En février, suite à ma lecture de ce livre très éloigné de la pensée unique (il existe encore des universitaires qui sont dans le contre-pouvoir et pas dans la gestionnite de l’université au service du capital financier), j’avais écrit cette note sur mon propre blog :
Il s’agit du texte d’un séminaire du philosophe donné à l’École Normale Supérieure en 2007, donc avant que Sarkozy ne donne la pleine mesure de son talent de président.
Nous sommes atterrés, déprimés, écrasés par ce dont Sarkozy est le nom. Telle est la thèse exposée par Alain Badiou dans cet ouvrage incisif et stimulant.
Pour le philosophe, le président est un « flic agité » pour qui le secret de la politique tient dans les coups médiatiques, financiers et amicaux. Dans les magouilles de haut vol. Nombreux, en particulier dans le prolétariat, sont ceux qui ont appelé ce maître qui les opprime et les paupérise, par peur de l’Autre et d’eux-mêmes.
Sarkozy a gagné parce qu’il est parvenu à masquer le réel. En imposant le degré zéro de la pensée politique. Ainsi, il y a les hétérosexuels d’un côté et les pédophiles de naissance de l’autre (à propos de tare, il faudra bien qu’un jour un proche de Sarkozy nous explique le pourquoi de ses tics ; on a tous une petite idée à ce sujet, mais une confirmation officielle ferait du bien). Masquer le réel, c’est rendre toujours plus difficile un discours, une pratique sur le réel, donc une action individuelle ou organisée. Masquer le réel permet d’imposer une dialectique, une combinaison de la peur et de la terreur : il faut expulser 25000 sans-papiers par an (pourquoi pas 125000 ?), ce qui ne peut se faire sans l’instauration d’une terreur d’État, d’une « société de contrôle » (Deleuze), avec la banalisation des caméras de rue, des radars, des écoutes, etc. Comme pour Bush qui a annoncé des décennies de luttes contre le terrorisme (avec un ennemi qui, évidemment, se déplacera en permanence dans l’espace et dont le nom changera tout le temps), pour Sarkozy, la lutte contre l’Autre est, selon Badiou, « l’horizon mondial de la démocratie ».
La soumission de Sarkozy et les siens au libéralisme est un nouveau pétainisme au sens où il est un nouvel accommodement. Mieux vaut subir que critiquer, mieux vaut survivre que lutter. Mieux vaut la défaite face au capitalisme que la guerre. Acceptons donc « la servilité envers les puissants, la domination des riches, le dur travail des pauvres, la surveillance de tous, la suspicion systématique envers les étrangers qui vivent chez nous [ou chez eux, n’est-ce pas, les Africains ?]. » Travaillons. Surtout en faisant des heures supplémentaires, donc contre les chômeurs, contre l’égalité entre les êtres, contre la démocratie.
L’analyse que propose Badiou de la dernière élection présidentielle est tonique : « Ce qui caractérise cette élection, c’est qu’elle aggrave la désorientation, en tant qu’elle révèle le caractère intrinsèquement obsolète de tout repérage issu de la dernière Guerre mondiale, le repérage droite/gauche. Ce que l’élection met en scène, c’est que la désorientation va jusqu’au point où le système même de l’orientation est symboliquement défait. C’est pourquoi Sarkozy, dès son élection, peut aller trinquer au Fouquet’s et partir dans un yacht de milliardaire à Malte. Façon de dire : la gauche ne fait plus peut à personne, vivent les riches, à bas les pauvres ! » Marquer que l’on appartient au monde de ceux qui ont des biens n’était pas une erreur, mais la fière affirmation que, désormais, ce serait comme ça et pas autrement dans le monde de la libre circulation des capitaux et du poids toujours plus écrasant des actionnaires. Marre de manger des pizzas au restaurant ! Dans le luxe, du pouvoir, tu jouiras. Paul Thibaud (Marianne n° 560) a fort bien analysé cette jouissance. Le goût de l’argent chez Sarkozy est « une manifestation de son rapport au pouvoir ». Le pouvoir n’est pas le service d’une cause ou d’une grande ambition, il comble une insatisfaction personnelle avec laquelle il n’en a jamais fini. […] La fonction suprême ne lui a apporté aucune sérénité. Cette fonction, il l’a aussitôt dévorée, jetée dans le puits d’insatisfaction qu’il reste. »
Donc, louons les non-milliardaires pour qui le principe de réalité est une acceptation du réel sans principes. Apprécions ceux qui se mettront " au service de " et ceux qui offriront " leurs services à " . Faisons l’éloge d’une vie démocratique en peau de chagrin au profit de quelques-uns et de ceux qui vendront leur liberté pour quelques primes et des invitations aux universités d’été du MEDEF.
Que se passe-t-il lorsqu’on s’agenouille devant les profits et les profiteurs ? On accepte un monde où le seul critère est la rentabilité immédiate. Pendant sa campagne, Sarkozy a clairement annoncé la couleur à ceux pour qui la culture ne saurait être évacuée d’un revers de la main ou soumise au profit : « Vous pouvez faire si ça vous chante [quel mépris dans ce " si ça vous chante " !] des études de littérature ancienne, mais vous n’allez quand même pas demander à l’État de vous les payer. L’argent des contribuables doit aller à l’informatique et à l’économie ». Ah, le retour du refoulé des notes médiocres obtenues dans les matières littéraires au baccalauréat par le Roi-enfant ! Si le profit commande tout, une opération médicale n’a de sens que si elle rapporte. Une " réforme " , en fait une contre-réforme, aura pour nom une « définition stricte et servile du possible ». Moderniser signifiera donner toujours moins aux citoyens entendus comme consommateurs ou clients. Toute réforme sera inégalitaire et creusera les écarts.
Karl Marx avait annoncé, rappelle Badiou, le monde du marché mondial : un monde de choses (les objets vendables) et de signes (les instruments abstraits de la vente et de l’achat). Un monde contractuel, sans lois. La loi, insiste Badiou, est la même pour tous. Elle ne « fixe pas une condition pour appartenir au monde. Elle est simplement une règle provisoire qui existe dans une région du monde unique. On ne demande pas d’aimer une loi. Seulement de lui obéir. »
On vient de voir que notre président méprise à ce point ces principes qu’il n’hésite pas à faire fi des décisions du Conseil Constitutionnel et à remettre en cause la non rétroactivité des lois. Seul Pétain a pu commettre cette forfaiture, en menant devant des pelotons d’exécution des résistants déjà condamnés à de la prison pour avoir distribué des tracts communistes. Plus récemment - et dans un registre infiniment moins dramatique, mais le principe est le même - on a vu des conseillers " techniques " (dont certains de gauche) introduire cette même violation dans l’évaluation des universitaires. Dans l’état actuel des choses, en effet, les articles produits hier par ces enseignants (tout comme leur recherche à paraître) seront évalués demain selon des critères qui n’existent pas encore. Autrement dit, Sarkozy et la Loi Pécresse ont marchandisé la recherche, mais les universitaires ne peuvent pas connaître la valeur marchande de leur recherche, la seule qui compte en l’occurrence. Pour en revenir à ce principe absolu (et absolument républicain) de non rétroactivité, l’idée est que, nul n’étant censé ignorer la loi, tout individu doit savoir, au moment de son acte, si celui-ci est une infraction. Il doit connaître la peine encourue. « Nullum crimen, nulla poena sine lege ». Garantissant les droits de la défense, ces principes sont supérieurs aux lois. On notera, néanmoins, que la seule fois où l’Humanité a dérogé à ce principe absolu, c’est, justement, lorsqu’ont été déclarés imprescriptibles les crimes contre l’Humanité. La juridiction française a, quant à elle, dérogé à ce principe lorsqu’une loi plus favorable au condamné était votée après le prononcé de la condamnation. Ainsi, en 1981, des condamnés à mort n’ont pas été exécutés, le Parlement ayant décidé l’abolition de la peine.
En tout état de cause, retenir en détention un condamné qui a purgé sa peine pour une période indéterminée selon les risques virtuels qu’il ferait encourir aux autres, c’est revenir à l’Ancien Régime et aux lettres de cachet, quand le roi pouvait maintenir en prison tout individu selon son bon vouloir. Le Syndicat de la Magistrature a évoqué une « peine de mort sociale qui revient par la fenêtre ». Comment imaginer qu’une commission aux contours incertains pourrait statuer en parfaite indépendance et objectivité dans le contexte d’une opinion publique fluctuante, et sous le regard d’un Président de la République qui sait si bien jouer avec l’émotion des foules ? Pour finir, on observera que Sarkozy n’envisage pas ces mesures exorbitantes du droit républicain pour d’autre grands criminels qu’il veut protéger : les patrons voyous, les spécialistes de l’évasion fiscale, les tueurs à l’amiante et autres membres de la classe dominante qui pourrissent la vie des salariés de base.
Pour Badiou, la référence à Pétain n’est pas rhétorique. Il estime que la subjectivité qui a porté Sarkozy au pouvoir a trouvé « ses racines inconscientes, historico-nationales, dans le pétainisme. » Pour le philosophe, le pétainisme est, chez nous, « le transcendantal des formes étatisées et catastrophiques de la désorientation ». Cette tradition française a ses fondements dans la restauration de 1815, quand un gouvernement s’est réinstallé dans les fourgons de l’étranger grâce au consentement d’un peuple épuisé. 1940 offrit une nouvelle version de la figure catastrophique de la défaite militaire en désorientant complètement de très larges secteurs de la société française. Il ne fut pas difficile de convaincre qu’il valait mieux Hitler que le Front Populaire, et que l’on pouvait confier, au nom de la " Nation " , les rênes du pays à un vieillard cacochyme et à des oligarques corrompus jusqu’à la moelle réfugiés dans une ville d’eau.
La désorientation sarkozienne a favorisé, provisoirement en tout cas, la soumission au capitalisme mondialisé, à l’ordre militaire états-unien. Elle a également permis la « rupture », c’est-à -dire un acharnement plus violent que jamais contre les faibles (chômeurs, précaires, étrangers). La " Révolution nationale " était le nom de la soumission à l’occupant. La " réforme " est le nom de la soumission à la finance internationale et à son bras armé. Les appels, par un président milliardaire à la bouche ordurière, au " travail " , à la " morale " , aux " valeurs familiales " dégagent des remugles agressifs et sont à cent lieues des valeurs républicaines.
Badiou estime que cette nouvelle dialectique vient de loin, des années soixante-dix, quand les " nouveaux philosophes " ont « "moralisé" le jugement historique, et substitué à l’opposition fondamentale des politiques d’émancipation égalitaire et des politiques de conservation inégalitaire, l’opposition purement morale des États despotiques et cruels et des États de droit, sans du reste nous expliquer l’origine des gigantesques massacres commis, sur la planète entière, en un siècle et demi, par ces États " de droit " ». « Policing the poor » (le maintien de l’ordre pour les pauvres) fut l’un des slogans les plus entendus sous l’ère thatchérienne. Idem sous Sarkozy, avec une police fonctionnant aux chiffres, des lois scélérates, de l’ADN, un ministère de l’immigration (couleuvre avalée par l’arrangeante Simone Veil), un droit de grève empêché, la privatisation du secteur public au service de l’ordre des riches et de leur enrichissement sans vergogne et sans fin.
Pour Badiou, l’homme aux Rolex©, c’est l’homme aux rats de Freud, celui qui a vaincu « la conscience malheureuse de la nature excrémentielle des signes monétaires ». Ce kleiner Mann de l’oralité est un homme de l’analité.