La religion du marché

dessin : Nicholson, "Intéressant... Le fossé entre riches et pauvres n’est pas aussi grand que nous le pensions".

Presque tous les dirigeants politiques, qu’ils soient de la gauche
traditionnelle ou de la droite, qu’ils soient du Sud ou du Nord, vouent un
véritable culte au marché, aux marchés financiers en particulier. Il
faudrait plutôt dire qu’ils fabriquent une religion du marché. Chaque
jour, une messe est dite pour honorer le dieu Marché dans chaque foyer
muni d’une télévision ou d’une connexion internet, au moment où l’on rend
compte de l’évolution des cotations en Bourse et des attentes des marchés
financiers. Le dieu Marché envoie des signaux par la voix du journaliste
économique ou du chroniqueur financier. Ce n’est pas seulement vrai pour
tous les pays les plus industrialisés, c’est vrai aujourd’hui pour la
majeure partie de la planète. Que l’on soit à Shanghai ou à Dakar, à Rio
de Janeiro ou à Tombouctou, on recevra les "signaux envoyés par les
marchés" . Par exemple, en Europe, tout un chacun saura le matin comment a
évolué le Nikkei à la Bourse de Tokyo alors que quasiment personne n’est
concerné : les rares personnes à l’être sont tenus au courant par d’autres
biais que la radio d’information en continu… Partout, les gouvernants ont
procédé à des privatisations, on a créé l’illusion que la population
pouvait participer directement aux rites du marché (en achetant des
actions) et recevoir un bénéfice en retour dans la mesure où l’on a bien
interprété les signaux envoyés par le dieu Marché. En réalité, la petite
partie de ceux d’en bas qui ont fait l’acquisition d’actions n’ont aucun
poids sur les tendances du marché.

Dans quelques siècles, peut-être lira-t-on dans les livres d’Histoire que,
à partir des années 1980, un culte fétichiste a fait fureur. La montée en
puissance du culte en question sera peut-être mise en relation avec deux
noms de chefs d’Etat : Ronald Reagan et Margaret Thatcher. On notera que
ce culte a bénéficié dès le début d’une aide des pouvoirs publics (qui se
sont inclinés volontairement devant ce dieu qui les privait d’une grande
partie de leur pouvoir d’antan) et des puissances financières privées. En
effet, pour que ce culte rencontre un certain écho dans les populations,
il a fallu que les grands médias lui rendent hommage quotidiennement.

Les dieux de cette religion sont les Marchés financiers. Des temples leur
sont dédiés qui ont pour nom Bourses. Seuls les grands prêtres et leurs
acolytes y sont conviés. Le peuple des croyants est invité à communier
avec les dieux Marchés par l’intermédiaire du petit écran de TV ou
d’ordinateur, du journal quotidien, de la radio ou du guichet de la
banque.

Jusqu’aux coins les plus reculés de la planète, des centaines de millions
d’êtres humains, à qui on nie le droit de satisfaire leurs besoins
élémentaires, sont conviés à célébrer les dieux Marchés. Au Nord, dans les
journaux lus en majorité par les salariés, les ménagères, les chômeurs,
une rubrique du type "où placer votre argent ?" est quotidiennement
imprimée alors que l’écrasante majorité des lecteurs et lectrices n’a pas
les moyens - ni parfois la volonté - de détenir la moindre action en
Bourse. Des journalistes sont payés pour aider les croyants à comprendre
les signaux envoyés par les dieux.

Pour amplifier, dans l’esprit des croyants, la puissance des dieux
Marchés, des commentateurs annoncent périodiquement que ceux-ci ont envoyé
des signaux aux gouvernements pour indiquer leur satisfaction ou leur
mécontentement. Le gouvernement et le parlement grecs ont enfin compris le
message envoyé et ont adopté un plan d’austérité de choc qui fait payer
ceux d’en bas. Mais les dieux sont mécontents du comportement de
l’Espagne, du Portugal, de l’Irlande et de l’Italie. Leurs gouvernements
devront aussi apporter en offrande de fortes mesures antisociales.

Les endroits où les dieux sont susceptibles de manifester leurs humeurs
avec le plus de poids sont Wall Street à New York, la City à Londres, les
Bourses de Paris, de Francfort ou de Tokyo. Pour mesurer leur
contentement, on a inventé des instruments qui ont nom Dow Jones à New
York, Nikkei à Tokyo, le CAC40 en France, le Footsie à Londres, le Dax à 
Francfort. Pour s’assurer la bienveillance des dieux, les gouvernements
sacrifient les systèmes de sécurité sociale sur l’autel de la Bourse. Ils
privatisent, aussi.

Pourquoi a-t-on donné des atours religieux à de simples opérateurs ? Ils
ne sont ni des inconnus, ni de purs esprits. Ils ont un nom, une adresse :
ce sont les principaux dirigeants des deux cents grandes transnationales
qui dominent l’économie mondiale avec l’aide du G7, la complaisance du G20
et des institutions telles que le FMI, revenu grâce à la crise sur le
devant de la scène après une période de purgatoire. Il y a aussi la Banque
mondiale et l’Organisation mondiale du commerce (celle-ci est assez mal en
point, mais elle sera peut-être aussi à nouveau élue par les dieux). Les
gouvernements ne font pas exception : ils ont abandonné les moyens de
contrôle qu’ils détenaient sur ces marchés financiers. Les investisseurs
institutionnels (les « zinzins » : grandes banques, fonds de pensions,
assurances, hedge funds…) qui les dominent ont reçu des gouvernements des
milliers de milliards de dollars sous forme de dons ou de prêts qui
servent à les remettre en selle après la débâcle de 2007-2008. La Banque
centrale européenne, la Réserve fédérale des Etats-Unis, la Banque
d’Angleterre leur prêtent chaque jour, à un taux inférieur à l’inflation,
des mannes de capitaux que les « zinzins » s’empressent d’utiliser de
manière spéculative contre l’euro, contre les trésoreries des Etats, sur
le marché des matières premières…

Aujourd’hui, l’argent peut circuler d’un pays à l’autre sans le moindre
prélèvement d’impôt. Trois mille milliards de dollars circulent chaque
jour dans le monde par-dessus les frontières. Moins de 2% de cette somme
servent directement au commerce mondial ou aux investissements productifs.
Plus de 98% servent à des opérations spéculatives principalement sur les
monnaies, sur les titres de la dette, sur les matières premières.

Il faut mettre fin à cette banalisation d’une logique de mort. Il faut
créer une nouvelle discipline financière, exproprier le secteur financier
et le mettre sous contrôle social, taxer fortement les « zinzins » qui ont
provoqué puis profité de la crise, auditer et annuler les dettes
publiques, mettre en oeuvre une réforme fiscale redistributive, réduire
radicalement le temps de travail afin d’embaucher massivement tout en
garantissant le montant des salaires… Face à cette religion du Marché,
commencer à mettre en oeuvre un programme fondamentalement laïc.
Anticapitaliste, en somme…

Eric Toussaint
docteur en sciences politiques, préside le CADTM
Belgique (Comité pour l’annulation de la dette du tiers-monde,
www.cadtm.org) ; auteur de Un coup d’oeil dans le rétroviseur. L’idéologie
néolibérale des origines jusqu’à aujourd’hui, Le Cerisier, Mons, 2010 ;
coauteur avec Damien Millet de La Crise. Quelles Crises ?,
Aden-CADTM-Cetim, Bruxelles-Liège-Genève, 2010.

Comite pour l’annulation de la dette du Tiers Monde (CADTM)
Site Web : http://www.cadtm.org

COMMENTAIRES  

17/05/2010 11:27 par Néo-Résistant

Tout l’équilibre d’un système économique, financier et social réside dans une équation très simple : le monde de la finance est régi par des lois promulguées par le monde politique, si ce pouvoir politique est indépendant du pouvoir financier et que les médias indépendants font honnêtement leur travail d’information les problèmes éventuels peuvent être réglés par de nouvelles lois pour le plus grand bien de l’intérêt général.

Or, s’il y a une collusion entre les financiers, les médias et les hommes politiques, le système dérive en faveur les intérêts particuliers qui en ont pris le contrôle et la démocratie est vidée de toute sa substance.

Avec la crise que nous vivons actuellement la collusion entre les médias, les politiques et les financiers est visible, le système libéral aboutit probablement à ce qu’en espéraient leurs auteurs : une régression sociale majeure et brutale pour augmenter encore la part du capital dans le partage de la richesse produite.

17/05/2010 14:41 par Vince

Effectivement, c’est exactement ce que je ressens quand j’écoute les médias, chaque jour. "Emprunter sur les marchés financiers", "les marchés financiers sont inquiets", etc...
Et les état tremblent devant "les marchés financiers" !!!
Mais c’est qui d’abord ? Et pourquoi faut-il renflouer "ces marchés financiers" qui nous vampirisent ? En vérité nous avons fait l’erreur de laisser venir au pouvoir des dirigeants politiques qui font partie de l’ "élite" qui engraisse grâce à la grande pompe à fric.
Laissons le système financier actuel s’autodétruire, il y aura moins longtemps à souffrir.
Mais en avons-nous, le peuple dit souverain, encore le pouvoir ? on va nous proposer "démocratiquement" d’échanger un Sarko contre un DSK : je n’irai pas voter dans ces conditions.
C’est terminé de cautionner cette mascarade.
Arrêtons de faire semblant de croire que rien d’autre que ce système n’est possible, ça confine aujourd’hui à l’autisme aggravé.
L’objectif des dirigeants d’aujourd’hui est d’endetter les états, pour rendre la marche arrière impossible en cas de miraculeux changement politique ( A.Merkel a perdu, hélas ).
Ah, question subsidiaire : pourquoi les pires suppôts de ce système sont-ils d’anciens socialistes ?

17/05/2010 16:46 par Ousper

Alain Touraine : " un mouvement social ce n’est pas tellement des déviants c’est au contraire des gens très centraux qui mettent en cause non pas les orientations de la société au contraire, mais on est en désaccord sur l’utilisation qui est faite des ressources : les patrons et les ouvriers croient à la technique à la productivité et au progrès du bien être par (le système). Mais ils sont tout à fait en désaccord sur la distribution des profits… "

La chose est dite : tous ceux qui souffrent, se plaignent d’être exploités, sont insatisfait du système etc. croient, défendent la religion du marché et espèrent toujours. Suivent les offrandes consenties, les messes en l’honneur du dieu Marché et des orientations de la société, les hommages quotidien au culte de la religion qui leur prend tout et ne leur laisse rien que des temples à entretenir et des mesures antisociales à appliquer.

Et si quelqu’un de Benveniste à David Lynch propose autre chose dans quelque domaine que ce soit, on fait corps avec la religion pour mettre les idées nouvelles dehors, comme si on ne désirait être sauvé que par la religion qui nous mange, que par les pratiques que l’on dénonce, que par les moyens traditionnels de lutte qui ne marche plus. On peut éventuellement se faire aider de Georges FENECH pour défendre la religion qui nous mange tout cru, c’est plutôt bien vu, mais cela divise les déçus.

Peut être : « Plutôt le néolibéralisme qu’une alternative nouvelle » pour parodier cette phrase que l’on attribut à Lucas Notaras, [dernier grand amiral de la flotte byzantine, qui aurait dit en 1453 : « Plutôt le turban que le chapeau de cardinal » à cause de rivalités théologiques entre les églises d’Orient et d’Occident qui empêchèrent l’acheminement d’aide aux Byzantins, due à la grande méfiance envers les occidentaux, suite au sac de la ville lors de la quatrième croisade en 1204. Cette attitude de ces Chrétiens précipitait la Chute de Constantinople.]

Ou bien on analyse honnêtement les idées nouvelles pour repérer les outils efficaces, les systèmes qui fonctionnent, un moyen qui permette de vivre plus que le seul niveau économique de l’existence.

Ou bien on choisit : « Plutôt la division entre nous et le néolibéralisme qu’une alternative nouvelle »
Notre choix nous engage pour longtemps et les Français hésitent encore.

26/05/2010 17:02 par Marne

Sympa la petite pub juste après pour "trader l’or".... parfaite illustration...

26/05/2010 17:22 par legrandsoir

effectivement, les pubs affichées par google réservent parfois des "surprises" - on essaie de les orienter mais notre marge de manoeuvre est étroite...

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