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Cannes, de plus en plus loin de la réalité.

Dans La Volonté de savoir (1976), Michel Foucault s’étonnait qu’on n’ait jamais autant parlé du sexe que depuis qu’on dénonce sa répression et son statut de sujet tabou : "Par quelle spirale en sommes-nous arrivés à affirmer que le sexe est nié, à montrer ostensiblement que nous le cachons, à dire que nous le taisons –, et ceci en le formulant en mots explicites, en cherchant à le faire voir dans sa réalité la plus nue (...) " ?

Son introduction pourrait servir d’exergue à La Vie d’Adèle. En commentant cette Palme d’Or, on ne manque pas bien sûr de s’étonner de son audace, de le qualifier de "sulfureux". C’est sans doute le mot qu’on utilisait déjà en 1974 lorsque Emmanuelle (dont La Vie d’Adèle semble être un remake) fit découvrir aux couples bourgeois et petits-bourgeois les délices du porno chic (et lesbien tout particulièrement : depuis le XIXe siècle les amours saphiques ont joué un grand rôle dans la littérature et les fantasmes bourgeois). Et depuis 40 ans, dès qu’un film montre du sexe, surtout si c’est du sexe homosexuel, on répète sans se lasser qu’il brise un tabou. Aussi faudrait-il modifier la définition du mot, dans la plus pure tradition de la novlangue : tabou : se dit d’un sujet éculé, d’un cliché, d’un stéréotype dont tout le monde parle jusqu’à plus soif.

Mais Foucault va plus loin : il fait l’hypothèse que cette attention omniprésente, voire hystérique au sexe n’est, de la part du pouvoir, qu’un stratagème, plus subtil et efficace que la censure et la répression, pour contrôler les vies des citoyens jusque dans ce qu’elles ont de plus intime. Aussi est-il amusant d’observer que les artistes les plus soumis au "monstre doux" (notre démocratique société de surveillance et de contrôle) n’ont que le mot liberté à la bouche et le démontrent en nous bombardant d’images "explicites" (autre terme qu’affectionnent les amateurs de brisage de tabous). Lors de ses remerciements, Kechiche a affirmé que son film ne parlait que de "femmes libres" ; on en déduit, là aussi, une définition modifiée : femme libre = lesbienne (les autres étant prisonnières de leur hétérosexualité).

Que peut-on donc retenir de cette 66e édition du Festival ? D’abord, sa pauvreté : son initiateur, Jean Zay, voulait en faire "un événement culturel international" ; du monde, que reste-t-il ici ? Où est le cinéma africain ? il est représenté, pour la forme, par son porte-parole cannois attitré, le tchadien Mahamat-Salé Haroun, déjà présent en 2010 avec Un Homme qui crie. Où est le cinéma indien (et pourtant, Bombay est le premier centre cinématographique mondial) ? Où sont les cinémas sud-américains qui, ces derniers mois, nous ont offert les sorties les plus intéressantes, avec des films émouvants, forts, ou singuliers ? El Estudiante, de Santiago Mitre, avait ouvert le bal pour l’Argentine, suivi de Los Salvages, d’Alejandro Fadel, et Elefante Blanco, de Pablo Trapero ; pour la Colombie, il y a eu La Playa D.C., de J. Andrés Arango, le Mexicain Rodrigo Pla offrait à l’Uruguay un chef-d’oeuvre, La Demora... De toute cette richesse, il ne reste à Cannes qu’un représentant du cinéma mexicain de violence hollywoodisée, Amat Escalante (qui remplace le tout aussi spectaculaire C. Reygadas, de l’édition antérieure). Mais où est l’Europe elle-même ? Là aussi, les sélectionneurs ont cédé à la facilité de la routine : le Danois Vinterberg fait place au Danois van Warmerdam, et l’Italien Garrone à l’Italien Sorrentino (qui, certes, apportaient deux beaux films, dont le jury a ignoré le dernier).

En 2012, les médias réclamaient avec arrogance des récompenses pour les films français et américains, tous insipides, prétentieux ou infantiles (ainsi Cosmopolis ou Vous n’avez encore rien vu - mais qui s’en souvient encore ?) ; Nanni Moretti a eu l’honnêteté et le courage de les recaler tous (on le lui a assez reproché). Cette année, pour ne pas rater leur coup, les sélectionneurs ont imposé une majorité de films français et américains (ou faut-il dire : "franco-américains" ?), laissant la portion congrue au reste du monde, et Spielberg a fait le job en primant 4 films français et américains.

Mais pouvait-il faire beaucoup mieux (en dehors de La Grande Bellezza, seul à représenter le "cinéma des cinéphiles") au vu de cette calamiteuse sélection ? On est tenté de croire qu’on a soigneusement sélectionné des films médiocres ou grotesques (Ma Vie avec Liberace !) pour ne pas risquer de réveiller le public avec un film fort : Cannes semble avoir fait sien l’idéal de TF1, "vendre du temps de cerveau disponible à Coca-Cola" ou à Schweppes, puisqu’on aura vu à la fois Nicole Kidman (au jury) et Uma Thurman (comme présentatrice) ! Car la médiocrité artistique va de pair avec la docilité idéologique : Kechiche a été aussi lamentable dans son attitude ("je ne m’y attendais pas, j’ai pas préparé" – ç’aura d’ailleurs été le leitmotiv de cette cérémonie insipide) que dans les quelques propos qu’il a ânonnés : "je dédie ce film à la belle jeunesse française" (quelle jeunesse ?), "aux jeunes de la Révolution tunisienne" : quels jeunes ? pour quel exploit ? Mais on a eu une réponse : "ceux qui veulent aimer librement" : était-ce cela le projet de la Révolution ? Son premier héros n’était-il pas un jeune diplômé qui n’avait pas trouvé de meilleur travail que marchand des 4 saisons, et à qui la police avait confisqué sa charrette ?

Lorsqu’est sortie L’Esquive, en 2004, j’ai cru voir en Kechiche une promesse. Mais La Graine et le Mulet, film aussi grotesque que son titre (on n’oubliera pas la séquence interminable – on a honte pour elle et pour le réalisateur – où Hafsia Herzi se déhanche brutalement pour faire croire qu’elle danse une danse du ventre, censée faire oublier aux convives que le couscous n’arrive pas !) a remis les choses à leur place : le grand atout de L’Esquive, c’était la tchatche des jeunes acteurs des cités, solution de facilité que reprendra Bégaudeau en 2008 dans Entre les murs, film tout aussi léger.

Cette tendance de Kechiche à la facilité, ou au laisser-aller, se retrouve même dans le format des films : de une heure et quelque, il est passé à plus de 2 heures, puis 3 dans La Vie d’Adèle. Mais pourquoi travailler le scénario quand on fait travailler son équipe pendant 5 mois au prix de deux mois et demi, comme le dénonce la déléguée des travailleurs, qui parle de mépris et d’exploitation. ?

Le plus frappant, dans cette sélection, c’était le manque d’envie suscitée par la plupart des films : ils se réfugient dans le sexe, la violence, la nostalgie des twenties ou des seventies, ou dans Un Château en Italie, pour éviter de parler de ce qui nous préoccupe dans la vie réelle. En ce mois de mai, la vraie vie était ailleurs : dans Promised Land, de Gus van Sant, ou dans L’Esprit de 45, de Ken Loach. Fait significatif : Positif a choisi de ne pas parler de Cannes dans son numéro de mai ; en revanche, on y trouve un article très bien fait sur le ’cinéma sarkozien", les films français sortis entre 2008 et 2012.

Rosa Llorens

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