Stefania Maurizi est journaliste d’investigation pour le quotidien italien La Repubblica. Elle a travaillé sur toutes les publications de WikiLeaks et s’est associée à Glenn Greenwald pour révéler les Snowden Files sur l’Italie. Elle est l’auteure de deux livres, Dossier WikiLeaks : Segreti Italiani et Una Bomba, Dieci Storie. Dans une interview exclusive (électronique) avec Eresh Omar Jamal du Daily Star, Maurizi parle de la détention arbitraire de Julian Assange, des raisons pour lesquelles des gouvernements puissants considèrent WikiLeaks comme une menace existentielle, et des implications pour la liberté de la presse mondiale si Assange est poursuivi pour publication de documents gouvernementaux secrets.
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Vous avez récemment eu la chance de rendre visite à Julian Assange à l’ambassade de l’Équateur à Londres. Quand était-ce et pouvez-vous décrire dans quel état il se trouve ?
J’ai pu lui rendre visite le 19 novembre, après 8 mois de tentatives infructueuses, car en mars dernier, les autorités équatoriennes ont coupé tous ses contacts sociaux et professionnels, à l’exception de ses avocats, et au cours des 8 mois précédents, j’avais demandé la permission de lui rendre visite neuf fois sans succès - les autorités équatoriennes ne répondaient pas à mes demandes.
Lorsque j’ai finalement obtenu la permission de rendre visite au fondateur de WikiLeaks à l’ambassade de l’Equateur à Londres en novembre dernier, j’ai été littéralement choquée de constater l’énorme impact que son isolement a eu sur sa santé. Parce que j’ai travaillé en tant que partenaire média avec lui et son organisation, WikiLeaks, au cours des neuf dernières années, je l’ai rencontré plusieurs fois et je peux voir les changements dans son corps et son esprit. Je me demandais comment son esprit pouvait continuer à travailler ; mais après lui avoir parlé pendant deux heures à l’ambassade, je ne doute pas que son esprit fonctionne bien. Je me demande encore comment c’est possible après six ans et demi de détention sans même une heure de plein air. J’aurais eu une dépression physique et mentale après seulement 6 mois, pas après 6 ans.
La détention et l’isolement le tuent lentement, et personne ne fait rien pour l’arrêter. Les médias rapportent, les commentateurs commentent, mais à la fin de la journée, il est toujours là, après avoir passé les six dernières années et demie confiné dans un minuscule bâtiment sans accès à la lumière du soleil ni aux soins médicaux appropriés. Et cela se passe à Londres, au cœur de l’Europe. Il n’est pas assis dans une ambassade à Pyongyang. C’est vraiment tragique et totalement inacceptable. Et je suis tout simplement consternée par la façon dont les autorités britanniques ont contribué à sa détention arbitraire et se sont opposées à toute solution à ce bourbier juridique et diplomatique insoluble.
Après avoir courageusement défendu Assange pendant des années, le gouvernement équatorien, fin mars, a coupé presque toutes ses communications avec le monde extérieur. Qu’est-ce qui a motivé ce revirement et à quoi sert-il ?
La politique a complètement changé en Equateur, et plus généralement en Amérique latine, depuis 2012, date à laquelle l’Equateur a accordé l’asile à Julian Assange. Je n’ai jamais eu d’entretiens avec l’actuel président équatorien, M. Lénine Moreno, mais sur la base de ses déclarations publiques, il est assez évident pour moi qu’il n’approuve pas ce que Julian Assange et WikiLeaks font.
Avec tous ses problèmes, Rafael Correa (ancien président de l’Equateur) a protégé Assange dès le début, alors que Lénine Moreno le considère comme un problème. Moreno est sous la pression des politiciens de droite en Equateur, mais aussi de gouvernements très puissants, comme les gouvernements des Etats-Unis et du Royaume-Uni, qui tenteront tout pour emprisonner Assange et détruire WikiLeaks. Je ne sais pas combien de temps Lénine Moreno résistera à cette immense pression, à condition qu’il veuille résister.
Il n’y a pas si longtemps, les faits ont donné raison à Assange quant aux raisons ne pas pouvoir quitter l’ambassade lorsque le ministère américain de la Justice a révélé "accidentellement" en novembre que le fondateur de WikiLeaks était visé par une inculpation « secrète » aux États-Unis. D’après vous, de quoi est-il inculpé ?
C’est difficile à dire sans la déclassification de l’inculpation, et j’apprécie vraiment la façon dont l’organisation américaine, le Reporters Committee for Freedom of the Press, se bat devant le tribunal du district de Virginie, aux États-Unis, pour qu’elle le soit.
Il ne fait aucun doute que les autorités américaines ont toujours voulu lui faire payer les publications de WikiLeaks. Ils ont voulu le faire dès le début, depuis 2010, lorsque WikiLeaks a publié ses documents explosifs comme les câbles diplomatiques américains.
Mais les autorités américaines n’ont pas été en mesure de le faire en raison du fait que les activités de publication de WikiLeaks bénéficient d’une protection constitutionnelle grâce au premier amendement. Il sera donc très intéressant de voir comment elles contourneront cette protection constitutionnelle pour pouvoir l’inculper ainsi que d’autres journalistes de WikiLeaks et les mettre tous en prison.
Pourquoi certains des gouvernements et agences de renseignement les plus puissants ont-ils investi autant de ressources pour attaquer Assange et WikiLeaks ?
Vous devez comprendre ce que cela signifiait pour le complexe de sécurité nationale américain d’être témoin de la publication de 76 000 documents secrets sur la guerre en Afghanistan, puis de 390 000 autres rapports secrets sur la guerre en Irak, suivis de 251 287 câbles diplomatiques américains et de 779 dossiers secrets sur les détenus de Guantanamo, et de voir WikiLeaks sauver Edward Snowden, alors que les États-Unis faisaient tout leur possible pour montrer au monde qu’on ne peut pas impunément révéler les secrets de la NSA.
Il faut comprendre ce que cela signifie dans un environnement comme celui des Etats-Unis, où même les plus brillants reporters de la sécurité nationale n’osaient pas publier le nom du chef du Centre antiterroriste de la CIA, Michael D’Andrea, même si son nom et les abus commis par son centre étaient un secret de polichinelle dans leurs milieux. Bien que le New York Times l’ait finalement fait, plus tard. Mais c’était et c’est toujours la réalité aux États-Unis, et même si ce n’est pas aussi grave au Royaume-Uni, c’est quand même assez grave. Voyez ce qui s’est passé lors de l’arrestation du mari de Glenn Greenwald, David Miranda, à l’aéroport d’Heathrow pendant la publication des Snowden Files. Regardez ce qui s’est passé lorsque le Guardian a été forcé de détruire ses disques durs pendant la publication de ces fichiers.
Il existe différents niveaux de pouvoir dans nos sociétés et, en général, dans nos démocraties occidentales, les critiques à l’encontre des niveaux de pouvoir faible, moyen et élevé via les activités journalistiques sont tolérées. Les journalistes peuvent être attaqués pour diffamation, avoir des problèmes avec leur carrière ; cependant, il est permis d’exposer ces niveaux. Le problème, c’est lorsque les journalistes et les médias atteignent les plus hauts niveaux, là où les États et les agences de renseignement opèrent.
WikiLeaks est une organisation médiatique qui publie des documents secrets sur ces entités depuis des années, et Julian Assange et son équipe l’ont fait régulièrement, et non pas occasionnellement comme toutes les autres organisations médiatiques. Vous pouvez imaginer la colère de ces entités puissantes envers WikiLeaks - elles perçoivent WikiLeaks comme une menace existentielle et elles veulent donner l’exemple en disant : "N’exposez pas nos secrets et nos crimes, car si vous le faites, nous allons vous écraser".
Si Assange est poursuivi en justice, quel impact cela pourrait-il avoir sur les autres éditeurs et journalistes et sur la liberté de la presse dans le monde ?
Cela aura un impact énorme et c’est pourquoi des organisations comme l’American Civil Liberties Union s’expriment. Jamais auparavant aux Etats-Unis un éditeur et une organisation de médias n’avaient fini en prison pour avoir publié des informations dans l’intérêt public. Si Julian Assange et le personnel de WikiLeaks se retrouvent en prison, ce sera la première fois dans l’histoire des Etats-Unis et cela créera un précédent dévastateur pour une attaque contre la liberté de la presse aux Etats-Unis, mais pas seulement aux Etats-Unis. Parce que si un pays comme les États-Unis, où les activités de la presse bénéficient d’une protection constitutionnelle, traite les journalistes de cette façon, vous pouvez imaginer comment réagiront d’autres pays où la presse ne bénéficie pas d’une telle protection. Le message sera clair : "Vos avez les mains libres."
En fin de compte, je pense qu’il y a deux facettes à cette saga Assange et WikiLeaks : le complexe de sécurité nationale américano-britannique, mais plus généralement, je dirais, les gens du complexe de sécurité nationale, qui veulent détruire Julian Assange et WikiLeaks pour envoyer un message clair aux journalistes : "Ne déconnez pas avec nous si vous ne voulez pas voir vos vies détruites." De l’autre côté, il y a la liberté de la presse, c’est-à-dire des journalistes comme moi, qui veulent démontrer exactement le contraire : que nous pouvons exposer le pouvoir aux plus hauts niveaux, que nous pouvons exposer les coins les plus sombres des gouvernements et en sortir sains et saufs. Et en fait, nous devons le faire, parce que le vrai pouvoir est invisible et se cache dans les coins les plus obscurs.
interview de Eresh Omar Jamal
Traduction "pour une poignée de journalistes courageux, combien de larbins ?" par Viktor Dedaj pour le Grand Soir avec probablement toutes les fautes et coquilles habituelles.