RSS SyndicationTwitterFacebookFeedBurnerNetVibes
Rechercher

La place Tahrir et sa démocratie

D’un banal et assez quelconque lieu continuellement bondé d’autobus et de vendeurs en tous genres, la place Tahrir s’est métamorphosée, l’espace d’un « printemps » hivernal, en épicentre de l’effervescence sociale « démocratisante » de l’Égypte. Les différentes manifestations populaires qui s’y sont déroulées début 2011 ont démontré que l’idéologie de résistance non violente, théorisée par Gene Sharp, jumelée à une application pratique des concepts acquise grâce aux formations du « Center for Applied Non Violent Action and Strategies » (CANVAS, Belgrade) est d’une redoutable efficacité dans la déstabilisation des régimes autocratiques [1]. Les jeunes cyberactivistes et militants « pro-démocratie » égyptiens formés par des organismes d’ « exportation » de la démocratie (en particulier américains) ont su efficacement combiner la puissance des réseaux sociaux dans la mobilisation des foules dans l’espace virtuel et l’application stricte, dans l’espace réel, des « méthodes d’actions non violente » clairement établies par CANVAS. Le président Moubarak en a fait les frais : il a été chassé par les « révoltés » de la place Tahrir après trois décennies de pouvoir sans partage. Gene Sharp a lui-même déclaré qu’il était particulièrement fier de ce que les cyberdissidents égyptiens avaient réalisé [2].

Mais, depuis cette historique journée du 11 février 2011 qui a vu le déboulonnage du raïs, les succès du camp « révolutionnaire » se sont faits plutôt rares, malgré le bouillonnement quasi-permanent de la place Tahrir. Jugez-en. Des résultats décevants aux législatives balayées par les islamistes [3], un taux d’abstention très élevé témoignant d’une forte démobilisation de la population, l’absence de femmes et de coptes dans la liste des candidats briguant la magistrature suprême, l’abdication de Mohamed El Baradei, leur candidat à ce poste et, surtout, le mauvais classement au premier tour des présidentielles des trois candidats sur lesquels ils se sont rabattus : Hamdine Sabbahi, Abdel Moneim Abou El-Foutouh et Khaled Ali [4].

Le premier tour des élections présidentielles ayant donné le résultat inattendu de la confrontation entre Mohamed Morsi, le candidat des Frères musulmans et Ahmed Chafik, le dernier premier ministre de Moubarak, les militants « pro-démocratie » se sont sentis dépossédés de « leur révolution ». Tous les moyens étaient alors bons pour recouvrer leur « bien » quels que soient les moyens utilisés.

Certains d’entre eux ont prôné le boycott du second tour pour délégitimer l’élection du futur président, alors que d’autres ont avancé une alliance avec les Frères musulmans moyennant quelques ententes. Mais la plus surprenante idée qui a émergé de la mythique place Tahrir est celle de l’arrêt du processus électoral et de la création d’un « conseil présidentiel civil » [5]. Cette proposition, antidémocratique voire purement réactionnaire, a fait couler beaucoup d’encre dans le pays et a alimenté de nombreux débats contradictoires. Suggérée par les trois candidats malheureux du premier tour (cités précédemment) et soutenue par le camp « révolutionnaire », elle proposait même, selon certains, l’incorporation du candidat de prédilection des jeunes cyberactivistes, Mohamed El Baradei. La déclaration commune rédigée par le triumvirat a été conjointement signée par de nombreux petits partis dits « progressistes » et le célèbre « Mouvement du 6 avril » [6] constitué de cyberactivistes qui ont été à l’origine de la révolte de la rue égyptienne [7].

Cette idée de « conseil », rejetée du revers de la main par Mohamed Morsi et sa confrérie, n’a pas fait long feu et a finalement périclité [8].

Mais comment expliquer que des militants qui se vantent d’être « pro-démocratie », qui ont combattu le régime autocratique de Moubarak, qui prônent la création d’un état de droit respectueux des institutions puissent appeler à l’arrêt d’un processus électoral, pierre angulaire de la démocratie, et à la constitution d’un conseil fantoche dès lors qu’ils sont désavoués par les urnes ?

De quelle démocratie parle-t-on lorsqu’on accepte la candidature de Chafik, ancien cacique du régime honni, au lieu de s’y opposer quitte à ne pas prendre part aux élections si elle est maintenue, et puis ensuite vouloir changer les règles du jeu au cours de la partie ?

Quelle légitimité aurait eu un conseil présidentiel formé par des candidats nettement battus au premier tour alors que ceux qui ont été démocratiquement désignés par la première élection présidentielle libre [9] du pays sont écartés ?

Ou bien le camp « pro-démocratie » serait-il en tain d’utiliser les techniques qu’il maîtrise le mieux, c’est-à -dire la mobilisation des foules sur la place Tahrir, pour imposer à l’Égypte son propre agenda, en faisant fi de la volonté du peuple qui s’est quand même manifestée contre eux à deux reprises ?

Tiraillé entre l’état religieux de Morsi et l’état militaire de Chafik et arbitré par un camp « révolutionnaire » surfant sur une démocratie « de circonstance », l’avenir politique de l’Égypte est voué à d’évidentes dissensions.

A moins que, dans un sursaut patriotique, les forces politiques en présence ne s’en tiennent qu’aux résultats des urnes, mettent leurs intérêts partisans en veilleuse et s’attèlent à la construction d’un projet national rassembleur, centré sur le respect de chaque Égyptien et dans lequel le vivre-ensemble ne sera pas un vain mot.

Expurgée de ses autobus, de ses vendeurs en tous genres mais aussi de certains militants qui la squattent et qui pensent que la démocratie n’est bonne que lorsqu’elle donne raison à leur camp, la place Tahrir aura alors conquis ses lettres de noblesse.

Références

1. Ahmed Bensaada, « Arabesque américaine : Le rôle des États-Unis dans les révoltes de la rue arabe », Éditions Michel Brûlé, Montréal (2011) ; Éditions Synergie, Alger (2012).

2. Aimée Kligman, « Why is Gene Sharp credited for Egypt’s revolution ? », Examiner, 5 mars 2011, http://www.examiner.com/article/why-is-gene-sharp-credited-for-egypt-s...

3. Benjamin Barthe, « La grande solitude des progressistes », Le Monde, 2 décembre 2011, http://egypte.blog.lemonde.fr/2011/12/02/la-grande-solitude-des-progressistes/

4. Ahmed Bensaada, « Égypte : la grande désillusion des révoltés de la place Tahrir », Le Quotidien d’Oran, 7 juin 2012, http://www.ahmedbensaada.com/index.php?option=com_content&view=art...

5. Courrier International, « Le futur président déjà contesté », 6 juin 2012, http://www.courrierinternational.com/article/2012/06/06/le-futur-presi...

6. Essafir, « Les forces révolutionnaires pressent Chafik et ne s’entendent pas avec Morsi », 5 juin 2012, http://m.assafir.com/content/1338856395354954700/first

7. Ahmed Bensaada, « Arabesque américaine : Le rôle des États-Unis dans les révoltes de la rue arabe », Op. Cit.

8. Nile International, « Égypte : Le PLJ rejette la création d’un conseil présidentiel », 4 juin 2012, http://www.nileinternational.net/fr/full_story.php?ID=48733

9. De l’avis de tous les observateurs, et même de celui du camp « révolutionnaire » avant la promulgation des résultats.

Ahmed Bensaada : http://www.ahmedbensaada.com/

URL de cet article 16965
  

Même Auteur
« Arabesque américaine » : Printemps Arabe ou révolutions colorées fomentées par les USA ?
Ahmed BENSAADA
Souvent évoqué, parfois décrié, mais rarement analysé, le rôle des États Unis dans les révoltes de la rue arabe fait enfin l’objet d’un travail sérieux, rigoureux et fort bien documenté. Arabesque américaine* est l’ouvrage d’Ahmed Bensâada, un chercheur algérien établi à Montréal. Dès les premières lignes, l’auteur annonce la couleur « une chose est évidente : le mode opératoire de ces révoltes a toutes les caractéristiques des révolutions colorées qui ont secoué les pays de l’Est dans les années 2000. Comme il (...)
Agrandir | voir bibliographie

 

"Être un ennemi des États-Unis peut être dangereux, mais en être un ami est fatal" - Henry Kissinger

Analyse de la culture du mensonge et de la manipulation "à la Marie-Anne Boutoleau/Ornella Guyet" sur un site alter.
Question : Est-il possible de rédiger un article accusateur qui fait un buzz sur internet en fournissant des "sources" et des "documents" qui, une fois vérifiés, prouvent... le contraire de ce qui est affirmé ? Réponse : Oui, c’est possible. Question : Qui peut tomber dans un tel panneau ? Réponse : tout le monde - vous, par exemple. Question : Qui peut faire ça et comment font-ils ? Réponse : Marie-Anne Boutoleau, Article XI et CQFD, en comptant sur un phénomène connu : "l’inertie des (...)
93 
Comment Cuba révèle toute la médiocrité de l’Occident
Il y a des sujets qui sont aux journalistes ce que les récifs sont aux marins : à éviter. Une fois repérés et cartographiés, les routes de l’information les contourneront systématiquement et sans se poser de questions. Et si d’aventure un voyageur imprudent se décidait à entrer dans une de ces zones en ignorant les panneaux avec des têtes de mort, et en revenait indemne, on dira qu’il a simplement eu de la chance ou qu’il est fou - ou les deux à la fois. Pour ce voyageur-là, il n’y aura pas de défilé (...)
43 
Ces villes gérées par l’extrême-droite.
(L’article est suivi d’un « Complément » : « Le FN et les droits des travailleurs » avec une belle photo du beau château des Le Pen). LGS Des électeurs : « On va voter Front National. Ce sont les seuls qu’on n’a jamais essayés ». Faux ! Sans aller chercher dans un passé lointain, voyons comment le FN a géré les villes que les électeurs français lui ont confiées ces dernières années pour en faire ce qu’il appelait fièrement « des laboratoires du FN ». Arrêtons-nous à ce qu’il advint à Vitrolles, (...)
40 
Vos dons sont vitaux pour soutenir notre combat contre cette attaque ainsi que les autres formes de censures, pour les projets de Wikileaks, l'équipe, les serveurs, et les infrastructures de protection. Nous sommes entièrement soutenus par le grand public.
CLIQUEZ ICI
© Copy Left Le Grand Soir - Diffusion autorisée et même encouragée. Merci de mentionner les sources.
L'opinion des auteurs que nous publions ne reflète pas nécessairement celle du Grand Soir

Contacts | Qui sommes-nous ? | Administrateurs : Viktor Dedaj | Maxime Vivas | Bernard Gensane
Le saviez-vous ? Le Grand Soir a vu le jour en 2002.