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Elena, un film investi par les fantasmes anti-communistes des critiques

On voit peu de films russes en France, alors que l’URSS/Russie est le pays au monde qui a la tradition cinématographique la plus prestigieuse et que le peu que nous en voyons montre qu’il a toujours de grands cinéastes : il suffira de citer deux noms : A. Konchalovsky, dont on a pu voir en 1994 Riaba ma poule, et P. Lounguine, mieux distribué, avec La Noce (2000), L’Ile (2006), Tsar (2009).

Mais ce cinéma souffre de deux "handicaps" très graves en France : il est baroque (on a reproché à Konchalovsky "les excès du grotesque") et il est mystique (ciel ! ma laïcité !) : L’Ile est un film magnifique, sur le thème Crime, Châtiment et Régénération (le héros, hanté par le remords d’une trahison pendant la guerre, entre dans un monastère où il devient un saint). Mais il porte un troisième péché, le plus lourd, la mémoire du communisme, que l’idéologie néo-libérale veut enterrer, en l’assimilant, grâce à la notion fétiche de "totalitarisme", au fascisme (c’est la mystification du "brun-rouge").

C’est ainsi que Télérama racontait l’histoire de Riaba ma poule de façon surprenante : l’héroïne, Assia, se réfugie dans ses rêves tandis que le village, un ancien kolkhoze, essaie de sortir de sa torpeur grâce à un valeureux entrepreneur qui y installe une usine. En réalité, on voit dans le film une Assia qui retrouve ses réflexes de kolkhozienne pour lutter, à la tête du village, contre les manoeuvres de cet oligarque au petit pied ; elle dispose pour cela de deux atouts, la vodka qu’elle distille elle-même, et sa poule favorite, Riaba, qui, après une soirée bien arrosée, devient géante et lui donne des conseils avisés.

On voit que le cinéma russe, dans la double tradition dostoïevskienne et gogolienne, est un cinéma hors-normes, qui pourrait apporter à nos tristes écrans un peu de couleur.

Actuellement, Elena, d’E. Zviaguintsev, remporte tous les suffrages de la critique. Mais quelles qualités met-on en avant ?

Les critiques apprécient la traversée des banlieues sinistres de Moscou (effectuée par l’héroïne au rythme d’une musique angoissante) et la vue des barres délabrées, symbole, d’après eux, du délabrement de la Russie et de l’échec du communisme. Mais n’ont-ils donc jamais pris le RER ? N’ont-ils jamais vu de HLM dans les banlieues et grandes banlieues parisiennes ? La destruction de certaines barres gigantesques (à Vénissieux, par exemple) leur est-elle apparue comme le symbole de l’échec du capitalisme ?

Ils apprécient aussi la disparition de la lutte des classes (ces classes étant unies dans le film par les liens du mariage) ou sa réduction à un sordide assassinat familial : Elena, ancienne infirmière, tue son ex-patient Vladimir, qui l’avait épousée pour en faire sa gouvernante et sa garde-malade et (autre raison de se sentir en terrain connu et rassurant) elle le tue pour lui voler de l’argent (nous sommes bien loin des idéaux révolutionnaires !).

Mais, s’il faut conjurer le spectre du communisme ("Un monde déserté par Marx et Dieu", titre l’article du Monde), on n’en accorde pas moins au film un grand potentiel symbolique : le crime d’Elena porte en lui toute "la violence symbolique ancestrale" de la Russie (ici, on n’est plus dans l’idéologie anti-communiste, on voit poindre le racisme anti-slave), il révèle un dérèglement social profond, voire (pour le critique de Libération, qui s’est beaucoup défoulé) il prophétiserait de grands événements (du type Révolution orange) !

Curieusement, aucun critique n’a pensé à voir simplement dans Elena des Groseille et Le Quesnoy* à Moscou ! C’est pourtant de cela qu’il s’agit (le comique en moins, la préciosité formelle en plus) : le réalisateur (Chattiliez ou Zviaguintsev) est censé se tenir entre deux, groupes familiaux aussi critiquables l’un que l’autre ; pour résumer, les Le Quesnoy sont guindés, les Groseille sont vulgaires. Mais cet équilibre est vite rompu : les deux films appellent en fait l’identification avec les Le Quesnoy, finalement dignes et responsables, et caricaturent grossièrement les Groseille, affreux, sales et méchants.

Ainsi, Vladimir est égoïste, mais rigoureux et cultivé ; quant à sa fille, d’abord présentée comme une enfant gâtée sans coeur (pour faire pendant aux Groseille), elle se révèle belle, brillante, lucide, préoccupée par les problèmes de la planète, et, malgré ses paradoxes provocateurs, elle aime sincèrement son père.

Par contre, du côté Groseille, on tombe dans le sordide, façon Thénardier : l’appartement de Sergueï est moche et bordélique, Sergueï est gros et avachi, il ne fait aucun effort pour trouver du travail, préférant passer son temps à boire de la bière en grignotant des chips ou des cacahuètes, et à engrosser sa femme (enceinte d’un troisième enfant) : c’est, dit Libération, "un spécimen archétypal du prolétariat russe contemporain" (question : où ce critique a-t-il vu des prolétaires russes ?). Son fils est encore plus dégénéré : c’est un hooligan, dont le seul loisir est de se battre contre des bandes ennemies. Quant aux bébés du couple, ils descendront sans doute encore plus bas dans l’échelle de l’humanité.

Dans ces conditions, on ne peut justifier le meurtre d’Elena : on sait qu’il ne servira à rien, Sergueï et sa famille continueront à vivre à ses crochets et dilapideront l’héritage en s’abrutissant de bière et de cacahuètes. On ne peut donc que donner raison à Vladimir qui voulait déshériter son épouse au profit de sa fille qui, elle, aurait utilisé sa fortune dans le cadre d’une vie stimulante et enrichissante.

Quelle morale tirer de ce film ? Il faut tenir les barbares à distance ! Elena ne méritait pas de partager le bel appartement de Vladimir que ses nouveaux occupants vont saccager (Sergueï imagine déjà de casser des cloisons pour que son fils ait une chambre à lui). La forme glacée, esthétisante du film rachète-t-elle son fond réactionnaire ? Les Cahiers du Cinéma ne se sont pas laissé impressionner ; cependant, ils apprécient un détail : le cheval mort, percuté par le RER, symbole, pour un critique, de la culpabilité où baigne le film ; mais le cheval blanc est un symbole ressassé, qui apparaît ici comme une coquetterie gratuite.

On peut essayer d’imaginer, à partir du même sujet, traité avec humanisme , un autre film : pensons pour cela à la Cérémonie, de C. Chabrol. En suivant le couple au quotidien, le cinéaste aurait pu montrer comment, par son mépris inconscient de classe, Vladimir fait grandir en Elena un sentiment d’humiliation et de rancoeur qui finit par exploser dans le meurtre. Au lieu de cela, le meurtre est commis de façon froide et calculatrice et rend Elena monstrueuse, ce que confirme, chez le notaire et lors de l’emménagement de sa famille, son absence de trouble et de regret. Ou bien, Zviaguintsev aurait pu opposer le refus d’enfant de la fille de Vladimir et les grossesses à répétition de la femme de Sergueï comme l’égoïsme des riches et la générosité profonde des pauvres : au contraire, ces grossesses sont stigmatisées comme une preuve de laisser-aller et d’inconscience animale, tandis que la stérilité apparaît comme une preuve de maîtrise et de responsabilité.

L’engouement des critiques pour Elena vient donc s’ajouter au harcèlement médiatique contre la Russie, constamment présentée sous le jour le plus sombre et conspuée parce qu’au lieu de se laisser piller, humilier et morceler comme aux temps de Gorbatchev et Eltsine, elle a retrouvé une volonté nationale et une politique internationale de grande puissance. De même que les medias fantasment sur les manifestations anti-Poutine (pourtant nettement réélu - mais la même stratégie est appliquée depuis longtemps contre Chavez), ils fantasment sur ce film en tant qu’il révélerait qu’"il y a quelque chose de pourri dans le royaume" de Russie et que le régime va s’effondrer. Mais que dire alors de films comme Oslo 31 août ? "Tous les Norvégiens sont des drogués et la Norvège va s’effondrer" ? comme La Piel que habito ? "Tous les Espagnols sont des pervers et l’Espagne va s’effondrer" ? comme Carnage ? "Tous les Nord-Américains sont des loups pour l’homme et les Etats-Unis vont s’effondrer" ?

Il suffirait pourtant de revoir des films comme Riaba ma poule pour conclure que les Russes sont encore pleins d’énergie (il leur en a fallu pour survivre à la libéralisation sauvage), ou comme La Noce pour voir qu’ils ont encore un amour (communiste ou chrétien orthodoxe) pour autrui et pour la vie.

Rosa Llorens

Note :

* Héros du film : La vie est un long fleuve tranquille

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La Chine sans œillères
Journaliste, écrivain, professeur d’université, médecin, essayiste, économiste, énarque, chercheur en philosophie, membre du CNRS, ancien ambassadeur, collaborateur de l’ONU, ex-responsable du département international de la CGT, ancien référent littéraire d’ATTAC, directeur adjoint d’un Institut de recherche sur le développement mondial, attaché à un ministère des Affaires étrangères, animateur d’une émission de radio, animateur d’une chaîne de télévision, ils sont dix-sept intellectuels, qui nous parlent (...)
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Bertolt Brecht, poète et dramaturge allemand (1898/1956)

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