fou en … Australie. Il s’est bien vendu en … Angleterre. Il a également été traduit en espagnol, deux fois, en Espagne et en …. Argentine. l’Argentine ?

Joe a été invité deux fois au 10 Downing Street, a été interviewé à la radio en Australie des milliers de fois, a fait une tournée de promotion de son livre en Italie.

Rainbow Pie a été traduit en allemand et en italien. Comparativement, il n’a eu aucun écho en Amérique. Quelque part, il y a quelque chose qui ne tourne pas rond du tout. Je ne sais pas trop quoi.

Peut être bien qu’à New York on n’aime pas les paysans, ou qu’ils ne savent même pas que ça existe. Et c’est sûr, il y avait du paysan en Joe. (…).

Il était ouvertement en faveur du Deuxième Amendement (qui garantit pour tout citoyen américain le droit de porter des armes, NDT), parce que, disait-il, une quarantaine de kilos de ragoût de chevreuil, c’est très important pour beaucoup de familles. Et ces familles-là , les critiques littéraires n’en ont jamais entendu parler.

Joe se présentait comme "socialiste redneck". Ce qu’il était.

Il s’inquiétait sincèrement du sort des gens dont il parlait dans ses livres, ceux qui travaillaient dur toute leur vie et qui se retrouvaient sans rien. Bizarre : je n’ai jamais rencontré de socialiste qui ne s’inquiétait pas du sort des autres, ni de capitaliste qui s’y intéressait.

La vérité, c’est que beaucoup de gens bien sont du mauvais côté de la courbe de l’intelligence, ne sont pas issus de familles qui envoient leurs enfants à l’université et ne peuvent pas se défendre contre les avocats du capital et les élus corrompus.

Ce n’était pas de la frime. C’était vrai, sûr et certain et vérifié : l’argent ne l’intéressait pas.

Il avait vécu un certain temps à Hopkins Village au Belize, où vivait une communauté noire de Garifunas misérables située au bord de mer, et, quand il a commencé à recevoir de l’argent de la vente de Deer Hunting, il le distribuait pour aider la population locale.

Il ne se considérait pas comme un saint. Simplement, il se fichait complètement de l’argent. Ce qui l’intéressait, c’était les bouquins, une guitare, les amis, Internet, du vin et des substances non approuvées par La Drug Enforcement Administration (DEA). Il n’y avait aucun snobisme chez lui.

A Vi et à moi, il nous manquera toujours le blues guttural, la découverte qu’Edward Hopper était notre peintre préféré, les martinis au piment jalapeño, aussi imbuvables étaient-ils, et les histoires que nous nous racontions de moments épiques et de lieux insolites.

Et l’intelligence du coeur et de l’esprit de cet homme.

SOURCE : http://www.joebageant.com/joe/2011/03/bageant-moves-on.html

Vidéo en anglais :

Où Joe Bageant demande, entre autres, aux libéraux de la classe moyenne de ne pas construire un mur entre eux et les laissés pour compte et de leur montrer un peu d’empathie, au lieu de laisser un boulevard aux républicains pour les écraser encore plus.

source, commentaires et traduction :
emcee, des Bassines et du zèle http://blog.emceebeulogue.fr/

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