Aujourd’hui, un nombre grandissant d’organisations, pour la plupart musulmanes, se sont créées avec cette question à leur ordre du jour. Elles poursuivent pour objectif la lutte pour la défense et la protection des victimes et déploient des efforts importants en vue d’assurer une représentation institutionnalisée de ce combat auprès des pouvoirs publics. La création de ces structures, à côté des organisations anti-racistes historiques, est illustrative de la crise qu’a traversé l’antiracisme traditionnel dans notre pays.
Le débat sémantique a longtemps été au cœur des réticences à admettre l’islamophobie comme terrain de combat spécifique. Le caractère polysémique ou prétendument inadapté du concept d’islamophobie a constitué la principale pierre d’achoppement. Du côté des victimes, l’islamophobie apparaissait en revanche comme un néologisme à la fois utile dans la mobilisation et politiquement efficace. Sans manquer véritablement de pertinence, les critiques concernant la qualification sémantique du racisme ciblant spécifiquement les musulmans, dont tout le monde comprend intuitivement qu’il croît mais qu’on ne peut nommer sans difficulté, semblent être dépassées. Personne ne s’en plaindra à commencer par les victimes qui sont davantage, on le comprend, préoccupées par la réparation et la prévention que par la qualification juridique ou sociologique des insultes et agressions qu’elles subissent.
Récemment, la lutte contre l’islamophobie a connu quelques victoires symboliques. La reconnaissance et la validation du concept par le Conseil de l’Europe ou, en Belgique, par le Centre pour l’égalité des chances en sont des exemples. Ceci dit, l’heure est néanmoins à la rupture. Il ne s’agit pas simplement d’appeler à une introspection ou une remise en cause mais à une révolution copernicienne dans la manière dont la communauté musulmane organise cette lutte qui s’avance comme un somnambule vers un échec programmé.
Primo, dans une démocratie de tradition libérale, la lutte contre le racisme et l’antisémitisme, n’ont comme perspective que la réparation ou la prévention de comportements civilement ou pénalement condamnables. Elle n’a pas de perspective en termes de promotion de valeurs culturelles ou religieuses. Or il est malheureusement évident que de nombreux acteurs musulmans entretiennent une confusion entre l’islamophobie comme combat pour la défense des droits civils des musulmans et la promotion de l’islam comme religion. La confusion entre la sphère civile et confessionnelle s’observe dans les jonctions politiques, organisationnelles et financières qui s’opèrent entre des acteurs dont on pense qu’il mène une lutte contre l’islamophobie de manière areligieuse et d’autres acteurs connus pour leur travail missionnaire de promotion des valeurs, de pratiques, voire même de législations, inspirées par la religion. Il n’est pas surprenant dès lors qu’ils éveillent chez certains observateurs la suspicion d’une stratégie islamiste sous fausse bannière.
Secundo, la lutte contre l’islamophobie subit des instrumentalisations qui menacent sa pertinence et son utilité sociale. Revendiquer la censure a priori contre un polémiste conservateur ou dénoncer la répression du négationnisme au sujet du génocide arménien comme relevant de l’islamophobie sont deux illustrations parmi d’autres d’exploitations opportunistes. Il est de la responsabilité des acteurs qui se revendiquent de ce combat de ne pas engendrer ces suspicions qui affaiblissent la crédibilité de leur cause. A brouiller ainsi les cartes, certains rendent un mauvais service à la collectivité car la lutte contre l’islamophobie ne peut être couronnée de succès que si elle est pensée rigoureusement sur le plan intellectuel et menée en toute intégrité sur le plan moral.
Tertio, la prise en charge de la lutte contre l’islamophobie par les musulmans eux-mêmes se fait au prix d’un isolement relatif du combat pour l’égalité sociale de manière générale. A ce jour, ces acteurs n’ont pas fait la démonstration de leur capacité à s’inscrire de manière pertinente dans des stratégies d’alliance qui dépassent leurs frontières communautaires. Ils souffrent d’une tendance à vouloir s’installer dans l’entre-soi d’une lutte en mode « seuls contre tous ». Or la vulnérabilité des musulmans est aussi très souvent liée à leur fragilité économique. Il est donc pertinent de rappeler que la défense des protections sociales générales est aussi une manière de se mobiliser pour faire barrage aux racismes.
Le défi à relever par les cadres des organisations musulmanes est colossal car ils sont amenés à questionner radicalement leurs stratégies dans un contexte difficile : discours politiques clivants, multiplication d’attaques polémiques dans les médias, etc. Dans cette conjoncture, ils doivent résister à la crispation qu’engendre la diabolisation. Ils doivent éviter de laisser se propager, notamment via les réseaux sociaux, des représentations fausses de la société belge comme étant systémiquement et systématiquement islamophobe. Ils doivent lutter contre le rejet sans générer de rejet symétrique dont la violence constitue souvent l’ultime issue. Plutôt que de définir et entretenir le rapport négatif d’une « lutte contre », l’un des enjeux pour les musulmans consiste à opérer un changement radical de stratégie en développant une approche plus confiante du reste de la société. La sortie du « tout communautaire » et la recherche d’alliances citoyennes est une nécessité pour reconstruire une société qui s’apaise sur la question musulmane.
Ce défi ne peut pas être relevé par les musulmans seuls. L’Etat est interpellé en premier lieu. Il devrait être le garant ultime du principe de non-discrimination. C’est donc aussi à lui d’assurer ce rôle afin de donner une perspective autre que théorique et virtuelle au vivre ensemble. Les musulmans de Belgique font parfaitement la part des choses entre la libre et légitime critique de l’islam et les propos antimusulmans. Ils n’ont pas besoin de règles ou de législations dérogatoires. Ils ont surtout un énorme besoin que les règles du droit commun s’appliquent communément. Pour contribuer à cela, ils doivent être aussi exigeants vis à vis de l’Etat que vis-à-vis d’eux-mêmes et participer à la redéfinition d’espaces communs. La convergence de la lutte contre l’islamophobie avec d’autres luttes apparaît de plus en plus comme une nécessité et une urgence. L’enjeu n’est autre que la refondation d’une lutte anti-raciste universelle basée sur des valeurs démocratiques d’égalité, de libertés individuelles et, peut-on l’espérer, de fraternité.