RSS SyndicationTwitterFacebookFeedBurnerNetVibes
Rechercher

La grande diversion libyenne

photo : Immanuel Wallerstein

Le conflit qui se déroule depuis un mois en Libye (guerre civile et action militaire conduite par les Etats-Unis contre Kadhafi) ne relève en rien ni d’une intervention humanitaire ni de l’approvisionnement immédiat de la planète en pétrole. Il s’agit d’une énorme diversion, d’une diversion délibérée par rapport à la lutte politique majeure en cours dans le monde arabe. Il existe en effet une chose sur laquelle Kadhafi et les dirigeants occidentaux de tous bords sont en accord total : ils veulent tous ralentir, canaliser, coopter et limiter la deuxième révolte arabe et l’empêcher de changer les réalités politiques fondamentales du monde arabe et son rôle dans la géopolitique du système-monde.

Pour bien prendre la mesure de ceci, il faut retracer ce qui s’est passé dans la séquence chronologique. Même si la grogne politique dans les différents pays arabes est une constante depuis longtemps, comme le sont les tentatives de différentes forces extérieures pour soutenir tel ou tel élément au sein de tel ou tel Etat, le suicide de Mohamed Bouazizi le 17 décembre 2010 a ouvert un processus très différent.

De mon point de vue, c’est la continuation de l’esprit de la révolution mondiale de 1968. Au cours des derniers mois dans le monde arabe, comme en 1968, c’est la jeunesse qui a eu le courage et la volonté de déclencher la protestation contre les autorités instituées. Leurs motivations ont été multiples : l’arbitraire, la cruauté et la corruption des personnes au pouvoir, l’aggravation de leur propre situation économique, et par-dessus tout, leur insistance sur leur droit moral et politique à jouer un rôle majeur dans la définition de leur destin politique et culturel. Ils ont également protesté contre la structure même du système-monde et contre les voies par lesquelles leurs dirigeants ont été soumis aux pressions de forces extérieures.

Ces jeunes gens n’étaient pas organisés, du moins pas au départ. Et ils n’étaient pas toujours totalement au courant du monde politique. Mais ils ont fait preuve de courage. Et, comme en 1968, leur action fut contagieuse. Très vite, dans quasiment tous les pays arabes, et indépendamment de la politique étrangère de chacun des pays, ils ont menacé l’ordre établi. Quand ils montrèrent leur force en Egypte, qui demeure le pays clé du monde arabe, tout le monde commença à les prendre au sérieux. Il existe deux manières de prendre une révolte comme celle-ci au sérieux : soit s’y rallier pour tenter de la contrôler ; soit prendre des mesures énergiques pour l’étouffer. Ces deux options ont été tentées.

Trois groupes s’y sont ralliés, comme la bien souligné Samir Amin dans son analyse de la situation égyptienne : la gauche traditionnelle revivifiée, la classe moyenne instruite et les islamistes. La force et les caractéristiques de ces groupes ont varié selon les pays arabes. Amin voyait la gauche et la classe moyenne (dans la mesure où ils étaient des nationalistes, pas des néolibéraux mondialisés) comme des éléments positifs et les islamistes, derniers à prendre le train en marche, comme les éléments négatifs. Enfin, il faut prendre en compte l’armée, bastion traditionnel de l’ordre, qui s’est tardivement jointe à la révolte égyptienne, précisément afin d’en limiter les effets.

Aussi, quand il commença, le soulèvement en Libye fut une conséquence directe du succès des révoltes dans les deux pays voisins, la Tunisie et l’Egypte. Kadhafi est un dirigeant particulièrement impitoyable qui a fait des déclarations épouvantables sur ce qu’il réservait aux traîtres. Si, très vite, des voix s’élevèrent vigoureusement en France, en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis en faveur d’une intervention militaire, ce n’était pas parce que Kadhafi était un anti-impérialiste gênant. Il vendait bien volontiers son pétrole à l’Occident et se vantait de sont aide à l’Italie pour endiguer la marée de l’immigration clandestine. Il proposait, en outre, des accords juteux aux entreprises occidentales.

Le camp interventionniste comptait deux composantes : ceux qui ne peuvent résister à une intervention militaire de l’Occident quelle qu’elle soit et ceux qui ont défendu la cause d’une intervention humanitaire. Tous se heurtèrent, aux Etats-Unis, à la très forte opposition des forces militaires qui considérait cette guerre en Libye comme ingagnable et comme faisant peser un énorme fardeau militaire sur le pays. Ce groupe des militaires paraissait en passe de l’emporter quand soudain la résolution de la Ligue arabe changea le rapport de force.

Comment cela a-t-il pu se produire ? Le gouvernement saoudien a travaillé d’arrache-pied et avec efficacité pour faire passer une résolution appuyant la création d’une zone d’exclusion aérienne (no-fly zone). Pour obtenir l’unanimité parmi les pays arabes, les Saoudiens firent deux concessions : leur demande ne portait que sur la zone d’exclusion aérienne et, d’autre part, une deuxième résolution qui s’opposait à l’intrusion de forces terrestres occidentales fut adoptée.

Qu’est-ce qui poussa les Saoudiens à promouvoir tout ceci ? Est-ce que quelqu’un aux Etats-Unis téléphona en Arabie saoudite pour en faire la demande ? Je crois que ce fut plutôt l’inverse. Il s’agit d’un exemple où les Saoudiens ont cherché à modifier la politique étrangère américaine plutôt que le contraire. Et ils y sont parvenus. C’est ce qui changea le rapport de force.

Ce que les Saoudiens voulaient et ce qu’ils ont obtenu, c’est une grande diversion par rapport à ce qu’ils considéraient comme le plus urgent et ce qu’ils étaient en train de faire : la répression de la révolte arabe, surtout en ce qu’elle affectait en premier lieu l’Arabie saoudite elle-même, les pays du Golfe ensuite, le reste du monde arabe enfin.

Comme en 1968, ce type de révolte antiautoritaire crée des divisions curieuses dans les pays touchés et débouche sur des alliances inattendues. Les appels à des interventions humanitaires sont particulièrement clivants. Mon problème avec les interventions humanitaires, c’est que je ne suis jamais sûr qu’elles soient humanitaires. Leurs défenseurs rappellent toujours les cas où de telles interventions n’eurent pas lieu, comme au Rwanda. Mais ils ne regardent jamais les cas où de telles interventions eurent lieu. Oui, en effet, à relativement court terme, elles peuvent prévenir ce qui aurait autrement tourné au massacre de populations. Mais à long terme, y parviennent-elles vraiment ? Pour empêcher à court terme Saddam Hussein de commettre ses massacres, les Etats-Unis envahirent l’Irak. Est-ce qu’il en a découlé moins de massacres sur dix ans ? On peut s’interroger.

Les avocats des interventions humanitaires semblent recourir à un critère quantitatif. Quand un gouvernement tue dix manifestants, c’est « normal » tout en méritant peut-être une critique verbale. Quand il en tue 10 000, c’est criminel et cela appelle une intervention humanitaire. Combien de personnes doivent être tuées avant que le normal devienne criminel ? Cent, mille ?

Aujourd’hui, les puissances occidentales se sont lancées en Libye dans une guerre à l’issue incertaine. Probablement deviendra-t-elle un bourbier. Est-elle parvenue à distraire l’attention du monde par rapport à la révolte arabe en cours ? Peut-être. Nous ne le savons pas encore. Réussira-t-elle à chasser Kadhafi ? Peut-être. Nous le ne le savons pas encore. Si Kadhafi s’en va, qu’est-ce qui lui succèdera ? Même les porte-paroles étasuniens s’inquiètent de l’éventualité de son remplacement soit par ses vieux copains soit par Al Qaïda, soit par les deux.

L’action militaire étatsunienne en Libye est une erreur, même du petit bout de la lorgnette des Etats-Unis et même du point de vue humanitaire. Elle n’est pas prête de se terminer. Barack Obama a expliqué son action d’une façon très compliquée et très subtile. Ce qu’il a dit, en substance, c’est que si le président des Etats-Unis, dans sa grande prudence, juge une intervention dans l’intérêt des Etats-Unis et du monde, il peut la faire et devrait la faire. Je n’ai guère de doute qu’il a dû connaître bien des tourments avant de prendre sa décision. Mais ce n’est pas encore assez. Il s’agit d’une proposition terrible, inquiétante et, en dernière analyse, vouée à l’échec.

Dans le même temps, le plus grand espoir qu’on puisse avoir, c’est que la deuxième révolte arabe reparte de plus belle, ce qui sera maintenant peut-être assez difficile, et fasse trembler d’abord les Saoudiens.

Immanuel Wallerstein

Sociologue au Centre Fernand Braudel à l’Université de Birmigham, chercheur au département de sociologie de l’université de Yale.

Commentaire n° 302,

1er avril 2011

Fernand Braudel Center, Binghamton University

http://www.elcorreo.eu.org/?La-grande-diversion-libyenneImmanuel-Wallerstein

URL de cet article 13383
  

Même Thème
Libye, OTAN et médiamensonges
Michel COLLON
Les « armes de destruction massive », ça n’a pas suffi ? Le martyre de l’Irak, frappé d’abord par les médiamensonges et ensuite par les bombes, on n’en a pas tiré les leçons ? Non, on n’en a pas tiré les leçons. On sait que les Etats-Unis ont menti sur le Vietnam, l’Irak, la Yougoslavie, l’Afghanistan et Gaza, mais on croit que cette fois-ci, sur la Libye, ils disent la vérité. Etrange. La majorité de nos concitoyens croient encore ce que l’Otan a raconté sur la Libye. Y compris les Arabes car cette fois, (...)
Agrandir | voir bibliographie

 

"Au Salvador, les escadrons de la mort ne tuent pas simplement les gens. On les décapite, on place leurs têtes sur des piques et on garnit ainsi le paysage. La police salvadorienne ne tuait pas seulement les hommes, elle coupait leurs parties génitales et les fourrait dans leurs bouches. Non seulement la Garde nationale violait les femmes salvadoriennes, mais elle arrachait leur utérus et leur en recouvrait le visage. Il ne suffisait pas d’assassiner leurs enfants, on les accrochait à des barbelés jusqu’à ce que la chair se sépare des os, et les parents étaient forcés de garder."

Daniel Santiago,prêtre salvadorien
cité dans "What Uncle Sam Really Wants", Noam Chomsky, 1993

Commandos supervisés par Steve Casteel, ancien fonctionnaire de la DEA qui fut ensuite envoyé en Irak pour recommencer le travail.

Analyse de la culture du mensonge et de la manipulation "à la Marie-Anne Boutoleau/Ornella Guyet" sur un site alter.
Question : Est-il possible de rédiger un article accusateur qui fait un buzz sur internet en fournissant des "sources" et des "documents" qui, une fois vérifiés, prouvent... le contraire de ce qui est affirmé ? Réponse : Oui, c’est possible. Question : Qui peut tomber dans un tel panneau ? Réponse : tout le monde - vous, par exemple. Question : Qui peut faire ça et comment font-ils ? Réponse : Marie-Anne Boutoleau, Article XI et CQFD, en comptant sur un phénomène connu : "l’inertie des (...)
93 
Médias et Information : il est temps de tourner la page.
« La réalité est ce que nous prenons pour être vrai. Ce que nous prenons pour être vrai est ce que nous croyons. Ce que nous croyons est fondé sur nos perceptions. Ce que nous percevons dépend de ce que nous recherchons. Ce que nous recherchons dépend de ce que nous pensons. Ce que nous pensons dépend de ce que nous percevons. Ce que nous percevons détermine ce que nous croyons. Ce que nous croyons détermine ce que nous prenons pour être vrai. Ce que nous prenons pour être vrai est notre réalité. » (...)
55 
Appel de Paris pour Julian Assange
Julian Assange est un journaliste australien en prison. En prison pour avoir rempli sa mission de journaliste. Julian Assange a fondé WikiLeaks en 2006 pour permettre à des lanceurs d’alerte de faire fuiter des documents d’intérêt public. C’est ainsi qu’en 2010, grâce à la lanceuse d’alerte Chelsea Manning, WikiLeaks a fait œuvre de journalisme, notamment en fournissant des preuves de crimes de guerre commis par l’armée américaine en Irak et en Afghanistan. Les médias du monde entier ont utilisé ces (...)
17 
Vos dons sont vitaux pour soutenir notre combat contre cette attaque ainsi que les autres formes de censures, pour les projets de Wikileaks, l'équipe, les serveurs, et les infrastructures de protection. Nous sommes entièrement soutenus par le grand public.
CLIQUEZ ICI
© Copy Left Le Grand Soir - Diffusion autorisée et même encouragée. Merci de mentionner les sources.
L'opinion des auteurs que nous publions ne reflète pas nécessairement celle du Grand Soir

Contacts | Qui sommes-nous ? | Administrateurs : Viktor Dedaj | Maxime Vivas | Bernard Gensane
Le saviez-vous ? Le Grand Soir a vu le jour en 2002.