RSS SyndicationTwitterFacebookFeedBurnerNetVibes
Rechercher
Les rats infestés de la peste sont de retour dans une Europe frappée de stupeur opiacée

La barbarie gagne du terrain

En Octobre de 1930, Thomas Mann lançait un « Appel à la raison » dans le Berliner Tageblatt :

"Cet état d’esprit fantastique, d’une humanité qui n’a plus d’idées, est compensé par une mise en scène politique grotesque, qui utilise les techniques de l’Armée du Salut : alléluias, tintements de cloche et la répétition de slogans monotones à la manière des derviches, jusqu’à ce que tout le monde ait l’écume à la bouche.

Le fanatisme se transforme en une source de salut, l’enthousiasme en extase épileptique . . . et le visage de la raison disparaît sous un voile".

L’appel a échoué. Hitler est devenu chancelier en 1933 et, peu de temps après, l’incendie du Reichstag, il a fait passer un « Décret d’habilitation » qui suspendait les libertés individuelles, la liberté d’opinion, y compris la liberté de la presse, la liberté d’organiser des rassemblements et de se rassembler, la confidentialité des communications postales, télégraphiques et téléphoniques. Bien que soumis à des perquisitions, des restrictions sur la propriété et des confiscations, les Allemands se sentaient libres tant qu’ils se comportaient comme de « bons Allemands » et obéissaient à la loi.

On dirait qu’en Europe, on est revenu aux années 1930, bien que les « idéologies » soient censées avoir disparu avec la chute de l’Union soviétique. Heureusement, le parti de droite radicale de Marine Le Pen, le Front National, vient de perdre les élections régionales en France, mais on n’a pas coupé à la « crise d’épilepsie » des médias sur son éventuelle victoire. Et la France est toujours maintenue dans « l’état d’urgence » instauré par le gouvernement socialiste après les attaques sur Paris.

L’Europe d’aujourd’hui me rappelle la ville du roman d’Albert Camus, La Peste (1947). Dans le roman, l’Oran des années 1940, à l’époque de la colonisation française de l’Algérie, était dépeinte comme une ville commerçante, sans arbres, ni jardins, ni pigeons, où les fleurs importées d’ailleurs annonçaient la venue du printemps. Une ville artificielle avec une vie artificielle et une conscience inerte. Dans un premier temps, les colons industrieux d’Oran ont refusé de voir roder les rats infestés de la peste dont les corps s’entassaient à la périphérie de la ville. « Ils se croyaient libres [mais ] personne ne sera jamais libre tant qu’il y aura des fléaux ». La Peste offre la meilleure métaphore possible d’un mal sournois soigneusement ignoré.

Aujourd’hui, les rats infestés de la peste sont de retour en Europe. L’Ukraine est en proie à un délire convulsif de retour en arrière historique. Le 14 octobre, elle a célébré la première Journée des défenseurs, une fête nationale légalement créée par le Parlement ukrainien. La date est importante, car c’est ce jour-là que l’Armée insurrectionnelle ukrainienne (UPA) a été créée, il y a soixante-trois ans. Pendant la Seconde Guerre mondiale, l’UPA a collaboré avec les nazis en leur fournissant une division SS de volontaires, la SS-Freiwilligen-Division « Galizien », l’infâme Division de Galicie.

Que se passerait-il si un de nos dignes alliés de l’OTAN en d’Europe – l’Allemagne, par exemple – instituait, de la même manière, un Jour des défenseurs de la patrie, en l’honneur de la Schutzstaffel (la SS nazie), « l’escadron de protection » paramilitaire ou « le corps de défense » de l’armée de la mort industrielle de Heinrich Himmler, condamnée à Nuremberg comme organisation criminelle en même temps que le parti nazi et ses élites ? Israël s’accorderait-il une pause dans son dernier épisode de folie meurtrière pour évoquer à juste titre la colère des fantômes de la Shoah ? Les États-Unis, très sensibilisés à l’Holocauste, feraient-ils entendre leur voix indignée pour dénoncer la profanation du sacrifice de la Génération la plus Glorieuse ? Les membres de l’Union européenne, lauréats du prix Nobel de la paix, arrêteraient-ils la construction frénétique de murs destinés à endiguer le raz de marée de réfugiés, et verseraient-ils de larmes de repentir en criant « Jamais plus ! » ?

Peut-être pas. Si l’on en juge par le silence des médias et des officiels sur la bouffonnerie ukrainienne, il semble que le retour du fascisme ne provoque même pas un froncement de sourcil. Après tout, « la Russie n’a-t-elle pas envahi l’Ukraine » ? Comment les néo-nazis pourraient-ils circuler dans le pays alors qu’il est soi-disant rempli de soldats russes, déterminés à restaurer « l’empire soviétique de Poutine » ?

La nostalgie de l’anti-communisme ajoute un élément surréaliste à l’acceptation tacite des réveils fascistes. On ne peut tout simplement pas se déchaîner contre les nazis lorsqu’une épouvantable menace soviétique imaginaire se profile à nouveau aux frontières de l’OTAN. Comme les sables mouvants, ces frontières se déplacent de plus en plus inexorablement vers l’est pour encercler la Russie, de sorte que la carte de l’Europe de l’OTAN d’aujourd’hui ressemble à s’y méprendre à celle de l’Europe sous l’occupation nazie en 1941, quand Hitler a lancé sa maudite invasion Barbarossa de l’Union soviétique en juin.

Le défilé à Kiev du Jour des défenseurs ne comptait que 3 500 participants, membres des partis Svoboda et Secteur droit, du Congrès des nationalistes ukrainiens et de l’infâme bataillon Azov. Le politicien le plus important présent à l’événement était Oleh Tyahnybok, une personnalité d’extrême-droite qui, en avril 2005, a écrit au président Iouchtchenko, pour demander une enquête parlementaire sur « les activités criminelles de la communauté juive en Ukraine. » Il a parlé en ces termes des collaborateurs UPA nazis :

Ils n’avaient pas peur et nous ne devrions pas avoir peur. Ils ont accroché leurs armes automatiques à leurs cous et sont partis dans les bois, et se sont battus contre les Moscovites, les Allemands, les Juifs et d’autres racailles qui voulaient nous prendre notre Etat ukrainien.

C’est la vérité. L’UPA et ses suzerains nazis ont réellement délivré l’Ukraine d’une quantité considérable de « racailles » : ils ont tué trois millions de non-juifs ukrainiens et d’autres nationalités et un million de Juifs ; ils ont déporté 2,3 millions d’Ukrainiens vers les camps de travail allemands. Si l’Armée rouge n’avait pas remporté la victoire, les nazis auraient sans doute exterminé 65% des 23,2 millions d’Ukrainiens et germanisé ou réduit à l’esclavage les 35% restants, comme ils l’avaient programmé.

Partout ailleurs en Europe, l’ennemi intérieur officiel – une composante essentielle de la foi fasciste – a été remis au goût du jour en passant du « Juif » ou du « communiste » au « musulman ».

L’ancien Premier ministre de la Pologne, Jaroslaw Kaczynski, l’éminence grise du parti Droit et Justice, a utilisé des mots qui font écho à la propagande nazie lorsqu’il a dit que les réfugiés musulmans apportaient « le choléra dans les îles grecques, la dysenterie à Vienne et divers types de parasites au reste de l’Europe ». Russophobe, violemment nationaliste, le parti Droit et Justice a remporté les élections et tient maintenant la barre en Pologne. En Hongrie, Viktor Orban est au pouvoir depuis 2010 et y restera jusqu’en 2018. Sa seule opposition est le mouvement Jobbik néo-nazi, mais sa xénophobie est typiquement fasciste. Il a dit ouvertement qu’il n’y a pas de place en Hongrie pour les musulmans et que lui, en tant que chrétien, devait défendre les frontières de l’Europe contre une invasion musulmane. Orban est très populaire, les deux tiers des électeurs le soutiennent. En Allemagne, un porte-parole du parti des Européens patriotes contre l’islamisation de l’Occident (PEGIDA), a lancé un appel voilé à renouer avec la politique des camps de concentration.

Comme dans le roman de Mann, Mario et le magicien (1929), Le « mal » a atteint, à nouveau, en Europe, un degré de perversité qui hypnotise et envoute. Il est porté par un vent ouest réactionnaire qui vient de centres situés des deux côtés de l’Atlantique.

Ce vent-là engendre un état de stupeur opiacée et une complicité passive avec les magiciens démagogues, en exploitant et détournant les peurs, les désirs et les frustrations des masses. Ce qui aujourd’hui se rapproche le plus du plus tortueux, du plus envoutant des manipulateurs, le Cavaliere Cipolla, le magicien boiteux de Mann, ce sont les médias occidentaux.

Luciana Bohne est co-fondatrice de Film criticism, une revue spécialisée dans le cinéma, et enseigne à l’Université Edinboro de Pennsylvanie. On peut la joindre à l’adresse : lbohne@edinboro.edu

Traduction : Dominique Muselet

»» http://www.counterpunch.org/2015/12/16/barbarism-advances/
URL de cet article 29744
  

Même Thème
Histoire du fascisme aux États-Unis
Larry Lee Portis
Deux tendances contradictoires se côtoient dans l’évolution politique du pays : la préservation des “ libertés fondamentales” et la tentative de bafouer celles-ci dès que la “ nation” semble menacée. Entre mythe et réalité, les États-Unis se désignent comme les champions de la « démocratie » alors que la conformité et la répression dominent la culture politique. Depuis la création des États-Unis et son idéologie nationaliste jusqu’à George W. Bush et la droite chrétienne, en passant par les milices privées, (...)
Agrandir | voir bibliographie

 

Le capitalisme est le génocide le plus respecté dans le Monde.

Ernesto Che Guevara.

Comment Cuba révèle toute la médiocrité de l’Occident
Il y a des sujets qui sont aux journalistes ce que les récifs sont aux marins : à éviter. Une fois repérés et cartographiés, les routes de l’information les contourneront systématiquement et sans se poser de questions. Et si d’aventure un voyageur imprudent se décidait à entrer dans une de ces zones en ignorant les panneaux avec des têtes de mort, et en revenait indemne, on dira qu’il a simplement eu de la chance ou qu’il est fou - ou les deux à la fois. Pour ce voyageur-là, il n’y aura pas de défilé (...)
43 
Reporters Sans Frontières, la liberté de la presse et mon hamster à moi.
Sur le site du magazine états-unien The Nation on trouve l’information suivante : Le 27 juillet 2004, lors de la convention du Parti Démocrate qui se tenait à Boston, les trois principales chaînes de télévision hertziennes des Etats-Unis - ABC, NBC et CBS - n’ont diffusé AUCUNE information sur le déroulement de la convention ce jour-là . Pas une image, pas un seul commentaire sur un événement politique majeur à quelques mois des élections présidentielles aux Etats-Unis. Pour la première fois de (...)
23 
Médias et Information : il est temps de tourner la page.
« La réalité est ce que nous prenons pour être vrai. Ce que nous prenons pour être vrai est ce que nous croyons. Ce que nous croyons est fondé sur nos perceptions. Ce que nous percevons dépend de ce que nous recherchons. Ce que nous recherchons dépend de ce que nous pensons. Ce que nous pensons dépend de ce que nous percevons. Ce que nous percevons détermine ce que nous croyons. Ce que nous croyons détermine ce que nous prenons pour être vrai. Ce que nous prenons pour être vrai est notre réalité. » (...)
55 
Vos dons sont vitaux pour soutenir notre combat contre cette attaque ainsi que les autres formes de censures, pour les projets de Wikileaks, l'équipe, les serveurs, et les infrastructures de protection. Nous sommes entièrement soutenus par le grand public.
CLIQUEZ ICI
© Copy Left Le Grand Soir - Diffusion autorisée et même encouragée. Merci de mentionner les sources.
L'opinion des auteurs que nous publions ne reflète pas nécessairement celle du Grand Soir

Contacts | Qui sommes-nous ? | Administrateurs : Viktor Dedaj | Maxime Vivas | Bernard Gensane
Le saviez-vous ? Le Grand Soir a vu le jour en 2002.