Reykjavik : En avril dernier, le gouvernement a publié un rapport sur « l’image de l’Islande », écrit par une commission formée des entrepreneurs qui comptent dans le pays. Le rapport résume ainsi l’histoire de l’Islande : « Pendant longtemps la nation a vécu dans la gêne, mais depuis qu’elle a conquis sa liberté et son indépendance, en moins d’un siècle, elle s’est transformée, de pays en voie de développement, en une des plus riches nations du monde ».
En ce mois d’octobre, le seul secteur d’affaire croissant en Islande est celui des gardes du corps. Un vrai boom. Pour la première fois dans l’histoire de l’Islande, le chef de l’Etat, les politiciens et les « entrepreneurs » de la bourse se sont entourés de professionnels tout en muscles. Après une privatisation qui a duré entre six et dix ans, et une époustouflante et constante croissance, les trois plus grandes banques islandaises, en impossibilité de paiement, se sont écroulées en l’espace d’une semaine. L’Etat, gouverné par la Banque centrale, les a re-nationalisées toutes les trois, une après l’autre. Le parlement a promulgué une loi d’urgence qui confie à l’Etat le contrôle du secteur financier, et le gouvernement est désespérément à la recherche de prêts de l’étranger pour rembourser de l’argent qui semble s’être évanoui dans le néant. Une partie de cet argent provenait d’épargnants anglais et hollandais, qui avaient placé leur argent, depuis 2006, sur des comptes on line d’Icesave, à un taux d’intérêt élevé, dans un plan que le directeur de banque Sigurjon Arnason a qualifié, dans une interview, d’ingénieux : « La seule chose que j’ai à faire est de contrôler chaque jour et voir combien d’argent entre » a-t-il dit en pouffant de rire, du moins d’après ce que rapporte le journaliste ; il a ensuite décroché le combiné du téléphone et annoncé l’instant d’après : « 50 millions de sterlings d’entrée, rien que vendredi dernier ! ».
Mais ce qui arrive facilement part facilement. Quand le directeur de la banque centrale, David Oddsson et le ministre des finances (par ailleurs grand connaisseur du secteur), Arnim Mathiesen, déclarent, après l’étatisation de la banque responsable, que l’Islande n’allait pas payer ces dettes -ou peut-être n’en paierait pas une partie, d’après la version de Mathiesen- le Royaume-Uni a appliqué la loi anti-terroriste pour congeler les fonds des banques en Angleterre. L’Islande est restée sous le choc : « Mais … vous ne voyez pas que nous sommes blancs ? » Le niveau du paradoxe augmente de la même façon que s’écroule la valeur de notre couronne. Si la valeur de la couronne semble à présent avoir diminué de moitié par rapport à il y a huit mois, ce n’est que parce que la Banque centrale l’a opportunément fixée. Mais c’est un fait avéré que la valeur de la couronne est proche de zéro. Les experts du marché utilisent l’expression technique « toxique » pour décrire la devise : et c’est une réalité, avec 24% d’inflation. Voilà l’état actuel d’un pays néolibéralisé, qui jusqu’à fin avril se considérait comme un des plus riches de la terre.
« Ceci n’est pas une nationalisation » a déclaré, le regard imperturbable, le Premier ministre Geir H. Harrde quand il a étatisé la première des trois banques. Bien sûr, en surface, ces mots étaient un éclatant mensonge. Mais, dans le fond du fond, on pouvait y comprendre au moins une chose : même si l’Etat jette maintenant des milliards dans un puits sans fonds, en rachetant des banques récemment privatisées, ne vous laissez pas abuser : le gouvernement n’a pas changé de politique et n’a pas l’intention d’agir pour le bien-être de la population. Ces mesures visent simplement à sauver ceux qui possèdent de l’argent, et probablement à passer la corde au cou de ceux qui n’en ont pas. Robert Aliber, éminent professeur d’économie à l’université de Chicago, déclare à qui veut l’entendre que la situation n’aurait pas été affrontée de pire manière si les ministres avaient été choisis au hasard dans le bottin. Cela dépend probablement des visées et des intérêts du gouvernement.
Les Islandais doivent en moyenne 30.000 livres sterling aux instituts de crédit. La propriété d’une maison est dans la norme, ce n’est pas l’exception, et les gens prennent des crédits pour s’acheter un appartement - mais les jeunes le font aussi pour aller à l’université, pour acheter une voiture, pour voyager. La situation d’endettement s’étend par les investisseurs étrangers et les banques internationales, jusqu’à l’intérieur des racines qui font tenir ce pays bizarre en une toile d’araignée complexe.
Etant donné que la nation a sa devise locale, la couronne, il n’y a pas une grande différence entre ce système d’endettement et ce qu’on appelle les « paiements en nature » : où un travailleur achète des biens à l’entreprise même où il travaille. Tandis que son travail et sa fatigue sont inscrits dans le registre unique de la dette et du crédit, le travailleur ne voit qu’une compensation exigue si ce n’est non « réelle » de son propre travail. Les jeunes qui ont de gros crédits pour payer des maisons surestimées dans un marché en inflation, se retrouvent bloqués dans ces maisons, impossibles à vendre dans un marché immobilier au bord du crack, alors que - tenez-vous bien ! - les prêts sont indexés sur les coûts de la consommation : de telle façon qu’en phase d’inflation les dettes augmentent proportionnellement à l’augmentation des prix.
Pendant ces derniers mois, les hypothèques ont augmenté : les gens doivent plus d’argent aux banques que ce qu’ils n’arrivent à en gagner. Jusqu’à présent l’intrication du système a conduit à un grand malaise social où les gens sont accablés par un océan de préoccupations, et où chacun souque parce qu’il n’a peut-être pas travaillé assez - aujourd’hui, ou toute la semaine, ou tout le mois- pour payer ses dépenses mensuelles ; et s’il le fait en retard, tôt ou tard il se retrouvera avec, sur le dos, une énorme charge d’intérêts passifs à payer. Ajoutez à cette situation négative et aux problèmes financiers, les tabous - ce dont on ne parle jamais- comme une consommation record mondial d’anti-dépresseurs, et vous aurez une idée de comment vont les choses en Islande, là où le monopole de l’argent vient recouvrir une réalité cachée : le pays appartient et est géré par 14 familles, les familles qui ont hérité d’un nom (patronymique, NdT) Si la réalité économique décrite ci-dessus peut paraître injuste au-delà de ce qui est crédible, patientez : la loi ne permet pas à l’Islandais commun d’avoir un nom de famille. Seules 14 familles de la vielle aristocratie en ont un, les autres portent le nom de leur père, à la vieille façon païenne : Haukur, fils de Helgi et Bryndis, la fille de Björgvin, le fils de Sigurður. En bref : l’Islande est une société stupidement classiste. Mais ce système produira des divisions de base quand il épuisera stupidement les capacités des gens à faire aller - ou, pire encore, quand on arrivera à ce correct, violent et systématique équilibre de maximisation des profits obtenus en pressant chaque être vivant du pays jusqu’à la dernière goutte.
Probablement, 300.000 personnes ne suffisent pas à soutenir une devise fluctuante sur les marchés internationaux. 300.000 personnes, dont nombre d’entre elles sont trop occupées à travailler pour s’intéresser à la politique, sont aussi moins que ce qu’il faut pour soutenir un langage adapté à un monde mondialisé. L’Islande est assez facilement manipulée par des forces plus puissantes. Une banque ne doit même pas être attaquée délibérément mais seulement touchée accidentellement dans le dos, et tout un pays, tout d’un coup, est incapable de penser en s’élevant au-delà de l’étroitesse de métaphores financières. Pour tout dire, les compétences de l’Islandais moyen en langage financier sont inexistantes - les étudiants du lycée le plus avancé sont en mesure de parler à bon escient de taux d’intérêt et de débattre sur les bénéfices des investissements à court terme. Mais pour tout autre objectif, mon langage ne vaut pas plus que la monnaie que j’ai en poche. Et cela toujours pour la même raison : il n’y a pas de temps pour la critique ni d’espace pour s’occuper des choses négatives.
« Le danger imminent de la mort implique qu’un langage ne se limite pas à la gestuelle. Et le premier mot qu’ils s’échangèrent ne fut pas aime-moi mais aide-moi ». C’est ce que dit Rousseau sur la naissance du langage dans les pays du Nord de l’Europe. Disons aussi qu’en Islande le geste ne se substitue pas à la parole, qui a bien sûr du évoluer pour expliquer des situations épineuses à l’étranger. Nombre de mots, cependant, sont inadéquats. Hégémonie. Structure - le concept a été traduit mais l’équivalent islandais semble trop artificiel pour être arrivé naturellement.
Et puis il y a la stratégie, autre concept non traduit. La république d’Islande déclara sa propre indépendance du Danemark en 1944, pendant deux années, jusqu’à l’occupation Usa qui allait durer 60 ans. L’armée étasunienne nous a faits riches, pendant la « guerre bénie » comme l’appellent les plus vieux ; et elle est restée tant que la montagne au beau milieu de l’Atlantique a été stratégiquement importante. L’affaire continua jusqu’en 2006, quand l’administration Bush s’inventa quelque chose de mieux à faire avec deux avions à réaction . Leur standardiste appela notre ministre pour dire « salut et merci pour le poisson », et ils s’en allèrent. Car, alors que le dollar Usa est soutenu par le risque d’une intervention militaire et par une population importante, la couronne islandaise est, tout au plus, soutenue par la morue. Après que l’armée s’en fut allée, il fallut un moment pour que les économistes locaux - et la politique - réalisassent que nous n’avions plus de terre sous les pieds. Dans cette sorte de poème épique, qui peut à peine constituer un matériau pour Garcia Marquez ou Don De Lillo, le moment le plus critique pour les autorités islandaises peut être arrivé un instant avant l’écroulement des banques.
A la fin de septembre, la Federal Reserve annonça qu’elle allait soutenir les banques centrales de Suède, Norvège et Danemark avec un accord sur le change de devise - mais pas l’Islande. Pour les pays du Nord qui, au moins au niveau des autorités aristocratiques, s’identifient en une communauté, le signal était assez clair : coule, Islande, coule ! La première réponse du pays fut de passer à la contre-attaque, et le directeur de la Banque centrale, Davið Oddson (le fils de Odd, facile, NdT) déclara que la Russie allait concéder à l’Islande l’argent dont elle avait besoin. La Russie ne fut pas d’accord.
Oui, l’Islande coule, mais dans sa chute elle s’adapte aux lois physiques des dessins animés, où le personnage tombe mais s’arrête ensuite dans sa chute : et ce n’est que quand il regarde en bas et qu’il réalise qu’il est suspendu dans le vide -ou même, seulement quand il reconnaît cette situation par un geste explicite- qu’il tombe. De façon très symptomatique, en Islande pendant ces deux dernières années, les nouvelles positives ont proliféré : jusqu’en février dernier, sur les couvertures des plus prestigieuses revues islandaises, nous avons constamment vu des images de splendides soleils et de splendides animaux. Les trois revues sont en faveur du libre marché et deux d’entre elles sont gérées par la même boîte, propriété de Björgólfur Gudmusson ( ? le fils de Gudmund ! NdT ; encore un qui n’est pourtant pas des 14), qui a été le plus grand actionnaire européen de Landsbanki et d’Icesave, soutien avide du parti au gouvernement, le banquier le plus brillant et le plus populaire du pays selon une statistique réalisée l’an dernier par la revue Fréttablaðið : « Qui est le plus grand milliardaire d’Islande ? ». Le journal appartient à Mr. Gudmusson. Les bonnes nouvelles arrivent vite jusqu’au grand jour : lundi 27 octobre le centre de la première page du journal conservateur Morgunblaðið montrait la photographie d’une montagne enneigée, avec quelques moutons et un homme à cheval. La dernière page affichait une image de fleurs et d’oiseaux. Quatre jours après, quelques habitants de la montagne formellement connue comme Islande demandaient de l’aide au Fonds Monétaire International, sous prétexte d’un octobre neigeux. Qui sait combien les photographes avaient du se battre pour convaincre les oiseaux et les fleurs.
C’est comme une faute collective. Moi je suis coupable, d’être associé à ce clan, d’avoir participé au bordel du capitalisme, alors que beaucoup de gens croyaient être du bon côté du partage des eaux. D’avoir un talent naturel pour les slot machines et le poker.
Quand la ligne de partage des eaux se déplace à présent avec l’impact massacrant d’un tremblement de terre, nombre de ceux qui croyaient avoir ont fini par ne pas avoir, et nombre de ceux qui pensaient rester en jeu ont fini par se faire avoir ; je ne suis pas triste seulement de nous voir ainsi trompés, bâillonnés, aliénés, obligés de trimer. Ce qui m’attriste aussi c’est que nombre de ces gens, beaucoup d’entre nous, n’ont finalement pas tant que ça été dérangés par l’injustice. Ils n’ont pas été dérangés par le jeu, mais seulement par le fait d’avoir perdu. Ceci signifie que je n’ai pas, moi, le sens de la justice, mais seulement du profit et du non profit. La cruauté ne me dérange pas. C’est pour cela que l’Islande non seulement souffre, mais qu’elle pleure. Nous avons eu l’occasion d’être un peuple décent et nous ne l’avons pas été. Du tout.
Et on continue, avec cette association, et je n’ai même pas, moi, de sentiment de honte. Quelqu’un vient à peine de lancer une campagne idiote sur un site Web, où des Islandais offensés envoient des photos prises dans leur maison, où ils tiennent à la main un morceau de papier où ils ont écrit : « Vous avez l’impression que je suis un terroriste ? ». La raison est la même que celle qui a causé l’indignation absolue et l’ahurissement du Premier ministre Haarde lorsque l’Anglais Gordon Brown a pris des mesures anti-terroristes pour geler les fonds des banques islandaises au Royaume-Uni : « Vous ne voyez pas que je suis blanc ? »
En même temps, on respire un grand sentiment de libération. Après une décennie claustrophobe d’homologation générale à un modèle consumériste de l’homme et aux bénéfices du libre marché, la rage et le ressentiment sont encore possibles. C’est officiel : le Capitalisme est monstrueux. Essayez donc de prononcer une phrase sur les bénéfices du libre marché et vous vous retrouverez traité comme quelqu’un qui parle des bénéfices de la violence. Cet honnête esprit de ressentiment est à présent possible et laisse espérer qu’un jour la langue pourra se réapproprier certaines capacités critiques, et qu’elle saura de nouveau décrire les réalités sociales.
Cet hiver, en Islande, sera un long moment de suspens. Etant donné que le FMI est déjà ici, tout le pays pourrait suivre la voie décrite par Naomi Klein dans La Stratégie du Choc. Je suis parfaitement conscient que même si je récupère la parole, les mots n’inquiètent pas tellement le capital et que les forces les plus solides à être actuellement actives dans mon pays ne sont certainement pas socialistes. En ce moment de crise, l’envie sera grande (pour ces forces, NdT) de saisir l’occasion, ce sens de l’urgence, et de convaincre - sinon le public, du moins ce qu’il reste de gens convenables en politique - que les voix des environnementalistes, des féministes et des socialistes doivent être ignorées, que la seule solution à la crise est de capitaliser ce qu’il reste de services publics dans le pays : l’éducation, la santé, l’eau, les sources d’énergies - que le temps est venu de donner à la main invisible du capitalisme la liberté de pressurer ce qui reste, pressurer les rivières, pressurer les gens, pressurer vraiment dur. Peut-être que finalement, il ne reste rien sur le chemin d’une victoire néolibérale totale. Peut-être est-ce la fin de l’Histoire, non pas dans une utopie libérale démocratique, mais capitalismo puro, un capitalisme qui n’a même pas besoin de quelconques références à la liberté, un capitalisme comme un fait pur et simple.
L’autre alternative semble être une espèce de révolution - où, d’une manière ou d’une autre, la démocratie sera actualisée face aux soi-disant processus démocratiques au sein desquels le gouvernement n’est nullement incité à partager, avec le peuple qui l’a élu, la moindre information portant sur ses intentions, et encore moins à partager le pouvoir avec lui, face à la crise. Dans une certaine mesure ces événements sont déjà révolutionnaires.
Haukur Már Helgason est un philosophe et écrivain islandais.
Edition de samedi 1er novembre 2008 de il manifesto
http://www.ilmanifesto.it/Quotidiano-archivio/01-Novembre-2008/art35.html
Traduit de la version italienne par Marie-Ange Patrizio, et pour les passages non publiés dans la version italienne (en italiques dans le texte) par Michel Ghys, de la version anglaise sur le site :
http://savingiceland.puscii.nl/?p=3477&language=en