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Pourquoi la gauche colombienne doit contribuer à éviter un nouveau gouvernement uribiste ?

Les élections présidentielles où le président en exercice se présente de nouveau comme candidat sont généralement considérées comme un plébiscite en faveur ou contre le gouvernement sortant. Le scénario du second tour des élections présidentielles en Colombie semble pourtant représenter un contre-exemple total. En effet, bien que le président Juan Manuel Santos ait réussi à passer au second tour, il l’a fait avec un résultat particulièrement bas et un soutien très faible, qui lui ont uniquement permis d’assurer la deuxième place. Cependant, ce manque de soutien au président sortant et à sa politique est loin de représenter un plébiscite en sa défaveur étant donné que le candidat qu’il va affronter au second tour ne représente pas une réelle alternative, contrairement à la candidature de gauche incarnée au premier tour par Clara López [NdT : candidate présidentielle de la liste Pôle Démocratique Alternatif (Polo)/Union Patriotique].

En conséquence, ces élections, qui pouvaient être perçues avant le premier tour comme un plébiscite concernant la politique du gouvernement Santos, semblent désormais représenter un plébiscite pour ou contre le retour de l’uribisme au pouvoir. Ce retournement a été instantanément compris à l’intérieur de la gauche colombienne, aussi bien par ses électeurs que par les différents courants qui la composent, et fait l’objet d’un profond débat. Globalement, il y a deux questions qui occupent les esprits des gens de gauche depuis le jour du premier tour. Deux questions qui semblent assez identiques, mais dont les réponses peuvent amener à des décisions très différentes : Santos et Zuluaga représentent-ils des options politiques différentes ? Est-ce que le futur de la Colombie sera semblable avec un gouvernement Santos et avec un gouvernement Zuluaga ?

Il existe, par rapport à ces deux questions, des positions variées au sein de la gauche qui apportent des éléments de réponse intéressants. D’une manière générale, et à l’exception de Petro dont le soutien à Santos dès le premier tour peut être compris plus comme une manœuvre politique en vue d’un bénéfice personnel que comme le résultat d’une analyse politique, la grande majorité des secteurs de gauche sont d’accord sur le fait que les différences politiques entre Santos et Zuluaga sont minimes. Les deux sont considérés, avec raison, comme des représentants d’un modèle néolibéral engendrant l’appauvrissement des classes populaires et l’appropriation du territoire national par les grandes entreprises multinationales.

Cependant, tout en sachant que les deux candidats ont un programme politique et socio-économique très semblable, il est nécessaire de regarder plus en détail afin d’introduire quelques nuances. En premier lieu, l’arrivée au pouvoir de Santos s’est traduite par une rupture assez nette avec la diatribe guerrière et polarisante de son prédécesseur Uribe, à travers le recours à un discours relativement plus respectueux des droits humains et surtout à travers la reconnaissance de l’existence d’un conflit armé interne. Parallèlement, Santos a reconnu l’existence des victimes et a fait voter la Loi sur les Victimes et la Restitution des Terres (Loi 1448), qui même si elle contient de sérieuses limitations représente une avancée qui n’aurait pas été possible sous le gouvernement précédent. De plus, il faut signaler que Santos est parvenu à se rapprocher des pays voisins, en particulier du Vénézuela, avec lesquels Uribe entretenait des relations très conflictuelles.

En conséquence, il est possible d’affirmer que s’il est exact que les différences politiques entre Santos et Zuluaga sont très limitées, l’action du gouvernement actuel, en comparaison avec le gouvernement précédent, a permis la récupération de petits espaces démocratiques. Il suffit de se souvenir, entre autres, du panorama catastrophique des droits humains pendant les huit années au pouvoir d’Uribe et de l’espionnage et les accusations systématiques contre les opposants d’avoir des relations avec l’insurrection armée. Il est important de ne pas avoir la mémoire courte et de réfléchir de nouveau sur ce qu’a représenté l’uribisme au niveau éthique pour le pays, à savoir la pénétration la plus forte de la criminalité paramilitaire au sein de l’Etat colombien, symbolisée par exemple par les applaudissements reçus par Salvatore Mancuso lors de son discours prononcé au Congrès, consacrant la victoire de la ’refondation de la patrie’.

Par rapport à la seconde question, concernant le futur de la Colombie avec un gouvernement Santos ou Zuluaga, les opinions au sein de la gauche divergent et se traduisent par des choix différents. De très nombreuses personnes mettent en avant l’existence du processus de paix avec la guérilla des FARC pour faire comprendre qu’il est nécessaire de voter pour Santos. Ce choix se base sur le fait que le pays n’a jamais été aussi proche d’un accord avec les FARC et que la continuité du gouvernement Santos pourrait donc conduire à la fin du conflit armé, alors que la victoire de Zuluaga signifierait sans aucun doute l’échec des négociations et le retour à une guerre totale et ’sale’. Cependant, il existe un autre courant qui tend à minimiser ce facteur pour centrer plutôt le débat sur la similitude quasi-totale entre Santos et Zuluaga, appelant ainsi à voter blanc ou à s’abstenir. Ceux qui défendent cet argument concentrent donc leur attention sur la première question et y apportent comme réponse un NON clair et net, laissant ainsi de côté la deuxième question ou l’assimilant à la première.

Cette position est défendue tout particulièrement par le MOIR [Ndt : un des courants au sein du Polo], avec le sénateur Jorge Robledo à sa tête, qui depuis quatre ans développe l’argument selon lequel Santos et Uribe sont exactement la même chose. De plus, l’analyse politique qu’ils ont du pays est caractérisée par une sous-estimation de l’importance du conflit armé et de ses effets. En tant que principal défenseur d’un soi-disant purisme idéologique, Robledo laisse entendre que quelqu’un qui serait réellement de gauche ne pourrait pas voter pour Santos au deuxième tour, en ayant recours à des arguments quelque peu artificiels, comme par exemple en affirmant qu’il ’est de tendance fasciste d’obliger les gens à choisir entre l’un ou l’autre ou de condamner au bûcher ceux qui ne veulent pas choisir’ [1]. Ainsi, Robledo justifie sa position en dénonçant l’instrumentalisation d’un soi-disant climat de peur et ’l’appât’ que constitue le thème de la paix afin de manipuler l’électorat, mais tout en utilisant des arguments visant à semer le trouble chez les électeurs de gauche, laissant entendre que si le Polo appelait à voter pour Santos cela signifierait que le parti ne pourrait plus être dans l’opposition dans le cas d’un éventuel second mandat.

Cependant, une plus grande prise en considération de la question concernant les conséquences pour le futur du pays peut nous amener à des considérations clés au moment de choisir pour qui voter. En premier lieu, il faut signaler comme élément fondamental et caractéristique de ces dernières années la résurgence des mouvements et des protestations sociales. Selon un rapport récent du CINEP [NdT : Centre de Recherche et d’Education Populaire], 2013 a été l’année avec le plus grand nombre de luttes depuis 1975, avec 1027 protestations enregistrées [2]. Durant ces dernières années se sont créés officiellement, et n’ont pas cessé de grandir, deux importants mouvements de convergence des luttes populaires : le Congrès des Peuples et la Marche Patriotique. D’une manière générale, il y a eu une multiplication, aussi bien au niveau régional que national, des manifestations de protestation contre le modèle néolibéral. Cela a eu lieu à un moment où Santos, et non Uribe, était au pouvoir, et il est permis de penser que cela n’est pas un hasard. Non pas car il existerait une proximité entre ces mouvements et Santos, mais en raison du relatif changement qui a eu lieu dans la situation générale du pays qui a permis la récupération de ces petits espaces démocratiques que nous avons évoqués précédemment. On peut penser que des phénomènes tels que la grande grève agraire de l’an passé ou l’élection du paysan Alberto Castilla au Sénat n’auraient tout simplement pas pu avoir lieu sous le gouvernement d’Uribe.

Par conséquent, il est légitime de craindre que la lutte populaire soit gravement touchée et limitée par le retour d’un gouvernement uribiste. En outre, le retour à la présidence de l’uribisme, avec sa proximité à la fois idéologique et personnelle avec le projet criminel paramilitaire se traduirait certainement par un fort affaiblissement de l’opposition en général, y compris à travers l’assassinat de nombreux militants ou de personnes engagées dans différentes luttes. Le renforcement très probable des nouveaux groupes paramilitaires conduirait à un risque réel de mort pour les militants des mouvements sociaux qui ont résisté au cours des dernières années, en particulier dans les zones rurales. Certains diront qu’il s’agit d’un scénario catastrophe, mais l’histoire de la Colombie et l’expérience de huit années du gouvernement d’Uribe nous amènent à croire que ce n’est que la description d’un risque possible, où la gauche serait réduite à une simple résistance et à la survie.

Les considérations relatives à l’avenir du pays nous amènent évidemment à réfléchir sur le processus de paix. Les négociations qui ont commencé sous le gouvernement sortant ont déjà connu des progrès sans précédent et sa bonne réalisation ouvrirait un scénario entièrement nouveau pour la Colombie. La première chose à noter, qui semble évidente mais qui a tendance à être oubliée quand l’on vit dans les grands centres urbains, c’est que la fin du conflit armé devrait signifier une baisse significative des personnes tuées et des violations des droits de l’homme, ce qui est loin d’être négligeable. La deuxième chose à souligner est que la fin du conflit armé aurait aussi des effets politiques et clairement en faveur de la gauche. Plus précisément, un scénario sans précédent s’ouvrirait dans lequel les forces de gauche ne seraient plus accusées de collusion avec l’insurrection armée et pourraient se battre à « armes légales » conjointement avec les autres forces politiques.

Cela signifie que l’ensemble des mouvements de gauche pourraient continuer la lutte pour ce qu’ils considèrent comme une paix véritable, à savoir la paix avec la démocratie, la justice et l’équité sociale. Car il y a un élément-clé que toute la gauche devrait garder à l’esprit : un gouvernement de gauche en Colombie ne pourra jamais avoir lieu alors que les guérillas continueront d’exister, étant donné que leur existence a constamment été manipulée par l’oligarchie afin de discréditer toute pensée de gauche. Certains diront que c’est un scénario utopique et qu’il n’y a aucune garantie que le processus de paix arrive à bon port avec Santos, et effectivement les risques existent, cependant une chose est certaine, c’est que ce scénario est tout à fait impossible avec Zuluaga.

En conclusion, et au moment de choisir, il est important de remettre les pendules à l’heure sur ce que signifie, dans le cadre du deuxième tour des présidentielles, voter pour Santos. Non pas pour donner des leçons ou juger ceux qui vont voter blanc ou s’abstenir, mais pour que tout le monde puisse décider de son vote en conscience et se mettre à la hauteur des circonstances historiques. Tout d’abord, voter pour Santos ne signifie ni le soutenir, ni lui donner un chèque en blanc, ni arrêter d’être dans l’opposition. De même, soutenir la poursuite du processus de paix n’est pas faire preuve de « santisme » mais défendre un droit constitutionnel qu’ont tous les colombiens. Voter pour Santos ne signifie pas abandonner les idéaux de gauche mais bien au contraire, créer les conditions pour que ces idéaux puissent continuer à croître, non seulement depuis le Congrès mais depuis tous les territoires de la Colombie.

Oui, il y a un risque que le processus de paix échoue durant le second mandat de Santos, mais il s’agit d’un risque plus faible comparé aux conséquences potentiellement dramatiques que peut entraîner une victoire de Zuluaga. Le vote du 15 Juin ne sera pas un vote de confiance, ni un vote exprimant une opinion personnelle, ce sera un vote pour l’avenir du pays et contre le projet mortifère d’Uribe. Ce sera un vote qui va au-delà de la politique, où le peuple colombien a l’occasion de faire une démonstration éthique contre l’uribisme.

Régis Bar

Source : http://www.palabrasalmargen.com/index.php/articulos/nacional/item/por-que-debe-la-izquierda-contribuir-a-impedir-un-nuevo-gobierno-uribista?category_id=202

Traduction : Régis Bar et EntreTodos France


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