Entre 1968 et les premières élections (1992), le Mali a été dirigé par un régime militaire. Début 2012, le pays est déstabilisé par une rébellion touareg et un mouvement islamiste. Le général Sanogo fait un coup d’État en mars pour protester contre la gestion du conflit par le président d’alors. S’ensuivent 18 mois de troubles, d’incertitudes et une partition du pays entre le Nord (occupé par les touaregs et les islamistes) et le Sud. Entretemps, en novembre 2012, la France lance une intervention militaire (l’opération Serval) pour « arrêter les terroristes ». Surtout, l’ancien pays colonisateur impose un calendrier qui doit permettre l’a tenue d’une élection présidentielle. Aminata Traoré dénonce cette ingérence : « Il n’appartenait pas au président français de nous intimer l’ordre d’organiser cette élection présidentielle à cette date précise. Donc il nous appartenait, au regard des difficultés inextricables auxquelles on était confronté, de décider du report ou du maintien de la date. »
Mais elle se montre fière de son peuple qui a profité de la seule occasion qu’on lui ait donné de s’exprimer en répondant massivement à l’appel des urnes. Si on la sent soulagée que le peuple ait voté contre le candidat qui entendait continuer à emprunter aveuglement la voie de l’ultra-libéralisme, elle ne pense pas que la victoire d’IBK change radicalement la situation de la population : « Dans mes interventions, j’essaie d’atténuer l’euphorie. Il n’y a pas d’homme providentiel pour ce type de crise. Il va falloir que l’on passe en revue chacune des questions (le chômage des jeunes, l’émigration, la question touareg, l’islam radical, etc.), tout ce qu’on n’a pas eu la possibilité d’examiner. Le temps du débat est venu. »
Êtes-vous satisfaite du déroulement de l’élection ?
Aminata Traoré. Ce qui s’est passé, ce qui s’est bien passé, nous le devons à ce peuple malien qui n’en peut plus. Qui a assisté, impuissant, à l’effondrement de l’État. Qui, en 18 mois de négociations et de gestion de cette crise, n’a jamais eu la latitude d’en débattre librement. Ce peuple meurtri s’est servi de son bulletin de vote pour essayer d’imprimer sa marque, de contribuer à un changement. Si on le laisse faire, cela nous permettra de voir un peu le bout du tunnel. Ce peuple a prouvé, en se mobilisant massivement, que tout le monde a compris la gravité de la situation et voulait saisir la seule opportunité qu’on lui a donné de s’exprimer. Il reste maintenant à garder le contrôle.
Soulaïma Cissé était présenté comme un produit de l’establishment. Mais IBK aussi a participé à plusieurs gouvernements. En quoi sont-ils différents ?
Aminata Traoré. Je vois en eux deux hommes politiques qui ont appliqué les mêmes politiques néolibérales. Mais, pour IBK, lorsqu’il a rejoint le gouvernement en 1993, on sortait du régime militaire, c’était un peu notre printemps arabe. Mais on n’a vu que la partie émergée de l’iceberg. Les gens ont cru qu’il fallait se débarrasser tout simplement du régime militaire et faire ce que la communauté internationale voulait : l’ouverture économique, la compétitivité… A l’époque, le prix du coton sur le marché et la pluviométrie ont contribué à une amélioration des recettes de l’État. Ceux qui gouvernaient ont pris cela comme une opportunité pour le Mali pour se positionner sur le marché. Je ne vais pas parler à la place d’IBK mais je sais que, dans nos échanges, lui, comme tous les dirigeants, n’ont jamais eu les mains libres dans ce choix-là. Je n’ai pas senti chez Soulaïma Cissé, une quelconque distance par rapport au bilan de son gouvernement. Au contraire, il le revendique en tant qu’ancien ministre des Finances mais aussi à la tête de l’UEMOA (Union économique et monétaire ouest-africaine, NdlR). Et, dans son programme, il voulait approfondir ce modèle libéral. Je ne dis pas qu’IBK va faire des miracles, mais qu’ils ne sont pas exactement les mêmes. Il y a quand même une différence entre les deux. IBK me semble revenu du néolibéralisme. Pas Cissé.
Les médias dominants ont présenté la guerre comme une fracture entre le Nord et le Sud. Êtes-vous d’accord avec cette analyse ?
Aminata Traoré. Non. C’est une guerre causée par la crise économique. Cette crise est le résultat de trois décennies d’incapacité politique. Les touaregs n’ont pas été épargnés par les politiques d’ajustement structurel, pas plus que les peuls, etc. La plupart des émigrés partent de la région de Kayes pour aller vers la France. Les Touaregs chômeurs émigraient vers la Libye. C’est là-bas qu’ils ont appris à se battre. On nous fait croire que c’est l’État central qui est le « méchant » avec les Touaregs mais c’est à cause de notre système économique mondial prédateur que dans les régions désertiques, en appliquant le recouvrement des coûts et en demandant aux populations du désert comme du reste du pays de payer que les problèmes sont arrivés. Si les frontières ne sont pas protégées, c’est parce que depuis longtemps, exactement comme l’armée française vient ici pour des questions d’arbitrage budgétaire, l’armée malienne aussi a été mise sous ajustement structurel.
IBK était-il le choix de la France ?
Aminata Traoré. Je ne pense pas. On a essayé de le présenter comme cela. J’ai pris des coups, comme lui, chaque fois qu’on a essayé d’expliquer le coup d’État comme la conséquence du délitement de l’État et de l’armée. Les acteurs de ce coup d’État ne sont pas des officiers supérieurs qui voulaient prendre le pouvoir. Quand vous essayez d’expliquer cela à l’extérieur, aux donneurs de leçon de démocratie, on vous traite de pro-putschiste. Maintenant, on vient ajouter une couche en disant qu’il est soutenu par les associations religieuses. Mais ces organisations aujourd’hui sont la force la plus puissante, plus que les partis politiques, les syndicats ou le monde associatif. Qu’on le veuille ou non. La religion a remplacé l’État à l’intérieur du pays, dans les quartiers populaires, au fur et à mesure que l’État se désengageait. La stigmatisation ici des acteurs sociaux et politiques s’est faite sur ces bases-là : ou on vous traite de pro-putschiste ou d’être avec les islamistes.
Son adversaire, par contre, a mené des débats à l’Union européenne, à Bruxelles, etc. C’est lui qui était le candidat naturel de la gauche libérale. Si la gauche était une vraie gauche en France, cette guerre n’aurait même pas eu lieu. Et ce n’est pas le fait d’avoir étudié en France qui fait de vous un soldat de ce pays. Moi aussi j’ai étudié en France et ça ne fait pas de moi une alliée du PS français au pouvoir.
C’est une histoire de rapport de force. Quand j’entends que François Hollande s’est déjà invité à l’investiture d’IBK, qu’est-ce que cela veut dire ? Il maintient mordicus qu’ils ont sauvé le Mali et ils viennent poursuivre l’œuvre qui a été commencée. Le problème se situe à ce niveau. Comment aucun dirigeant africain ne peut tenir tête à la France ? La question, ici et maintenant, est de savoir comment on va faire pour que la France lâche du lest, qu’elle nous laisse entre nous, qu’on puisse s’organiser et faire face.
Quel bilan faites-vous de l’opération Serval de l’armée française ?
Aminata Traoré. Ce déploiement était totalement disproportionné. Il y a aujourd’hui plus de 5000 militaires, des tonnes de matériel de guerre. Ils ont opéré par bombardements aériens en deux temps trois mouvements. La France, si elle le voulait vraiment, avait les moyens d’atteindre les mêmes objectifs sans ce déploiement et sans ouvrir la porte aux casques bleus. Je ne connais pas un seul pays ou les casques bleus ont été déployés et d’où ils sont partis au bout de deux ans. Ils en sont à 10 ans et plus, et partout c’est la catastrophe. On aurait pu faire l’économie de cette opération et aider le Mali autrement. Mais la France avait besoin d’une démonstration de force. Ils ont fait ici ce que les USA avaient fait en Afghanistan, avec les résultats que l’on connait. Serval, pour des questions de politique intérieure française, était nécessaire pour le gouvernement français. C’est Nicolas Sarkozy, Alain Juppé (ancien ministre des Affaires étrangères, NdlR) et d’autres qui ont encouragé les touaregs maliens à rentrer et les ont aidé, avant même que les Djihadistes entrent en action. La France aurait pu empêcher tout cela. Leurs services de renseignements savaient très bien où étaient ces gens. On aurait pu battre les islamistes avant qu’ils n’attaquent. Mais la France a réussi à convaincre le monde entier qu’elle nous a sauvé et que, sans elle, nous serions tous morts.
Quel rôle les progressistes occidentaux doivent-ils jouer pour vous aider ?
Aminata Traoré. On est très divisés ici, dans le mouvement social. Mais les progressistes occidentaux aussi. Il y a une composante de ces progressistes qui semble avoir très bien intériorisé le discours dominant sur la lutte contre le terrorisme. Ils s’imaginent qu’il vaut mieux en découdre avec les islamistes et les touaregs plutôt que les laisser prendre le pays. Mais il faut leur rappeler que les islamistes combattus au Mali, on est prêt à leur donner des armes en Syrie. C’est incohérent. Le poids des médias dominants est tel que même des progressistes au Nord, parfois, commettent l’erreur de dire « oui, c’était nécessaire ». C’est insupportable pour nous, progressistes du Sud. Mais les islamistes ne se seraient jamais retrouvés dans mon pays si quelqu’un n’avait pas jugé bon de tuer Kadhafi et de l’éliminer sans que cela n’apporte la démocratie, un progrès social en Libye.
Mon pays est une victime collatérale. L’armée française a aussi débarqué ici pour voir dans quelle mesure la France pouvait conquérir de nouveaux marchés. Des entreprises françaises ont déjà débarqué ici pour voir dans quelle mesure elles peuvent avoir de nouveaux marchés. Les progressistes doivent voir la crise malienne dans le contexte d’une économie mondialisée en pleine crise. Si ça n’a pas marché en Grèce, en Espagne, etc. on demande quand même que ce soit possible au Mali. On veut appliquer les mêmes recettes, qui, on le voit bien en Europe, ne marchent pas. Le Mali est d’abord le bon élève du FMI et de la Banque mondiale. Mais quand un bon élève s’effondre de cette manière, les maîtres doivent se poser des questions. Ils doivent se poser les mêmes questions pour le Mali que pour leur propre pays en crise.
Jonathan Lefèvre