J’éprouve en arrivant à l’entrée de cette petite ville , et après digestion de moults lacets pyrénéens, un sentiment bizarre de soulagement et d’angoisse.
Dès que je m’aragonise reviennent dans ma tronche d’antifranquiste les chansons naguère du troubadour aragonais José Antonio Labordeta . Une voix âpre, comme le sol d’ ici, comme ce vin de la terre, le Somontano , qui donne à boire un pays. Rude. Rude.
Et José Antonio d’entonner « Habra un dia en qué todos...Viendra un jour où chacun verra une terre appelée « Liberté ». Du temps du franquisme, chanter cela conduisait en prison. Tu avais raison José Antonio : « Somos » ; nous voulons « des temps qui portent dans leurs entrailles la grande utopie fraternelle (...) Nous sommes doux comme l’argile et durs comme la rocaille » (...) « la peur a des racines difficiles d’arracher ». Mais nous sommes.
Le mont Oroel, lui, paraît avoir perdu la mémoire. Jaca, ce « pueblo » au nom de jument, fut jadis capitale de l’Aragon , premier territoire républicain ; aujourd’hui étrange mélange de tourisme et d’histoire, de fortifications militaires.
Un pays encore inquiétant à mes yeux. Dans les années 1940, il fourmillait d’espions, d’agents, de trafiquants, de collabos, de guérilleros.
A quelques kilomètres en amont, la gare frontière de Canfranc avait en quelque sorte la double nationalité. Durant la Deuxième guerre mondiale, par ces vallées passèrent toutes sortes de trafics. Le principal d’entre eux fut le transport de l’or nazi, de Suisse jusqu’en Espagne, par Canfranc, Jaca, la vallée de l’Aragon... En échange, l’Espagne livrait à Hitler des métaux stratégiques : fer, le wolfram... pour l’industrie militaire allemande. Qui a cru à la « neutralité » de l’Espagne ?
L’or, les bijoux, étaient volés, arrachés par les nazis aux juifs dans les camps de concentration ou aux banques des pays occupés . Mais c’est du côté français de la gare que fut hissé le drapeau nazi...
Aujourd’hui, au menu du jour : revue de presse, le plein de livres, et rencontre avec les amis républicains. L’irruption fracassante du mouvement « Podemos » et de son leader très médiatique, le jeune universitaire Pablo Iglesias (de famille communiste) enflamme les passions. J’étais optimiste... Je suis désormais un peu inquiet... Ah les vieilles maladies infantiles !
Je lis que les « cercles Podemos » ne veulent pas être considérés comme un « parti de gauche » et sont réfractaires à l’unité avec « Izquierda Unida » (IU) à l’occasion des prochaines échéances municipales et « autonomiques », et ce malgré la proximité de leurs programmes. Cette tentation de « jouer perso » me préoccupe. Je souhaite que le 15 novembre l’Assemblée constituante de la nouvelle formation choisisse l’union de la gauche-gauche.
IU a tendu la main à plusieurs reprises. La gauche alternative (IU, Gauche ouverte, Compromis, Equo...) vient de proposer à « Podemos » de « confluer » sur la base d’un programme partagé, élaboré d’en bas, avec le mouvement social, afin de casser l’hégémonie du bipartisme monarchico-néolibéral, PP-PSOE.
Le jeune député Alberto Garzon, secrétaire et porte-parole de IU, considère que « ce serait une erreur historique que de ne pas converger ». Atmosphère d’ébullition démocratique, de recherche bouillonnante d’alternative...
A Barcelone, le parlement (« Generalitat ») vient d’approuver par 106 voix contre 28 (à 80%) la « loi de consultation » qui va permettre aux Catalans, le 9 novembre, de décider de l’avenir de la Catalogne. La droite espagnole est redevenue hystérique ; elle retrouve les vieux accents fachos, menace, vitupère, tonitrue, exclue... A moins d’envoyer l’armée, de mettre le feu, on voit mal comment Mariano Rajoy pourra éviter le référendum d’auto détermination...
Bref, tout l’édifice de la « transition » supure, chancèle, s’effondre. La crise de régime devient abyssale. Le « jeune roi » sourit, « fait peuple », inaugure, baise des mains noueuses, aime à coeur ouvert sa roturière de reine, et s’accroche pour tenter de relooker un système qui a fait faillite.
A Jaca, il fait frisquet.
Jean ORTIZ