Dans son document de conclusion, le séminaire du Forum Mondial des Alternatives (FMA) préparatoire au colloque d’Alger (septembre 2013) et qui eut lieu à Quito en mars 2012, partit de la constatation qu’après la conférence de Bandoung, qui avait réuni les peuples récemment décolonisés d’Asie et d’Afrique, l’hégémonie du Nord, centre de l’accumulation capitaliste, s’était accentuée. Il notait aussi que le système économique dominant était entré dans une crise structurelle profonde, mais que le modèle de développement du Sud était resté semblable à celui du Nord, même si certains discours revêtaient des accents différents. D’où une interrogation fondamentale : comment orienter une collaboration Sud-Sud qui permette une réelle rupture avec un Nord guidé principalement par la logique du marché et faisant de la valeur d’échange l’unique fondement des rapports Nord-Sud.
Pour répondre à cette question, nous parcourrons d’abord l’évolution récente des pays émergents (les BRICS) et leur manière de réaliser leur développement, épinglant aussi quelques exemples d’autres pays du Sud. Ensuite viendra la partie consacrée aux alternatives au capitalisme et à leur incidence sur la collaboration Sud/Sud.
1. Les BRICS et les pays du Sud : efforts de déconnexion, mais reproduction du modèle dominant
1. Dimension des BRICS et leur intégration dans le « système-monde »
Les cinq pays composant les pays dits « émergents », c’est-à-dire, la Chine, l’Inde, la Russie, le Brésil et l’Afrique du Sud, forment un bloc important à l’échelle mondiale. Leur poids démographique atteint 3 milliards de personnes, soit 42 % de la population mondiale et leur PIB représentait en 2010, quelques 14 milles milliards d’USD, ou 18,5 % du PIB mondial. Leur réserve de devises est estimée à 5 milles milliards d’USD, dont 3.200 milliards pour la seule Chine[1]. Cette catégorie d’émergents est cependant très arbitraire, même si elle se traduit par des contacts officiels entre les dirigeants des pays cités afin de déterminer certaines politiques communes. Pourquoi ne pas y inclure le Mexique, l’Argentine, le Nigéria, l’Indonésie, la Corée du Sud. On obtiendrait des chiffres encore plus impressionnants sur le poids de ces nations à l’échelle mondiale. Et, véritablement, on peut parler d’un nouveau moteur potentiel de l’économie, au départ du Sud.
Cependant, malgré leur poids, tous ces pays , et en particulier les BRICS, sont fermement arrimés à l’économie capitaliste dominante [2]. Il suffit de citer quelques faits. Leurs réserves monétaires sont encore en majorité constituées par le dollar, au point de détenir une part importante de la dette extérieure des Etats-Unis et donc indirectement de contribuer à maintenir le système. La « ré-primarisation » de continents tels que l’Afrique et l’Amérique latine, toujours plus producteurs de matières premières et de produits agricoles, place ces derniers en position de faiblesse dans la division internationale du travail, même si la conjoncture des prix leur a été favorable au cours des 15 dernières années. La libéralisation du commerce a renforcé le phénomène des avantages comparatifs, qui d’une part profita aux pays du Sud qui surexploitent le plus leur main d’œuvre et qui sont peu respectueux de l’environnement, mais de l’autre, elle permit aussi aux pays du Nord de délocaliser leur production pour répondre à la baisse des taux de profit du capital productif et à inonder les pays du Sud de leurs excédents agricoles au grand dam des agricultures locales.
Sur le plan financier, la dépendance est aussi très nette. Ainsi, la politique de la Réserve fédérale américaine visant à augmenter les taux d’intérêt à long terme, entre janvier et août 2012, a eu pour effet une diminution de la valeur de la monnaie de plusieurs pays émergents : l’Afrique du Sud, – 20 %, Inde, – 17,2 %, Brésil, -17,4 %, Russie, – 8,4 %[3]. Seule la Chine, avec sa capacité productive énorme et l’importance de ses exportations, a mieux résisté au phénomène. Cependant, ce pays a augmenté sa participation aux bons du Trésor des Etats-Unis, c’est à dire comme détenteur de la dette américaine, passant de 1.268 milliards de dollars en août 2013 à 1.293 milliards en septembre de la même année, soit 27,8 % de l’ensemble de la participation étrangère [4].
Quand on parle des pays émergents aujourd’hui, et plus encore de l’ensemble des pays du Sud, il est important de prendre en compte leur profonde intégration dans une économie mondiale capitaliste et la faible marge de manœuvre dont ils disposent pour former un pôle autonome de développement. La crise actuelle et son caractère structurel créent cependant des conditions nouvelles dont il faut pouvoir profiter.
Les BRICS ont mis en route un mécanisme de déconnection financière. Il s’agit du « Contingent de Réserves » (CRA), constitué par 41 milliards de dollars apportés par la Chine, 18 par l’Inde, 18 par le Brésil et 5 par l’Afrique du Sud. Face aux 5000 milliards de devises dont ils disposent c’est évidemment dérisoire, mais le montant pourrait augmenter. Le projet est de créer une Banque des BRICS pour administrer ces fonds.
Les accords de Chien Mai (Thaïlande) réunissant le Japon, la Corée du Sud, la Chine et les 10 pays de l’ASEAN, est déjà plus ancien et ils ont permis la création d’un fonds de 240 milliards de dollars. Il faut aussi signaler le Groupe de Shanghai, dont fait partie également la Russie et qui concerne les échanges monétaires dans les monnaies respectives.
En Amérique latine, des efforts similaires ont été tentés, dont le Mercosur, entre le Brésil, l’Argentine, l’Uruguay, le Paraguay et le Venezuela. Certes, des intérêts économiques et politiques divergents ont empêché un démarrage rapide. Cependant, la Banque du Sud a été établie entre ces divers pays, ouverte à d’autres dans le continent. Une monnaie d’échange a été créée, le sucre, permettant aux transactions d’échapper au dollar, mais il ne s’agit encore que des échanges annuels de quelques milliards de dollars.
Tout cela s’inscrit dans une logique de relative autonomie vis-à-vis de la monnaie américaine, comme l’avait recommandé la Commission Stiglitz en 2009, prônant notamment un plus grand recours des pays du Sud aux droits de tirage spéciaux, dans le cadre du FMI. Mais on est loin évidemment d’une grande transformation, qui permettrait au Sud de se dégager de l’emprise du capital de monopole.
Un modèle de croissance de type capitaliste
Marx avait déjà affirmé, il y a près de 150 ans, que le capitalisme était le système économique le plus efficace que l’humanité ait inventé pour produire des biens et des services, mais il avait aussi indiqué à quel prix : en détruisant les bases même de sa propre richesse, la nature et le travail. A court terme, en effet, la logique du marché est la voie la plus courte pour la croissance économique et c’est ce que les pays émergents et la plus grande majorité des pays du Sud, semblent avoir adopté comme orientation de base. C’est ce que nous pouvons constater, à la fois dans le modèle de croissance, dans l’oubli des externalités (le moyen et le long terme) et dans le rapport des BRICS avec leurs périphéries.
Le modèle de croissance
Avec la réforme de Deng Xiao Ping en Chine, c’est-à-dire l’ouverture au marché, la Chine a connu une croissance spectaculaire. Il faut se rappeler cependant qu’elle avait été préparée par une élimination de la misère extrême et l’établissement, non sans difficultés, d’une « pauvreté dans la dignité » assurant à la majorité un accès aux biens essentiels. Sur cette base, l’adoption de mécanismes du marché allait rapidement créer la croissance. Une controverse existe au sein de la société chinoise par rapport aux effets environnementaux et sociaux à plus long terme, mais le court terme ne fait pas de doute. L’influence de Zhou Xiaochuan, le gouverneur de la Banque populaire de Chine (Banque centrale) est grandissante et il prône l’augmentation du nombre de banques privées et une plus grande ouverture aux capitaux étrangers[5] . Dans cette perspective, à titre d’exemple, 70 % de la production d’huile et 80 % de son traitement sont entre les mains de 5 multinationales (Archer Dawns, Millard, Bunge, Cargill, Louis Dreyfus-Wilmas)[6]. Au Vietnam, toute proportion gardée, le Doi Moi (Renouveau) allait avoir les mêmes effets.
Au Brésil, la politique du président Lula, continuée par celle de Dilma Roussef fut l’adoption de la logique capitaliste pour accélérer la croissance et la redistribution d’une partie (assez modeste) du surplus par le biais de politiques sociales de caractère assistantiel, qui, certes, firent sortir de la misère plusieurs dizaines de millions de personnes, mais sans affecter de manière marquante l’importance des distances sociales mesurées par l’indice de Gini.
En Inde, le gouverneur de la Banque centrale, nommé à la mi-2013, est sorti de MIT, fut chief economist au Fonds monétaire international et professeur à la Faculté d’Economie de l’Université de Chicago. On ne peut guère s’attendre à ce qu’il rejette la logique du développement économique prônée par ces institutions de pensée et de pouvoir. Il faut ajouter à ces informations que les BRICS ont versé une contribution de 75 milliards de dollars au FMI, renforçant ainsi leur condition de référence, c’est-à-dire leur quota de votes [7].
Par ailleurs, dans une perspective historique un peu plus longue, il faut constater que dans le Sud, pratiquement tous les partis politiques d’orientation socialiste ou marxiste arrivés au pouvoir au cours des dernières années (après Bandoung) et tous les mouvements de libération nationale, sont ou bien passés au néolibéralisme ou ont adopté des politiques post-néolibérales, mais pas post-capitalistes. C’est le cas en Afrique des gouvernements issus des Mouvements de libération d’orientation marxiste, comme en Angola, au Mozambique, en Afrique du Sud, en Guinée, en Guinée Bissau, au Cap Vert. En Asie, l’on peut citer l’Indonésie, le Sri Lanka, le Laos, le Cambodge, sans oublier la Chine et le Vietnam, dont nous avons déjà parlé. Au moyen Orient, ce fut le cas des pays dirigés par des partis BASS (Iraq, Syrie). En Amérique latine, l’Uruguay, le Brésil, le Nicaragua, le Salvador, l’Equateur, la Bolivie, passent par des processus semblables.
Bref, il n’y a guère d’autre vision du développement des forces productives que celle du capitalisme, en vertu de son efficacité à court terme et dans la perspective d’un progrès linéaire sur une planète inépuisable (vision de la modernité). Certes, une lutte contre la pauvreté est engagée par la plupart des gouvernements et par les Nations Unies (les objectifs du millénaire pour 2015), soit dans une perspective humaniste dans les régimes de type sociaux-démocrates, soit pour élargir la base du marché dans les pays néolibéraux.
L’oubli des externalités
Une caractéristique de la logique du capitalisme est l’oubli des externalités, c’est-à-dire en particulier, des conséquences écologiques et sociales. En effet ces dernières ne sont pas payées par le marché, mais bien par les personnes et les sociétés. De tels dommages ne sont pris en compte que lorsqu’ils affectent le taux de profit et donc la capacité d’accumulation. C’est le cas de l’économie verte récemment promue face aux destructions des écosystèmes ou des mesures sociales accordées par crainte de ne pas disposer de la main d’œuvre nécessaire et vite rétrocédées en cas de surplus de cette dernière.
Sur le plan du rapport à la nature, Marx avait signalé le déséquilibre croissant du métabolisme (échange de matière) entre la nature et le genre humain, qui, selon lui, allait déboucher sur des situations graves. Il expliquait le phénomène par la différence entre le rythme de reproduction du capital et celui de la nature, ce dernier étant plus lent et estimait que seul le socialisme pouvait reconstruire cet équilibre. Or, les sociétés socialistes (URSS, Chine) n’ont nullement adopté cette position, détruisant la nature au même rythme que les sociétés capitalistes. Ce n’est que récemment que les penseurs marxistes ont repris le concept de Marx, dans la ligne du développement d’un éco-socialisme.
La modernité véhiculée par la logique capitaliste s’est imposée dans la conception de la croissance, au point d’envahir l’ensemble de l’univers culturel collectif, quelque soient les perspectives sociales. C’est ainsi que les BRICS et la plupart des pays du Sud, adoptent le modèle de croissance du Nord, précisément celui qui conduit aux dégâts environnementaux aux désastres sociaux que nous connaissons. D’où la nécessité de penser et d’innover dans le cadre d’une coopération Sud/Sud. Avant d’entrer dans cette matière, voyons dans le concret, par quelques exemples, ce que signifie cet oubli des externalités.
– Dans la croissance interne
En Chine, selon des sources officielles, 70 % des rivières et des lacs sont pollués. Le Ministère de l’Environnement a publié les résultats d’une enquête sur la contamination urbaine dans 74 villes du pays : la moyenne possède un taux de concentration de particules sept fois plus élevé que le degré recommandé par l’OMS[8]. En janvier 2013, l’état d’alerte fut décrété à Péquin pour excès de contamination et des milliers d’enfants ont dû être hospitalisés. Le Ministère de l’Intérieur signale une augmentation de 80 % en 30 ans des « village du cancer » en périphérie des villes industrielles, leur nombre étant en 2012, de 459[9]. Selon la Lancet Medical Review, sur 3.2 millions de morts prématurées dues à la pollution de l’eau, en 2010, 1,2 millions étaient de Chinois. Selon la même source, en Inde, le nombre de victimes pour la même cause, fut de 620.000 [10].
Le Brésil est un des principaux prédateurs de la forêt amazonienne, conjointement avec les autres pays qui en possèdent une partie de la superficie. Le nouveau code forestier, promulgué par Dilma Roussef, favorise les intérêts de « l’agriculture moderne », soit surtout les monocultures [11]. A l’ouest, l’exploitation pétrolière de la Colombie, de l’Equateur et du Pérou continue à provoquer les dégâts naturels que l’on connait. Le projet équatorien de ne pas exploiter les réserves pétrolières du parc national Yasuní est abandonné. L’exploitation minière pénètre du sud-ouest dans le territoire brésilien, grâce à des centaines de milliers d’hectares de concession. Au sud, l’extension de la monoculture du soja, de la palme, de la canne à sucre trace à travers le Matto Grosso du Sud, d’énormes zones de déforestation. Au centre l’exploitation du bois précieux, laisse en friche des régions entières et la construction des barrages hydro-électriques inonde des centaines de milliers d’hectares, souvent territoires des populations indigènes. Les routes destinées au transport des produits sillonnent la forêt et se multiplient, comme celle du TIPNIS en Bolivie. Bref, chaque pays a de « bonnes raisons » pour exploiter une partie de la forêt en faveur de son développement. Le résultat annoncé par la FAO en mars 2013, est que dans 40 ans, il n’y aura plus de forêt amazonienne, sinon une savane parsemée de quelques bois.
En Equateur, selon la Revue Équatorienne de Médecine, dans les zones d’exploitation pétrolière, on constate 30 fois plus de cancer du larynx, 18 fois plus de cancer des voies biliaires, 15 fois plus de cancer du foie. Il y a 110 % plus de fausses couches et la malformation des enfants est en hausse considérable. La revue n’hésite pas à parler de « crime de santé publique ». Dans le même pays, la production des fleurs et du brocoli pour l’exportation (importantes, selon les dirigeants politiques, pour donner à l’Etat des moyens de se développer et de lutter contre la pauvreté) utilise de fortes quantités d’eau au détriment des populations locales et provoque des maladies dues à l’utilisation massive de produits chimiques comme fertilisants et pesticides.
Bref, comme l’écrit Vandana Shiva, « Une obsession pour la croissance a éclipsé la préoccupation pour la durabilité, la justice et la dignité humaine ». Il faut bien constater que le caractère « sacrificiel » du développement économique, typique de la logique de l’accumulation du capital, préside toujours à l’essor des BRICS et des pays du Sud.
– Dans les rapports des BRICS avec leurs périphéries
Le type de relations centre-périphéries est aussi important à étudier. Sans doute, de sérieuses différences existent par rapport aux rapports entre Etats du Nord et du Sud, mais dès qu’il s’agit du privé (les multinationales du Sud, comme Arcelor-Mittal et Tata, de l’Inde ; Vale, Imbef, Odeberg,du Brésil ; Anglo-American d’Afrique du Sud ; Claro du Mexique, etc.) on se retrouve dans la même logique. Certaines entreprises d’Etat (Petrobras) agissent de la même manière : maximiser les gains en profitant des avantages comparatifs. Même certains Etats des BRICS reproduisent tout simplement le modèle des rapports Nord-Sud.
Ainsi, l’accaparement des terres en Afrique répond aux besoins de pays qui n’ont pas de terres suffisantes pour développer des activités productives agraires. C’est le cas des pays du Golfe. Mais il faut aussi y ajouter la Chine et l’Inde. Ce dernier pays s’est assuré le contrôle, en Ethiopie, de 600.000 hectares de terres pour des projets agro-industriels et a investi 640 millions de dollars dans l’Omos pour la monoculture de cannes à sucre. L’ensemble de ces politiques exigea en Ethiopie, la relocalisation de 1,5 million de paysans[12] et l’on pourrait citer de nombreux autres exemples en Tanzanie, au Bénin, au Cameroun.
Le Brésil conclut, en 2010, un accord avec le Mozambique et l’Union européenne pour le développement de 4,8 millions d’hectares de canne à sucre, destinés à la production d’éthanol pour alimenter l’Europe. En effet, le continent ne dispose pas de terres suffisantes pour satisfaire son plan de passer à 20 % d’énergie verte en 2020. Les capitaux sont fournis par l’Europe, la technologie par le Brésil, tandis que les coûts écologiques et sociaux sont supportés par le Mozambique. Des milliers de paysans devront abandonner leurs terres pour rejoindre les villes déjà surpeuplées. Au centre du continent, en République Démocratique du Congo, le contrat d’exploitation minière signé par la Chine, prévoit que le gouvernement de Kinshasa garantisse l’absence de grèves, ce qui contredit le droit des travailleurs.
En conclusion, même si des considérations sociales et de solidarité sont introduites dans le développement du Sud et dans les rapports Sud-Sud, la logique de la croissance reste semblable. Jayati Gosh n’hésite pas à conclure : « De nombreux accord commerciaux et d’investissement Sud-Sud (et leurs conséquence) ont été malheureusement semblables à ceux Nord-Sud, non seulement pour la protection des investissements, mais même pour la garantie des droits de propriété intellectuelle » [13]. Tout cela contribue à renforcer le caractère destructeur du modèle dominant, à un moment où de nombreuses instances, notamment internationales, alertent les gouvernements et l’opinion publique sur l’exigence d’un changement radical de perspective, sous peine de voir les écosystèmes se détériorer sans rémission et au prix d’un coût humain considérable. Il est donc nécessaire de poser la question d’un changement de matrice développementale et finalement de la définition d’un nouveau paradigme..
La place d’un model alternatif de développement dans les rapports Sud-Sud
Le système capitaliste, non seulement est en crise, mais en déclin, de moins en moins capable de résoudre ses propres contradictions. Pour paraphraser Schumpeter, son caractère destructeur dépasse aujourd’hui son aspect constructeur. Pour ne prendre qu’un seul domaine, l’empreinte écologique devient chaque jour plus « insoutenable ». Il ne suffit plus de proposer des régulations (sans doute nécessaires pour une transition) mais il est devenu indispensable de penser à des alternatives. En d’autres termes, pour que le Sud puisse contribuer à une solution, dans le cadre des rapports Sud-Sud, il est nécessaire d’envisager une déconnexion vis-à-vis du Nord, non seulement économique et politique[14], comme le suggérait Samir Amin il y a déjà plusieurs décennies, sinon aussi de sa logique de développement.
Or, cette dernière ne fut pas seulement le résultat d’ une accumulation basée notamment sur l’expropriation et l’exploitation du Sud par le Nord, dans un rapport de type colonial ou impérial, mais aussi le fruit de l’idée qu’un progrès linéaire, produit de la science et des techniques, parviendra toujours à résoudre les problèmes posés par la satisfaction de besoins sans cesse croissants du genre humain, la terre étant inépuisable et sa capacité de régénérescence sans limite. C’est cette conception, née et entretenue dans les sociétés marchandes en pleine expansion du XIII° et XIV° siècle européen et dont l’apogée se manifesta avec la Renaissance et le Siècle des lumières, qui encouragea le développement d’une économie construite sur le marché et progressivement sur l’accumulation d’un capital productif. Elle conduisit aussi à la soumission du Sud, comme fournisseur de matières premières et de produits agricoles et plus tard comme marché marginal de la production industrielle du Nord.
La logique qui présida à ce développement exigea l’ignorance des externalités, provoquant les désastres écologiques et l’accroissement des distances sociales que nous connaissons aujourd’hui, réservant finalement à une minorité, les bénéfices de la croissance. Les sociétés socialistes se préoccupèrent de la transformation des rapports sociaux de production, mais bien peu de celle des rapports à la nature. Il faut donc redéfinir un nouveau paradigme.
Les arguments à cet effet ne seront développés que brièvement, en faisant référence à d’autres écrits antérieurs [15]. L’essentiel consiste à définir dans le concret des situations actuelles des sociétés du Sud et de ce que pourraient devenir les rapports Sud-Sud, le contenu d’un changement de paradigme. Ce dernier, que l’on peut appeler le Bien Commun de l’Humanité, signifie la possibilité de produire, reproduire et améliorer la vie, tant de la planète terre et l’ensemble de ses espèces vivantes, que du genre humain [16]. Cela constitue l’objectif commun à tous, imprescriptible et fondement de tout comportement collectif.
Traduit en termes d’action, cela signifie répondre aux quatre axes fondamentaux de l’existence humaine sur la planète, que toute société doit affronter. Aujourd’hui une telle démarche exige des options nouvelles, qui revêtent une urgence particulière face aux défis écologiques et sociaux.
Rétablir l’équilibre du métabolisme entre la terre et les êtres humains.
A cet effet, une collaboration Sud-Sud pourrait établir, par exemple, des normes communes pour maîtriser l’action des entreprises multinationales dans le domaine de l’extraction pétrolière ou minières et dans l’agriculture. En effet, leur puissance économique et politique est telle, de même que leur capacité de corruption, qu’elles ne respectent que très partiellement les législations des pays individuels, quand ces dernières existent. Seul un front commun pourrait, dans une période de transition, exercer une force suffisante pour faire changer les pratiques.
L’établissement de critères communs pour l’utilisation des ressources non-renouvelables pourrait constituer un autre champ d’application, telle qu’une autre utilisation du pétrole que simplement pour les transports. De nombreux dérivés, en effet, peuvent remplacer des matériaux utilisés pour d’autres usages. La réduction des déchets, une moindre production de Co2 ou de gaz méthane, la réhabilitation des terres, la reforestation, pourraient faire l’objet d’échange d’expertise et de financement collectif. Il en irait de même pour l’allongement de la moyenne de vie de produits industriels et la réduction des échanges irrationnels (les transports interocéaniques, fruits des « avantages comparatifs ».
Bref, il s’agirait de créer les conditions d’un éco-socialisme, seule manière de freiner les déséquilibres du métabolisme et finalement de construire un développement « soutenable », en utilisant un savoir partagé. La philosophie économique adoptée par l’ALBA, l’Alliance bolivarienne de Notre Amérique, prouve que ce n’est pas impossible (complémentarité et solidarité, plutôt que compétitivité).
Rétablir la prédominance de la valeur d’usage sur la valeur d’échange dans la production des bases matérielles de la vie
La seule valeur dans la perspective de la logique du marché est la valeur d’échange. Sans elle, pas de profit et donc pas d’accumulation. Il n’existe finalement qu’une seule valeur, qui s’exprime notamment dans les bourses de valeurs. La valeur d’usage lui est soumise. Ainsi, par exemple, la Banque mondiale, fin des années 1990, imposa à Sri Lanka l’abandon de la culture du riz pour importer ce dernier de Thaïlande ou du Vietnam, où il coûtait moins cher. Cela devait permettre le développement de monocultures pour l’exportation. Aucuns soucis, dans cette démarche, de la valeur d’usage, impliquant, entre autres, la souveraineté alimentaire, les différences de saveurs du riz, plus de 3000 ans de production rizicole, les formes de production communautaire traditionnelles, la valeur culturelle du riz dans l’histoire, la littérature, la poésie, les paysages. Heureusement, les résistances locales firent avorter le projet.
Or, la production de la base matérielle de la vie (l’économie) doit, au contraire, s’organiser sur base de la valeur d’usage, l’échange lui étant subordonné. Afin d’assurer ce principe, la question de la propriété des moyens de production est centrale. Sa concentration est indispensable pour garantir une accumulation maximale. A part les petites ou moyennes productions, où le contrôle des usagers est presqu’automatique, les autres doivent être socialisées, sous une forme ou une autre (pas nécessairement l’étatisation). Un exemple de cette philosophie économique est l’ALBA, réunissant une dizaine de pays du sous-continent. Les bases de la coopération économique déjà citées, signifient une rupture avec la loi de la valeur du capitalisme. Cela s’est traduit notamment par la fourniture de pétrole aux pays non-producteurs, à un prix bien inférieur au marché.
Une collaboration Sud-Sud pourrait s’établir dans de nombreux domaines, tels que la réorganisation de l’agriculture paysanne, le contrôle des paradis fiscaux, le partage des technologies nouvelles dans la préservation des écosystèmes, les communications, l’espace, bref dans tous les lieux où des transitions sont nécessaires pour accomplir le changement de paradigme et mettre la science et les techniques au service de la valeur d’usage.
Universaliser les processus démocratiques dans tous les rapports sociaux et toutes les institutions
Cela concerne évidemment en premier lieu chacune des sociétés et tous les champs, non seulement politiques, mais aussi économiques, sociaux, culturels, religieux, tout comme dans les rapports hommes-femmes. Dans la coopération Sud-Sud, ce sont les dimensions régionales et internationales qui constituent l’objet fondamental. Sur ce plan, un certain nombre d’instruments existent, que nous avons cité précédemment, mais il s’agira de transformer la philosophie de base dont ils s’inspirent, en passant du paradigme de la croissance ou de la modernité capitaliste à celle du Bien commun de l’Humanité.
Prôner l’interculturalité et promouvoir une vision holistique du réel
L’hégémonie culturelle de la modernité capitaliste est devenue telle, que les autres cultures et savoirs sont marginalisés, folklorisés ou éliminés. Il en résulte un appauvrissement culturel considérable, qui conduit à l’universalisation des habitudes alimentaires, de la musique diffusée populairement, des pratiques vestimentaires, mais plus encore des mentalités, des modèles de comportement et de consommation, la diffusion des valeurs du marché devenant le paramètre universel.
La segmentation du réel, qui permit à la logique mercantile de se développer en ignorant les externalités, doit aussi être remplacée par une vison d’ensemble (holistique), seule capable d’analyser les situations dans toute leur ampleur et de proposer des solutions adéquates. L’éthique sociale nécessaire à les accomplir pourra s’appuyer sur l’interculuralité des philosophies et des spiritualités, exigeant un engagement permanent pour la justice, comme ce fut le cas, entre autres, de la Théologie de la Libération née en Amérique latine.
La coopération Sud-Sud pourra trouver des objectifs nombreux, depuis les moyens de communication sociale (TeleSur, par exemple, en Amérique latine), jusqu’aux traductions des patrimoines littéraires respectifs, en passant par la protection des peuples originaux et le partage des brevets.
En conclusion, la déconnection du Sud vis-à-vis du Nord ne sera complète que par l’abandon du paradigme capitaliste et, en contrepartie, de la construction commune d’une option alternative pour la vie de l’humanité sur la planète. En fait, la crise structurelle que vit l’ensemble du globe ne laisse pas de choix et une coopération Sud-Sud peut contribuer à établir les nouveaux objectifs et à définir les transitions. Déjà de nombreuses initiatives populaires vont dans ce sens, qui dans les divers domaines esquissés plus haut, montrent la voie à suivre. C’est pourquoi les alternatives doivent se construire sur la base de l’expérience des mouvements sociaux en interaction avec les penseurs et pas seulement au départ « d’élites éclairées ».
François Houtart
Source : “ Coopération Sud-Sud pour un nouveau modèle de développement ”. Auteur : François Houtart / Texte présenté au séminaire du Forum Mondial des Alternatives (FMA), Alger, 26.09.13