Du 10 au 15 février 1927, les communistes européens, dans leur volonté de lutter contre l’impérialisme, organisèrent un Congrès anti-impérialiste à Bruxelles au palais d’Egmont. Ils suivaient en cela la politique de Lénine qui avait appelé à soutenir les « mouvements nationaux révolutionnaires » dans les colonies.
Le Congrès anti-impérialiste de Bruxelles réunissait des représentants des différents peuples vivant sous le joug de l’impérialisme occidental. Ce Congrès fut organisé côté français par la Ligue contre l’oppression coloniale qui avait été créée pour soutenir la politique anti-colonialiste de l’Internationale Communiste. Cependant, ce furent surtout des organisations allemandes, comme « l’Arbeitsanschub für die unterdruchen Volker » et la « Liga gegen koloniale unterdruchen », fondées par le Komintern qui fournirent la plus importante contribution à l’organisation de ce congrès.
Si le Congrès anti-impérialiste de Bruxelles se voulait celui des peuples colonisés, de nombreuses organisations et personnalités européennes y participèrent. Les partis communistes de France, de Belgique et d’Allemagne y étaient représentés ainsi que des organisations telles que la CGTU, la Ligue des Droits de l’Homme et du Citoyen, la fraction minoritaire des Trade-Unions, l’Internationale de l’enseignement et la Ligue internationale des femmes luttant pour la paix. De nombreuses personnalités du monde politique et intellectuel étaient aussi présentes, notamment Albert Einstein, Félicien Challaye, Henri Barbusse et Romain Roland.
Du coté des peuples colonisés et dépendants, différents mouvements et personnalités politiques avaient effectué le déplacement de Bruxelles. Pour représenter l’Inde, il y avait Nehru, pour l’Indonésie Mohammed Hatta. Pour le Machrek, El Bakri représentait la résistance syrienne aux cotés des délégués Egyptiens et Palestiniens. L’Afrique subsaharienne n’était pas en reste, puisque Lamine Senghor, qui représentait le Sénégal, se trouvait aux côtés du Comité de Défense de la Race Nègre et du délégué des Syndicats d’ouvriers noirs d’Afrique du Sud. L’Amérique du Sud était représentée par les Péruviens Victor Raul Haya de la Torre et Eudocio Ravines, de l’Alianza Popular Revolucionaria Americana (APRA).
Les délégations les plus en vues furent celles de Chine et d’Indochine. La première regroupait la veuve de Sun Yat Sen, les représentants de l’Armée Rouge revenant des champs de bataille de Manchourie, ceux du Kuomintang et ceux du gouvernement cantonais. L’Indochine était représentée par le Parti Constitutionnaliste Indochinois et son rival le Parti Révolutionnaire d’Indochine, après la scission intervenue au sein de l’Association Mutuelle Indochinoise, ainsi que le Parti Annamite de l’indépendance.
Le Maghreb était représenté par les trois délégués de l’Etoile Nord Africaine : les Algériens Hadj Ali Abdelkader, Messali Hadj et le Tunisien Chadly Khairallah.
Le Congrès anti-impérialiste de Bruxelles marquait l’émergence du « troisième » monde sur la scène internationale et la solidarité effective des peuples des Trois continents contre l’impérialisme occidental. « Pour la première fois dans l’histoire, écrivait Chadly Khairallah, plus de 150 délégués, représentant un milliard d’opprimés courbés sous le joug de l’impérialisme, se sont rencontrés avec les représentants de toutes les organisations d’avant-garde, d’Europe et d’Amérique, et avec tout ce qui reste encore d’hommes de pensée libérale pour les instruire de l’oppression qu’ils subissent, sous divers formes et suivant les pays, par l’odieux régime colonial des pays oppresseurs. Ils ont clamé à la face du monde entier leur douleur, ils ont expliqué leur martyre et affirmé leur volonté de lutte énergique, jusqu’à leur libération totale. Ils ont reçu l’assurance de leurs frères exploités d’Europe que, dans cette lutte, ils peuvent compter sur leur aide morale et matérielle sans aucune réserve » [1].
Pour ces pionniers de l’union des peuples des Trois continents, la libération nationale ne pouvait pas prendre fin « au moment où l’on hisse le drapeau et l’on joue l’hymne national » mais uniquement lorsque l’ordre impérialiste serait définitivement abattu. Chadly Khairallah poursuivait sa description du Congrès en mettant l’accent sur la volonté commune des représentants des peuples colonisés de lutter contre l’impérialisme : « Toute les délégations coloniales ont présenté des résolutions claires et précises quant au but commun qui est l’indépendance de leurs pays respectifs. A cet égard, toutes les résolutions sont absolument concordantes. Ils ont ajouté à ce but général des revendications immédiates, propres à chaque pays, et suivant les différentes situations particulières de chacun d’eux. Ils se sont groupés avec leurs alliés d’Europe au sein de la Ligue contre l’oppression coloniale et l’impérialisme, et ont pris l’engagement mutuel de livrer la bataille décisive qui libérera les uns et les autres de oppression capitaliste et impérialiste » [2].
Dans le cadre de cette lutte contre l’oppression impérialiste au Sud et contre l’oppression capitaliste au Nord, Lamine Senghor affirma : « Camarades, les Nègres se sont trop longtemps endormis, mais méfiez-vous ! Celui qui a trop bien dormi et qui s’est réveillé ne se rendormira plus […]. Ceux qui souffrent de l’oppression coloniale là -bas doivent se donner la main, se serrer les coudes avec ceux qui souffrent des méfaits de l’impérialisme métropolitain, porter les mêmes armes et détruire le mal universel qui n’est que l’impérialisme mondial. Camarade, il faut le détruire et le remplacer par l’union des peuples libres. Plus d’esclaves ! » [3].
Au nom de l’Etoile Nord Africaine, Messali Hadj prononça un discours qui reprenait le programme de l’organisation nationaliste révolutionnaire. Il affirma que les Algériens étaient « réduits à l’état de bagnards » car ils ne possédaient « ni liberté d’association, ni liberté de la presse, ni liberté de réunion, sans lois sociales, sans école ». Il critiqua l’objection selon laquelle on ne pouvait donner « l’indépendance au peuple algérien car selon l’expression de Violette, ce peuple a encore la mentalité du XIe siècle »[4]. Puis, Messali Hadj lut la résolution de l’Etoile Nord Africaine affirmant : « L’impérialisme français s’est installé en Algérie, par la force armée, la menace, les promesses hypocrites. Il s’est emparé des richesses naturelles et de la terre, en expropriant des dizaines de mille de familles qui vivaient sur leur sol du produit de leur travail. Les terres expropriées ont été cédées aux colons européens, à des indigènes agents de l’impérialisme et aux sociétés capitalistes […].C’est au nom de cette soi-disant civilisation que toutes les traditions, les coutumes, toutes les aspirations des populations indigènes sont foulées aux pieds […].A cela s’ajoute l’abêtissement systématique obtenu par l’alcool, l’introduction de nouvelles religions, la fermeture des écoles de langue arabe existant avant la colonisation. Et enfin, pour couronner son oeuvre, l’impérialisme enrégimente les indigènes dans son armée en vue de poursuivre la colonisation, pour servir dans les guerres impérialistes et pour réprimer les mouvements révolutionnaires dans les colonies et dans la métropole. C’est contre cette politique coloniale, contre cette oppression que les populations laborieuses d’Afrique du Nord ont mené et mènent encore une action permanente par tous les moyens dont elles disposent, pour atteindre l’objectif qui renferme leurs aspirations de l’heure présente, l’Indépendance Nationale »[5]. Après avoir lu le texte, Messali Hadj demanda au Congrès de faire siennes les revendications inscrites dans le programme de l’Etoile Nord Africaine.
Décrivant les réactions des congressistes à son discours, Messali Hadj écrivait : « Mes compatriotes syriens, indonésiens, indiens, égyptiens, sénégalais ou tunisiens m’avaient chaudement félicité, de même que d’autres congressistes non arabes et non musulmans. Certains m’ont demandé, les jours suivants, si mon programme politique n’allait pas soulever un grand mécontentement dans les milieux gouvernementaux et provoquer même une répression à travers le pays » [6].
La résolution de l’ENA combinait des revendications politiques (indépendance, constitution d’une armée nationale), économiques (confiscation des grandes propriétés accaparées par des féodaux alliés des conquérants, les colons et les sociétés financières, et la restitution aux paysans des terres confisquées) sociales (reconnaissance par l’Etat algérien du droit syndical, de coalition et de grève, élaboration de loi sociale) et culturels (enseignement de la langue arabe). Cette résolution eut une grande importance dans l’histoire du nationalisme algérien car elle marquait les premiers jalons idéologiques dans lesquels il devait se mouvoir. Messali Hadj tout au long de sa vie militante garda « un sens aigu de la solidarité des victimes du colonialisme. Il ne modifiera pas le programme de l’E.N.A. qu’il a lui-même exposé » [7].
Les militants de l’Etoile Nord Africaine avaient pu affirmer leur volonté d’obtenir l’indépendance des trois pays Maghreb sur la scène internationale. Ils partageaient l’idée du Congrès de donner la primauté à la question nationale dans les pays colonisés. Sur le plan international, l’Etoile Nord Africaine s’affirmait comme une organisation anti-impérialiste. Au lendemain du Congrès, Chadly Khairallah écrivait dans l’Ikdam Nord Africain que l’Etoile Nord Africaine devait se placer sur le terrain du nationalisme révolutionnaire. Pour lui, il n’était pas « besoin de s’accrocher à une théorie politique ni de se mettre à la remorque d’un parti quel qu’il soit, pour considérer comme précaire l’occupation étrangère, source de servage, de misère et travailler à l’avènement d’un avenir national et de liberté reconquise »[8]. Par là , il signifiait la volonté des nationalistes maghrébines de refuser la tutelle de tous les « fraternalistes » occidentaux.
Vingt-huit ans avant la Conférence de Bandung, le Congrès anti-impérialiste de Bruxelles marquait l’émergence d’une unité des peuples des Trois continents contre l’hégémonie occidentale.
Youssef Girard
[1] Kaddahce Mahfoud, Histoire du nationalisme algérien, tome I, 1919-1939, Ed. Paris-Méditerrane, Paris, 2003, page 187
[2] Ibid.
[3] Dewitte Philippe, Le mouvement nègre en France, 1919-1939, L’Harmattan, Paris, 1985, page 149
[4] Kaddahce Mahfoud, Histoire du nationalisme algérien, tome I, 1919-1939, op.cit., page 177
[5] Kaddahce Mahfoud, Histoire du nationalisme algérien, tome II, 1939-1951, Ed. Paris-Méditerrane, Paris, 2003, page 849.
[6] Messali Hadj, Les Mémoires de Messali Hadj, 1898-1938, Ed. ANEP, Alger, 2005, page 158
[7] Harbi Mohammed, Le FLN mirage et réalité, des origines à la prise du pouvoir (1945-1962), Ed. Jeune Afrique, Paris, 1980, page 15
[8] Stora Benjamin, Dictionnaire biographique de militants nationalistes algériens, L’Harmattan, Paris, 1985, page 56