Il est 6 h 40. Les enseignants connectent leur tablette numérique au serveur de la Bridge Academy, le « QG », comment ils l’appellent, quartier général du réseau d’écoles privées à bas coût qui fleurissent dans les bidonvilles du Kenya. Les leçons du jour s’affichent à l’écran, de même que l’emploi du temps de la classe. Le professeur en prend connaissance quelques minutes avant de retrouver les élèves. Il entre en classe, sa tablette en main. Elle ne le quittera pas de la journée. L’œil sur l’écran, il procède à l’appel. Il lit le cours, les consignes et suivant son guide numérique, interroge les écoliers. Le scénario se répète au même moment dans les 249 écoles du groupe créées depuis 2009, 146 l’an dernier, une tous les trois jours.
Tout commence par une étude de marché
Le concept repose sur deux mots : rationalisation et standardisation. Tout commence par une étude de marché. Le projet retenu, l’école est livrée en kit – plan et matériel pédagogique. Elle sera ouverte en moins d’un mois. Le bâtiment : un toit de tôles ondulées et des murets de parpaings pour délimiter les espaces. Pour l’apprentissage : la Bridge Academy a conçu les outils pédagogiques articulés aux leçons lues par l’enseignant, simple répétiteur. Ce dernier se voit confier une classe après cinq semaines de formation, en partie à distance, via Internet. La gestion de l’établissement est assurée par une seule personne, là encore, à distance avec le quartier général, véritable opérateur. La facturation, les paiements, la gestion des dépenses, le traitement de la paie, l’admission des élèves sont non seulement centralisés, mais automatisés grâce à l’application smartphone de la Bridge Academy. « C’est le système McDonald’s appliqué à l’éducation. Apprendre la même chose, en même temps, partout », ironise Sylvain Aubry, chercheur pour l’ONG Global Initiative for Economic and Cultural Rights.
Derrière la Bridge Academy, se cache une multinationale, le groupe Pearson, coté en Bourse, premier éditeur mondial de manuels pour l’enseignement. Philanthrope, il « croit à l’éducation sous toutes les formes, pour tous et adaptés à chacun », peut-on lire sur son site Internet grand public. Pearson, ce sont trois filiales : Penguin Group, Pearson Education, et Financial Group, propriétaire d’une trentaine de titres de presse dont The Economist, The Financial Times et, jusqu’en 2007, Les Échos. Et un fonds d’investissement, The Affordable Learning Fund, qui vient d’ailleurs d’être recapitalisé à hauteur de 46 millions d’euros. S’y côtoient, entre autres, Bill Gates et, depuis peu, Mark Zuckerberg, le patron de Facebook. Pearson et son fonds d’investissement sont aux avant-postes de la conquête du marché de la scolarisation des plus défavorisés. Sa vitrine, la Bridge Academie International, s’installe en Ouganda, au Nigeria, en Inde. Dix millions d’élèves y sont attendus dans les prochaines années. Au Ghana, le fonds participe au financement du réseau Oméga. Vingt écoles sont recensées dans le Grand Accra et les régions centrales. Elles accueillent 12 000 élèves, de la maternelle au lycée.
Les écoles Oméga ressemblent à leurs cousines kényanes, à la différence près que le paiement s’effectue à la journée : 0,70 euro. Le contrôle du paiement est quotidien via un bracelet électronique dont est muni chaque enfant... Au Kenya, les familles paient 6 dollars par mois pour l’inscription d’un enfant dans l’une des écoles de la Bridge Academy. S’y ajoutent des frais d’inscription et de dossier pour le passage des examens. Le système n’accepte aucune défaillance pour ces parents des bidonvilles.
« L’école n’a pas d’états d’âme, témoigne Sylvain Aubry. Si la famille ne paie pas le 5 du mois, l’enfant est immédiatement exclu. Et il ne faut pas croire que ces écoles soient bon marché. Les parents qui gagnent 1 à 2 dollars par jour, soit 73 euros par mois au maximum, font d’énormes sacrifices pour y envoyer leurs enfants. » Des sacrifices dont les filles font très régulièrement les frais. Les parents ne pouvant payer pour tous leurs enfants sont contraints de choisir celui qui aura la chance d’être scolarisé. Et, dans la plupart des cas, ce sont les garçons. « C’est une terrible injustice pour ces familles et ces enfants de se voir interdire la possibilité d’améliorer leur situation sociale grâce à l’éducation », déplore Kishore Singh, rapporteur spécial des Nations unies sur le droit à l’éducation (lire entretien).
Investi par des grandes entreprises internationales, ce marché de l’école low cost est également convoité par des petits propriétaires privés, qui peuvent aller jusqu’à installer des écoles dans leurs propres maisons ! Parfois, cette école fonctionne sans réel enseignant, mais avec de simples recrues fortes de quelques jours de formation. Il arrive aussi que certains professeurs soient salariés d’une école publique, où ils sont mal payés et sans statut, et œuvrent en même temps dans des établissements privés qui reçoivent des subventions de l’État, dont ce dernier ne contrôle pas l’usage.
Avec ou sans Pearson, l’explosion de la privation de l’éducation touche tous les pays en voie de développement de tous les continents et prend des formes diverses. « Le phénomène des chaînes à bas coût se développe surtout en Inde, dans les pays de l’Est africain, en Afrique du Sud, au Pérou, précise Sylvain Aubry. Les grands investisseurs anglo-saxons sont très présents. On remarque que le phénomène explose depuis la crise de 2008. À croire que l’éducation, après l’achat massif des terres en Afrique, devient le bon filon ! »
La Société financière internationale (IFC), bras armé de la Banque mondiale, évalue à 380 milliards d’euros le marché de l’éducation privée. « Les écoles et les collèges ont de nombreux avantages. Ils assurent un revenu régulier et payé à l’avance », vantait récemment cette organisation, lors d’un appel aux banques à investir dans l’enseignement privé. La banque américaine Merrill Lynch s’est également penchée sur les chiffres. Le secteur de l’éducation, public et privé, est actuellement estimé à plus de 4 trillions (sic) d’euros. Il pourrait atteindre 7,3 trillions d’euros d’ici à 2017. Autant dire que le gâteau est alléchant. Les 100 millions d’enfants qui n’ont jamais fréquenté l’école, les 800 millions d’analphabètes adultes sont d’autant plus des clients potentiels de ces réseaux que le système public doit, de plus en plus souvent, partager l’argent de l’État avec ces structures à but lucratif.
Un modèle de philosophie utilitariste de l’enseignement
Cette marchandisation galopante de l’éducation commence sérieusement à inquiéter l’ONU. En octobre 2014, Kishore Singh a présenté un rapport alarmant sur la réalisation du droit à l’éducation pour tous, appelant notamment les États à « rejeter toute idée de privatisation de l’enseignement primaire et à renforcer leurs systèmes publics ». Le discours était pourtant à l’opposé, un an plus tôt. Irina Bokova, la présidente de l’Unesco, s’était adressée aux signataires du pacte des Nations unies pour l’investissement dans l’éducation. Elle avait jugé le mouvement de privatisation « gagnant-gagnant » pour le monde l’entreprise et pour toute la société. « Le secteur privé n’est pas simplement un donateur, c’est un partenaire, et même un partenaire clé, susceptible de jouer un rôle important en anticipant les compétences nécessaires pour insuffler la croissance aux économies d’aujourd’hui », avait-elle lâché, soulignant la nécessité de changer « l’optique de l’éducation ». À bon entendeur... John Fallon, directeur général de Pearson, était au nombre des auditeurs. Il ne l’avait pas démentie.
La société civile commence toutefois à se faire entendre, dénonçant la piètre qualité et la philosophie utilitariste de l’enseignement prodigué par ces écoles privées. À l’automne dernier, soixante-dix organisations ont signé une déclaration commune à l’occasion du Forum mondial des droits de l’homme, à Marrakech. Leur inquiétude ? Le soutien officiel apporté par la Banque africaine de développent (BAD) et le Programme de développement des Nations unies (Pnud) à la participation du secteur privé dans l’éducation... Leur texte dénonce la remise en question de l’éducation comme bien public. Caroline Pearce, de la Campagne mondiale pour l’éducation (GCE), insiste sur l’obstacle que constituent les frais de scolarité pour l’accès à l’école. « Les accroissements des taux de scolarisation, particulièrement des filles, ont eu lieu à la suite de l’élimination des frais de scolarité. » Pas vraiment la priorité des Pearson et compagnie...
L’éducation pour tous est encore loin d’être réalisée. Les six objectifs de l’éducation pour tous, fixés en 2000 par le Forum mondial de Dakar, sous l’égide de l’ONU, ont été atteints par seulement un tiers des pays en 2015. Quinze ans après l’adoption par la communauté internationale de ces ambitions, seule la moitié des pays est, par exemple, parvenue à la généralisation de l’enseignement primaire universel (objectif n° 2). Des constats que devrait souligner l’édition 2015 du « Rapport mondial de suivi sur l’éducation pour tous », rendu public le 9 avril prochain. Ce rapport précédera la convocation d’un nouveau Forum mondial de l’éducation qui aura lieu à Incheon (République de Corée) du 19 au 22 mai et qui sera chargé de fixer de nouveaux objectifs aux différents États membres.