3 mars 2014 - Dans deux mois, du 22 au 25 mai, les électeurs de l’ensemble de l’Union européenne se rendront aux urnes pour élire leurs représentants au Parlement européen. Il est important que, cette fois, à l’heure de déposer leur bulletin, ils connaissent clairement les enjeux. Pour des raisons qui tiennent à la fois de l’Histoire et de la psychologie, dans certains pays (Espagne, Portugal, Grèce, etc.), beaucoup de citoyens – trop heureux d’être enfin considérés comme « européens » - ont rarement pris la peine de lire les programmes. Ils ont littéralement voté à l’aveuglette. Cette fois cependant, la brutalité de la crise et les cruelles politiques d’austérité mises en œuvre par l’Union européenne (UE) leur ont dessillé les yeux. Désormais, ils savent que c’est principalement à Bruxelles que se décide leur destin.
A cet égard, dans la perspective de ces élections européennes, il y a un thème qu’ils devront suivre très attentivement : le projet de Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement (TTPI [1]) entre l’Union européenne et les Etats-Unis. Cet Accord se négocie actuellement dans la plus grande discrétion, sans transparence démocratique et avec la complicité silencieuse des grands médias. Son objectif : créer la plus grande zone de libre échange de la planète, avec quelque 800 millions de consommateurs, qui représentera presque la moitié du Produit intérieur brut (PIB) mondial et un tiers du commerce global. Ce sera un très grand bouleversement. Des avancées sociales et environnementales sont en danger. La plus grande vigilance civique s’impose.
Pour les Etats-Unis, l’enjeu du TTPI est particulièrement décisif. Dans leur confrontation stratégique avec la Chine, les autorités américaines veulent ramener dans leur giron commercial trois grandes aires qu’ils ont longtemps dominé - l’Europe, l’Amérique latine, l’Asie-Pacifique – mais au sein desquelles Pékin s’est solidement installé menaçant même, ici et là, d’en expulser l’Amérique. La signature du TTPI constituerait donc, pour Washington, une victoire significative.
L’Union européenne constitue la principale économie du monde : ses cinq cents millions d’habitants disposent, en moyenne, de revenus annuels per capita d’environ 25 000 euros. Cela signifie que l’UE est le plus grand marché mondial et le plus important importateur de biens manufacturés et de services. Elle dispose du plus fort volume d’investissements à l’étranger, et c’est la principale aire de réception planétaire d’investissements étrangers. L’UE est également le premier investisseur aux Etats-Unis, la deuxième destination des exportations américaines et le plus grand marché pour les exportations américaines de services. La balance commerciale entre les deux mastodontes est favorable à l’UE (un excédent de 76,3 milliards d’euros). Mais celle de services est déficitaire (de 3,4 milliards d’euros). Les investissements directs de l’UE aux Etats-Unis ajoutés à ceux des Etats-Unis en UE, atteignent la somme faramineuse de 1,2 billion d’euros (soit 1,2 milliard de milliards d’euros)...
Washington et Bruxelles aimeraient conclure l’accord TTPI dans moins de deux ans, avant la fin du mandat du président américain Barack Obama. Pourquoi si vite ? Parce que, aux yeux des Etats-Unis, répétons-le, cet accord revêt un caractère géostratégique majeur. Sa signature représenterait une avancée décisive pour contrebalancer l’irrésistible montée en puissance de la Chine. Et au-delà de la Chine, des autres puissances émergentes rassemblées au sein des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Afrique du Sud).
Quelques chiffres donnent une idée de l’importance de la menace chinoise vue de Washington : entre 2000 et 2008, le commerce international de la Chine a été multiplié par quatre. Ses exportations ont augmenté de 474% et ses importations de 403%... Au cours de la même période, en revanche, les Etats-Unis ont perdu leur rang de première puissance commerciale du monde, un leadership qu’ils détenaient depuis un siècle... Avant la crise financière globale de 2008, les Etats-Unis étaient le partenaire commercial principal de 127 Etats du monde ; la Chine ne l’était que d’un peu moins de 70 pays. Aujourd’hui, Pékin est devenu le partenaire commercial principal de 124 Etats ; tandis que Washington ne l’est que d’environ 70 pays... Un renversement de situation spectaculaire, et désastreux pour les Etats-Unis.
Qu’est-ce que cela signifie ? Que Pékin, dans un délai d’environ dix ans, pourrait faire de sa monnaie, le yuan [2], l’autre grande devise dans les échanges internationaux [3]. Et menacer ainsi la suprématie du dollar. Par ailleurs, Il est de plus en plus évident que les exportations chinoises ne sont plus seulement constituées de produits de piètre qualité à prix bradé en raison du faible coût de sa main-d’œuvre. Désormais l’objectif explicite de Pékin est d’élever le niveau technologique et qualitatif de ses productions (et de ses services) pour devenir aussi, demain, leader dans des secteurs (informatique, automobile, aéronautique, téléphonie, nouvelles énergies, finances, etc..) dont les Etats-Unis et d’autres puissances technologiques occidentales croyaient pouvoir conserver le monopole à l’infini.
Pour toutes ces raisons, et essentiellement dans le but d’éviter que la Chine ne devienne trop vite la première puissance mondiale, Washington tente actuellement de blinder à son profit d’immenses zones de libre-échange auxquelles l’accès des produits chinois sera sinon fermé du moins rendu plus ardu.
Les enjeux sont donc colossaux. Car il s’agit d’une compétition (pour le moment pacifique) entre deux superchampions afin de décider lequel des deux exercera l’hégémonie planétaire au cours de la seconde moitié du XXIe siècle. C’est le ‘’grand jeu’’ géopolitique actuel. Les Etats-Unis ne sont pas prêts de céder. Déjà, officiellement, pour tenter de « contenir » la Chine, Washington a décidé de se recentrer sur l’Asie, qui est devenu son ‘aire géopolitique’ prioritaire. Ce recentrement et ce bras de fer avec Pékin expliquent, en partie, certaines ‘turbulences’ géopolitiques actuelles.
Par exemple, au Proche-Orient, l’impératif de désengagement des Etats-Unis vers l’Asie [4] (ils se retirent définitivement d’Afghanistan à la fin de cette année, après avoir fait de même en Irak [5]), les conduit à agir vite : en supprimant militairement la menace que représentent certains rivaux locaux (renversement du colonel Kadhafi en Libye ; affaiblissement durable du régime de Bachar El-Assad en Syrie) ou en désamorçant l’éventuel risque que pourraient incarner d’autres adversaires (accords en cours avec l’Iran ; renforcement de l’armée libanaise pour contrer le Hezbollah).
Concernant les partenaires de la Chine au sein des BRICS - qui constituent le « premier cercle » des alliés stratégiques de Pékin - on ne peut qu’observer que tous se retrouvent aujourd’hui affaiblis. La plupart d’entre eux ont connu, récemment, de graves problèmes monétaires et financiers. Ce n’est pas par hasard. Ils sont la conséquence de l’annonce faite, en mai 2013, par la Réserve fédérale des Etats-Unis d’en finir progressivement avec le rachat massif d’obligations à long terme. Une décision qui entraîne une augmentation des taux directeurs des obligations souveraines américaines [6]. Anticipant cette augmentation et la perspective de profits, les investisseurs internationaux ont donc procédé au rapatriement massif, vers les Etats-Unis, des liquidités colossales qu’ils avaient momentanément placées dans les marchés des puissances émergentes.
Résultat : la valeur des monnaies du Brésil, de la Russie, de l’Inde et de l’Afrique su Sud (mais aussi, entre autres, de l’Argentine et la Turquie) s’est effondrée [7] ; contraignant ces Etats à défendre leurs monnaies en augmentant leurs taux directeurs et à puiser dans leurs réserves de devises. Des dizaines de milliards qui auraient pu être consacrés à des politiques sociales de développement se sont ainsi volatilisés en quelques jours. Toutes les ‘puissances émergentes’ se retrouvent maintenant aux prises avec une forte inflation, une augmentation des prix, des déficits importants, des infrastructures inachevées, une baisse de la croissance [8]...
Washington leur a rappelé que la monnaie est une arme. Et que le dollar est encore la plus puissante d’entre elles. Il aura suffit que l’Amérique annonce une éventuelle augmentation de ses taux directeurs pour que la « puissance » des grands émergents, tant vantée ces dernières années, soit soudain remise en cause...
Quant à la Russie (qui, par sa politique de soutien à Damas dans le conflit syrien, et ses vetos répétés aux Nations Unies en faveur de Téhéran, fait obstacle au désengagement américain du Proche-Orient), les événements récents en Ukraine, avivés par l’attitude de Washington en faveur des protestataires, ainsi que le renversement du président Viktor Ianoukovitch, allié de Vladimir Poutine, sont venus – est-ce là encore un hasard ? - mettre Moscou en difficulté sur ses propres frontières occidentales. Cela risque fort de s’envenimer après que Moscou ait pris position à son tour en faveur de la population russophone et sécessionniste de Crimée. Bref, voilà pour un temps la Russie paralysée, contrainte de se concentrer sur la défense de ses intérêts primordiaux, et de réduire la voilure sur d’autres théâtres où elle dérangeait les ambitions américaines.
Mais les Etats-Unis ne cherchent pas seulement à affaiblir les alliés de la Chine au sein des BRICS, ils semblent également décidés à revenir en force dans ce qui fut durant presque un siècle leur chasse gardée : l’Amérique latine.
Depuis la guerre du Golfe (1991) et singulièrement depuis les attentats du 11 septembre 2001, Washington, sous la présidence de George W. Bush, avait délaissé le théâtre latino-américain pour se lancer dans trois grands conflits au Proche-Orient (Irak, Afghanistan et contre Al-Qaida et le « terrorisme international »). Cet « éloignement » américain a favorisé, en Amérique latine, l’arrivée au pouvoir, par voie électorale, d’une série de gouvernements progressistes. Cela ne s’était jamais vu dans la région. A commencer par celui de Hugo Chavez au Venezuela, suivi par celui d’Inacio Lula da Silva au Brésil, d’Evo Morales en Bolivie, de Rafael Correa en Equateur, de Nestor Kirschner en Argentine, de Tabaré Vazquez en Uruguay, etc.
Dans un élan pour retrouver leur autonomie politique et réduire leur dépendance économique, ces gouvernements ont marqué, d’une manière ou d’une autre, leur distance à l’égard de Washington. Ici encore, la Chine est devenue, aux yeux et à la barbe de l’Oncle Sam, le principal partenaire commercial de la plupart des pays latino-américains. Entraînés par Chavez, Lula et Kirschner, ces Etats ont par ailleurs refusé un projet de grand accord de partenariat commercial avec les Etats-Unis (la Zone de libre échange des Amériques, ZLEA). De surcroît, plusieurs sommets ont eu lieu pour encourager les relations commerciales horizontales (Amérique latine – Afrique ; Amérique latine – Monde arabe). Ainsi que des ententes pour renforcer l’intégration latino-américaine : Marché commun du sud (Mercosur), Alliance bolivarienne des peuples de notre Amérique (ALBA), Union des nations du sud (UNASUR), Communauté des Etats latino-américains et caribéens (CELAC).
A cet égard, le récent succès diplomatique du II Sommet de la CELAC à La Havane, qui a vu la participation de 33 chefs d’Etat ou de gouvernement ainsi que celles du Secrétaire général de l’Organisation des Etats américains (OEA) et du Secrétaire général de l’ONU, est restée en travers de la gorge de Washington. On peut même supposer que la tentative de coup d’Etat insurrectionnel conduite au Venezuela depuis le 12 février par une fraction pro-américaine de l’opposition contre le gouvernement de Nicolas Maduro, constitue la réponse de Washington à l’humiliant camouflet que lui a infligé, en janvier dernier, la CELAC.
Est-ce encore un hasard si les gouvernements latino-américains les plus actifs en matière d’intégration, et donc de prise de distance à l’égard des Etats-Unis, ont été confrontés récemment à des difficultés diverses ? Emeutes insurrectionnelles au Brésil et au Venezuela, crise monétaire en Argentine, prise de contrôle par la droite des grandes villes d’ Equateur [9]... Simultanément, les Etats-Unis encourageaient la création de l’Alliance du Pacifique, une communauté économique constituée par des pays proches de Washington - Mexique, Colombie, Chili, Pérou (plus le Costa Rica et le Panama observateurs) - pour faire contrepoids au Mercosur.
A propos du Pacifique, ne pas perdre de vue que Washington négocie actuellement avec des pays de la région [10], un autre grand partenariat trans-Pacifique de libre échange (Trans-Pacific Partnership, TPP, en anglais), frère jumeau asiatique du Partenariat trans-Atlantique (TTPI).
Mais revenons précisément à ce TTPI. Bien qu’il ait été envisagé dès les années 1990, Washington fait pression depuis quelque temps pour accélérer les choses. Les négociations concrètes ont commencé immédiatement après que, au sein du Parlement européen, la droite et la social-démocratie aient accepté le principe de cet Accord. Un rapport élaboré par le « Groupe de travail de haut niveau sur l’emploi et la croissance », créé en novembre 2011 par l’UE et les Etats-Unis, a recommandé le démarrage immédiat des négociations.
La première réunion a eu lieu en juillet 2013 à Washington, suivie de deux autres rencontres en octobre et décembre de la même année [11]. Actuellement, les négociations se trouvent suspendues [12] en raison de désaccords au sein de la majorité démocrate du Sénat des Etats-Unis [13], mais les deux parties sont décidées à signer le TTCI le plus tôt possible. De tout ceci, les grands médias dominants ont peu parlé, dans l’espoir que l’opinion publique ne prenne pas conscience des enjeux et que les bureaucrates de Bruxelles puissent décider en toute tranquillité et en pleine opacité démocratique.
Au moyen du TTPI, les Etats-Unis et l’UE souhaitent éliminer les barrières douanières encore existantes et ouvrir leurs marchés respectifs aux investissements, aux services et aux contrats publics. Ils veulent surtout homogénéiser les normes et les règles pour commercialiser sans entraves des produits et des services. Selon les défenseurs de ce projet libre-échangiste, un des objectifs du TTPI serait de « se rapprocher le plus possible d’une totale élimination de toutes les taxes sur le commerce transatlantique concernant les produits industriels et agricoles ».
En ce qui concerne les services, l’idée est d’ « ouvrir le ‘secteur services’ au moins autant que ce qui a été obtenu dans d’autres accords commerciaux jusqu’à présent » et d’étendre ces avancées à d’autres secteurs, comme les transports par exemple. Au sujet des investissements financiers, les deux parties aspirent à « atteindre les niveaux les plus élevés de libéralisation et de protection des investissements ». Enfin, à propos des contrats publics, l’accord voudrait que les entreprises privées aient accès à tous les champs de l’économie (y compris aux industries de défense) sans aucune discrimination.
Les grands médias appuient sans réserve ce Partenariat néolibéral, cependant les critiques se sont multipliées provenant surtout de quelques partis politiques [14], de plusieurs ONG et d’organisations écologistes ou de défense des consommateurs. Par exemple, Pia Eberhard, de l’ONG Corporate Europe Observatory, dénonce que les négociations du TTPI ont été conduites sans transparence démocratique et sans que les organisations civiles aient eu connaissance des points précis sur lesquels les deux parties sont déjà d’accord : « Des documents internes de la Commission européenne – signale cette activiste – indiquent qu’elle s’est réunie, aux moments les plus importants de la négociation, exclusivement avec des chefs d’entreprise et leurs lobbies. Il n’y a pas eu une seule réunion avec des organisations écologistes, des syndicats, ou des organisations de défense des consommateurs [15]. » Eberhard craint une diminution des exigences régulatrices en matière d’industrie alimentaire : « Le danger – déclare-t-elle – c’est que des aliments peu sûrs, importés des Etats-Unis, pourraient contenir encore plus d’organismes génétiquement modifiés (OGM) ; et il a aussi la question des poulets désinfectés au chlore, procédé interdit en Europe. » Elle ajoute que les industriels américains de l’agriculture ainsi que les éleveurs d’outre-Atlantique exigent la suppression des obstacles européens à l’exportation de leurs produits.
Certains collectifs de créateurs craignent les conséquences du TTPI en matière de création culturelle, d’éducation et de recherche scientifique, car il pourrait s’appliquer également aux droits intellectuels. Dans ce sens, la France, on le sait, pour protéger son important secteur audiovisuel est parvenue à imposer une « exception culturelle ». En principe donc, le TTPI ne concernera pas les industries culturelles. Mais pour combien de temps, quand on connaît la puissance des majors hollywoodiennes et des nouveaux conglomérats nés de la fusion de l’informatique et de la téléphonie ?
Plusieurs organisations syndicales dénoncent que le TTPI encouragera la « flexibilité sociale », poussera à la réduction des salaires et à la destruction de l’Etat social. Ils craignent une réduction du nombre d’emplois dans plusieurs secteurs industriels (électronique, communication, transport, métallurgie, industrie papetière, services aux entreprises) et agricoles (élevage, agro-carburants, sucre).
De leur côté, les écologistes européens et les défenseurs du ‘commerce juste’ expliquent que le TTPI, en supprimant le principe de précaution, pourrait faciliter l’élimination des régulations environnementales ou de sécurité alimentaire et sanitaire. D’autres estiment que le Partenariat favorisera l’introduction en Europe du fracking et le recours à des substances chimiques dangereuses pour les nappes phréatiques, dans l’exploitation de gaz et de pétrole de schiste [16].
Toutefois, l’un des principaux dangers du TTPI c’est qu’il comporte un chapitre important sur la « protection des investissements ». Cela pourrait permettre à des entreprises privées de dénoncer des Etats, coupables à leurs yeux de vouloir défendre l’intérêt public, et de les traîner devant des Tribunaux internationaux d’arbitrage (à la solde des grandes corporations multinationales). Ce qui est en jeu ici c’est tout simplement la souveraineté des Etats, et leur droit de conduire des politiques publiques en faveur de leurs citoyens.
Mais, aux yeux du TTPI, les citoyens n’existent pas, il n’y a que des consommateurs. Et ceux-ci appartiennent aux entreprises privées qui contrôlent les marchés.
Le défi est immense. La volonté civique de stopper le TTPI ne peut être moindre.
Ignacio Ramonet