Pour prendre la mesure de cette guerre ouverte dans le nord de l’Afrique, j’ai tenté de faire le décompte des victimes innocentes sur la base des informations publiées par les médias nationaux maliens. J’ai découvert que près de 99% d’entre elles proviennent de médias français, notamment l’Agence France-Presse (AFP) et Radio France internationale (RFI).
À en croire ces sources, seuls sont morts des soldats des troupes alliées et islamistes, djihadistes ou terroristes. Les rares civils mentionnés ont été abattus par les terroristes. On ne peut que s’étonner puisque depuis le 11 janvier dernier, lorsque la France "a répondu à l’appel au secours lancé par le Malí", sa stratégie a consisté en un bombardement intensif.
Un exemple. Le 15 janvier, il est dit que 5 djihadistes ont péri dans les bombardements nocturnes intensifs de Dialbaly par l’aviation française. La veille, l’information selon laquelle les islamistes avaient attaqué ou pris le contrôle de cette localité avait fait le tour du monde, mais sans aucun chiffre quant aux victimes civiles tuées par les terroristes. Aucun chiffre non plus concernant la population de ce lieu apparemment peu peuplé, ni aucune image. L’AFP explique que les terroristes s’étaient cachés parmi la population, qu’ils avaient prise en otage. Dans ce cas, le bilan officiel de cinq terroristes et aucun civil articulé après les bombardements n’est guère crédible. Selon le témoignage d’un voisin habitant une ville située à 20 kilomètres, des islamistes qui fuyaient les bombardements dans un véhicule tout terrain ont eu un accident qui a coûté la vie à certains d’entre eux. Cinq ? Et les bombardements n’ont pas tué une seule personne ?
Le 18 janvier, l’agence de presse chinoise Xinua, à laquelle se réfère également le site Malijet, cite un haut responsable malien. D’après les estimations de celui-ci, les troupes alliées (maliennes et françaises) auraient tué "de nombreux" terroristes qui fuyaient Konna. Qui battaient en retraite ? En leur tirant dans le dos ? Ils n’ont pas fait de prisonniers ? Ne faudrait-il pas enquêter sur ce type d’actions ?
Le bilan du ministre de la Défense, fourni le 5 février, est celui qui répond le mieux à ces doutes. Il fait état de plusieurs centaines de djihadistes tombés sous les bombes dans les régions de Konna et Gao. À un journaliste qui lui a demandé s’il y avait des prisonniers, le ministre a répondu par un laconique "quelques-uns". Avant d’avoir lu la moitié du texte, on ignore s’il s’agit du ministre malien ou du ministre français, mais on découvre qu’il s’agit bel et bien du Français Jean-Yves Le Drian. Quant à l’information, elle provient de l’AFP.
Le 9 février, deux soldats maliens viennent s’ajouter à la liste, bien qu’ils n’aient pas perdu la vie au combat, mais dans l’un des nombreux affrontements internes entre bérets rouges (partisans d’Amadou Toumani Touré, le président démis destitué en 2012) et bérets verts (partisans du capitaine putschiste Amadou Sanogo).
Le 19 février, plus de 20 islamistes sont morts au cours de l’un des combats les plus durs, dans les montagnes d’Adrar des Ifoghas, après l’opération Panthère, menée par des soldats maliens et français. Un parachutiste français est également décédé – soit le deuxième au Mali, un premier ayant péri dans un accident d’hélicoptère. Selon des informations postérieures, également fournies par l’AFP, ces combats n’auraient finalement coûté la vie qu’à 15 djihadistes, qui ont été "neutralisés".
Le 3 mars, Europe 1, qui cite l’AFP et qui sera relayée par Malijet, annonce la mort d’au moins 50 islamistes, à 60 kilomètres au nord de Gao. Aucune victime parmi les alliés.
Le 27 mars, le porte-parole du ministère de la Défense malien, le lieutenant-colonel Souleeymane Maïga, trans-met à l’AFP un bilan général de 63 soldats maliens, 2 Togolais, 1 Burkinabé, 36 Tchadiens et 600 combattants, islamistes probablement. Pour expliquer ce chiffre arrondi – ce qui se fait souvent –, il avance que généralement, les islamistes emportent leurs morts pour les enterrer, comme pour souligner une particularité sordide des ces protagonistes.
On peut trouver une autre explication à cette approximation. Le 19 février, l’AFP informe, via Malíjet, que les habitants de Gao ont lynché un leader islamiste, lequel avait tué le journaliste Kader Touré, "qu’il accusait de travailler pour l’ennemi" (RFI). Le supposé lynché est en réalité Alioune Touré, chef de la "police" islamique de Gao. Mais n’allons pas trop vite en besogne et n’ajoutons pas son nom à la liste des défunts, car RFI a ensuite annoncé que Kader était vivant. Le 10 mai, Alioune Touré lui-même revendique un double attentat suicide au nord du pays, dans les villes de Ménaka et Gossi, selon RFI. Cinq personnes ont péri : quatre à Gossi et une à Ménaka, toutes des kamikazes. Apparemment, au Mali, les auteurs d’attentats suicides n’interviennent pas seuls. Ils vont par deux, par trois, voire par quatre, comme à Gossi, où l’explosion n’a pourtant fait aucune victime.
Autre terroriste revenu à la vie, le fameux Mokhtar Belmokhtar, à qui l’on impute la responsabilité des attentats avec prise d’otages à In Amenas, en Algérie, puis au Mali, où des militaires tchadiens ont assuré à la presse internationale qu’ils l’avaient tué. Une photographie du cadavre a été publiée dans le monde entier – les droits revenant à RFI, bien entendu. Or, le 24 mai, le mort-vivant, comme certains l’appellent au Mali, commet un attentat suicide… au Niger !
Difficile de croire qu’il n’y a pas eu d’autres victimes civiles hormis les 23 personnes tuées par les rebelles touaregs du MNLA (20 dans le village de Bougoumi, dans la région de Mopti, le 20 mars et 3 à Kidal, le 24 avril) et celles dont on ignore encore le nombre, qui ont perdu la vie dans les exactions commises par les soldats maliens lors de leur percée au nord, en répression contre les islamistes. D’autres que moi ont une connaissance plus approfondie et plus directe de l’histoire et de la culture du Mali. L’analyse que je mène repose sur mon expérience et sur le terrain qui m’est familier : les médias et l’information. La première chose que je mets en doute est que l’entrée de la France au Mali, le 11 janvier, ait été une réaction rapide à l’appel au secours lancé par le président Dioncounda Traoré – dont les Maliens disent que la seule et unique décision qu’il ait jamais prise était de porter une écharpe blanche et dont le régime est qualifié de système d’"ATT sans ATT". Pour accorder un certain crédit à cette version officielle, il faudrait considérer comme le fruit d’un heureux hasard le fait qu’étaient déjà positionnés au Mali des troupes françaises du premier régiment d’infanterie de la marine, un régiment de parachutistes, des hélicoptères d’opérations spéciales, trois Mirage 2000D, deux Mirage F-1, trois C135, un Hercules C130 et un Transall C160, comme l’a révélé en janvier le journaliste français Thierry Meyssan.
La France n’est intervenue que pour assurer ses intérêts économiques au Mali et dans la région. Personne n’en doute plus, pas même les Maliens, qui ont accueilli les soldats français lors de leur "entrée triomphale, en agitant des drapeaux français et en criant Merci la France !" (AFP, 16 janvier). Désormais, leurs doutes portent sur les "véritables intentions de la France" et ils s’irritent de la voir faire des concessions aux Touaregs du MNLA, qui ont gardé le contrôle de Kidal, protégés par l’Hexagone bien que les Maliens ne veulent pas envisager de leur laisser une seule région. Le conflit a tourné à la guerre de guérilla et aucune issue ne se profile. Officiellement, la région a pratiquement été libérée et la France considère qu’elle pourrait se retirer, si ce n’est que selon elle, personne au Mali n’est capable de diriger le pays. "À qui allons-nous remettre les clefs ?", s’est lamenté Pierre Lellouche à l’Assemblée nationale française, le 22 avril.
N’oublions pas le rôle des États-Unis. Dans les années 60 déjà, il était question, dans certains documents du gouvernement américain aujourd’hui déclassés, de faire pression sur les pays ("amis") européens pour les inciter à intervenir en Afrique dans la lutte pour le contrôle des matières premières, tout donnant à voir à l’opinion publique une attitude "d’observateurs préoccupés". Aujourd’hui, les États-Unis sont à nouveau bluffant dans ce rôle, mais il est désormais de notoriété publique – bien que le fait ne soit pas très médiatisé – que l’aide militaire apportée en Afrique est colossale et que sans elle, même la France n’aurait pas pu mener les guerres en Côte d’Ivoire, en Lybie et au Mali. Par exemple, quand l’OTAN s’est embourbée dans des combats contre les forces de Kadhafi en Lybie, un sous-marin américain "en observation" en Méditerranée l’USS Florida, a lancé 100 missiles de croisière contre les forces de défense aériennes de Kadhafi en une seule nuit, ouvrant ainsi un corridor par lequel la France et d’autres pays européens de l’OTAN allaient pouvoir passer pour poursuivre leur conquête de la Libye.
N’oublions pas non plus le rôle des dirigeants africains de la région, qui ont copieusement démontré leur ineptie ou leur manque d’intérêt pour les véritables problèmes des peuples. Quand enfin ils se sont réunis afin de débattre de la situation au Mali, leur principale conclusion a été qu’il fallait demander davantage d’argent. Lors de la réunion de l’ECOWAS ou CEDEAO (Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest) du 25 février, ils avaient à porté de main une aide à la guerre de 455 millions de dollars, promise par les "donateurs" internationaux en janvier. Après des débats menés immanquablement dans un hôtel de luxe, ils ont déclaré que les coûts du conflit correspondraient au double, soit au moins 950 millions de dollars, et ils se sont mis à demander publiquement des fonds supplémentaires. Ce procédé n’a plus surpris les Africains, qui en ont assez de leurs dirigeants et de leurs chers "donateurs", et qui se retrouvent criblés de dettes illégales qu’ils ne pourront jamais rembourser. Et où donc est passé l’argent demandé au nom du peuple aux "partenaires occidentaux" ? Probablement qu’il est allé grossir la dette, mais rien de tangible ni de payable.
Face aux critiques qui remettent en question ces interventions militaires, on entend souvent "Mais alors, que faire ? Quelle est la solution ? Ils souffraient !". Lorsque les Maliens ont appelé à l’aide, ils ne demandaient certainement pas que leurs villes et leurs villages soient bombardés. Les Européens qui souhaitons aider les Maliens, peut-être devrions-nous regarder de plus près en quoi consiste l’aide fournie par nos gouvernements et payée par nos impôts : des bombardements intensifs. Est-ce là le soutien que nous souhaitons apporter ? Cette méthode a-t-elle jamais aidé quelqu’un ? Répond-elle à ce qui était demandé ? Cette militarisation occidentale a-t-elle amélioré la situation des Maliens ?
Difficile de répondre à ces questions dans un contexte où l’information sur la réalité de la guerre au Mali est manipulée et tronquée par les "intervenants" eux-mêmes. Comment pouvons-nous avaler une version des faits totalement extravagante, irresponsable et fausse ? Dans un article d’une grande dureté intitulé "Le naufrage et l’offense. Le Mali à rendre aux Maliens", la Malienne Aminata Traoré l’explique par "le credo de Margaret Thatcher –There Is No Alternative (TINA)". Les médias nous l’ont prêché et rabâché, tant et si bien que nous croyons désormais qu’il n’y a effectivement pas d’autre solution que de bombarder les populations pour les aider.
Traduction : Collectif Investig’Action
Source : RevistasPueblos http://www.revistapueblos.org/?p=14678