Lorsqu’il était petit, le docteur Vicente Vérez Bencomo passait des heures tournevis en main. Inlassablement, il démontait et remontait ses petites voitures pour comprendre leur fonctionnement. « La première qualité d’un scientifique est la curiosité », s’amuse le directeur général de l’Institut Finlay de Cuba, spécialisé dans la recherche de vaccins, sans se départir de ce demi-sourire qui ne le quitte jamais. Issu d’une famille pauvre, il n’aurait jamais pu entamer d’études sans la révolution de 1959, concède-t-il. Il a poursuivi un cursus d’ingénierie chimique à Moscou sans se douter qu’il sauverait des vies. Par millions.
Lorsque sa première fille naît, en 1984, la Grande Île est frappée par une virulente épidémie de méningite B. Il voit des parents porter des enfants déjà morts à l’hôpital. « On était terrifié par cette situation », se souvient-il. Une équipe de scientifiques cubains élabore un vaccin : « Le soulagement que cela nous a procuré en tant que parents a agi comme une révélation. C’est à ce moment que j’ai su ce que je voulais faire. » Directrice de recherches à l’Institut Finlay, Dagmar Garcia Rivera abonde : « Travailler à des vaccins pour les enfants donne une autre sensibilité. En tant que scientifique, en tant que mère, c’est très émouvant de commencer des essais cliniques avec des parents qui acceptent de nous confier leurs enfants. »
60 millions de doses
Vicente Vérez Bencomo participe alors à la création du vaccin national à base d’antigènes synthétiques contre la méningite Haemophilus influenzae de type B, car le sérum élaboré à l’étranger est trop cher pour Cuba. « À l’époque, la dose était vendue 40 dollars et il en fallait quatre pour protéger les enfants. Fabriquer notre propre remède était une question de survie. Sur le plan mondial, c’est le premier vaccin à être élaboré à partir d’un procédé chimique. »
Les choses n’ont pas beaucoup changé. Soixante ans après sa mise en place, le blocus étasunien continue d’étrangler Cuba et la réactivation par Donald Trump du titre III de la loi dite Helms-Burton produit des effets d’autant plus mortifères en temps de crise. Lorsque le Covid-19 fait son apparition, les scientifiques cubains s’activent. « Pfizer a bénéficié de 4 milliards de dollars de subventions du seul gouvernement étasunien pour la recherche de son vaccin. Si nous n’avions pas élaboré notre propre sérum, nous aurions probablement été les derniers au monde à être servis. Les États-Unis devaient sans doute penser que nous ne survivrions pas au Covid et à la situation économique et sanitaire qui en découlait. Le nom de notre série de vaccins Soberana (souveraineté) dit tout de notre démarche », développe Vicente Vérez Bencomo.
Le directeur général de l’Institut Finlay assure que cette réussite – la production de 60 millions de doses au total – tient à la volonté politique et au soutien populaire ressenti lors de la phase de développement. « Nous ne pouvions pas trahir cette confiance, nous avons mis toute la passion nécessaire pour répondre à ce défi », admet-il. Pour Dagmar Garcia Rivera, la « reconnaissance de la société cubaine envers la communauté scientifique » est un moteur extraordinaire.
Protectionnisme européen
Début mars, les deux chercheurs entament un voyage à Turin. La ville italienne, particulièrement meurtrie au début de la pandémie de Covid, se souvient de la contribution des médecins cubains. Lorsque l’île développe son vaccin, des scientifiques italiens font part de leur intérêt pour les essais cliniques et se rendent à Cuba. Le déplacement de Dagmar Garcia Rivera et Vicente Vérez Bencomo en Italie est aujourd’hui motivé par les bons résultats du vaccin développé pour les enfants. Avant la réouverture des écoles le 15 novembre dernier, 95 % des petits Cubains sont couverts.
La Grande Île devient la seule nation à réaliser une campagne complète destinée aux mineurs avant l’apparition du variant Omicron. Le pays peut ainsi étudier l’incidence de la nouvelle forme du virus sur cette population et, par ricochet, sur la transmission aux adultes. Les résultats sont encourageants. Les scientifiques italiens veulent comprendre. Les deux chercheurs cubains effectuent ainsi une tournée qui les amène dans les laboratoires pharmaceutiques, au ministère de la Santé et à l’Agence italienne du médicament.
Mais le parcours est semé d’embûches. « Le rhum et le tabac cubain passent encore mais un vaccin, c’est beaucoup pour le système protectionniste européen », plaisante Vicente Vérez Bencomo sans en démordre. Car, après l’Iran, l’Argentine et le Mexique seraient en passe d’homologuer Soberana 2 et ainsi d’ouvrir la porte au sous-continent. Une contribution majeure à la santé mondiale, loin de la spéculation des grands laboratoires.
Lina Sankari - L’Humanité du 23/03/2022