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Qu’est ce que la Nation ?

Par Georges Gastaud, auteur de Patriotisme et internationalisme (2010) et Marxisme et Universalisme (2015).

De divers côtés, y compris chez certains progressistes engagés dans la lutte patriotique contre l’Union Eeuropéenne, on voit ressurgir la vieille idée que la nation française n’a véritablement émergé qu’avec la Révolution française. Bien entendu, ces camarades n’ont pas tort de considérer que sous sa forme éminente et pleinement « constituée » – pour reprendre un adjectif célèbre de l’Abbé Grégoire – la France n’est devenue une véritable communauté nationale qu’avec l’engagement des « Patriotes » contre l’Ancien Régime, la prise de conscience nationale du peuple français prenant toute sa portée universaliste à Valmy où « l’armée des savetiers et des avocats » terrassa l’armée professionnelle des rois européens au cri mille fois répété de « Vive la Nation ! ».

Bien entendu, il est bon face aux Le Pen et autres Sarkozy de clamer cette vérité que la véritable constitution de l’État-nation s’est faite dans et par la dynamique antimonarchique, anticléricale et antiseigneuriale de la Révolution française. Pourtant, l’idée que la nation française ne commencerait vraiment... qu’à la fin du 18ème siècle, ne résiste pas à l’analyse historique. Pire, elle comporte de sérieux dangers politiques qui risquent paradoxalement de faire dévier vers la droite « républicaine » les progressistes qui refuseraient de prendre en compte le processus pluriséculaire de formation de la nation bourgeoise, puis de la nation populaire s’extrayant peu à peu de la première jusqu’à finir par s’opposer à elle à mesure que la grande bourgeoisie « française », entretemps devenue impérialiste et réactionnaire, va soumettre la nation aux Empires euro-germaniques et euro-atlantiques pour obtenir en contrepartie une place au soleil dans la mondialisation néolibérale.

Non la nation française ne naît pas en 1789 !

Certains amis et camarades qui confondent l’État-nation avec la nation elle-même ou qui tirent une conclusion erronée de l’idée que la genèse des nations est intrinsèquement liée à la montée en puissance du capitalisme et de la bourgeoisie en viennent à considérer que 1789 est le moment où la nation, non pas se constitue en État-nation fondée (du moins en principe) sur la souveraineté nationale et populaire, mais en « nation tout court ».

Faisons-leur observer qu’un État-nation légitime, c’est-à-dire démocratiquement constitué, présuppose une nation déjà existante, ou du moins « en formation », et non pas l’inverse et que c’est beaucoup trop accorder aux Etats bourgeois que de leur concéder le titre de créateurs de leurs nations respectives.

Par ex. il n’y a pas actuellement d’État palestinien de plein exercice (chacun voit que Gaza et Ramallah sont sous tutelle étroite de l’ennemi israélien et que tout l’enjeu est d’unifier l’Etat et de lui conférer unité territoriale et pleine souveraineté territoriales). Pourtant qui ne voit, si ce n’est Netanyahou et ses colons, que, même dépourvue d’un État véritable, la nation palestinienne existe depuis belle lurette ? Et l’on pourrait en dire autant des Kurdes, dispersés en trois Etats qui les oppriment à des degrés inégaux, des Russes, qui se sentaient tels bien avant que la Crimée (ou le Donbass russophone ?) ne soi(en)t démocratiquement détachée(s) de l’Ukraine à laquelle l’(les) avait artificiellement rattachée(s) Khrouchtchev, ou encore des nations coréenne ou vietnamienne, qui vivaient l’une et l’autre coupées en deux dans des structures étatiques que tout oppose ou opposait, sans parler des Chinois du continent ou de Hong-Kong, Taïwan et Macao, etc. dont les éléments patriotiques aspirent tous à se regrouper dans la République populaire de Chine. Si l’hypothèse inverse était vraie, si l’État-nation et la nation coïncidaient, il suffirait de détruire l’Etat pour détruire la nation qui lui correspondait et au final, il n’y aurait aucune raison de protester puisqu’il serait aberrant dans cette occurrence de vouloir rendre un État à une nation qui aurait cessé d’exister ! Bref, la notion même d’oppression nationale deviendrait impensable !

En outre, l’idée marxiste et bien fondée que la formation des nations proprement dites [1] accompagne l’émergence de la bourgeoisie et du capitalisme ne peut en aucune façon justifier l’idée que la nation française « commence » en 1789. La première grande émergence historique de la bourgeoisie – alors progressiste et assez largement liée au peuple travailleur des villes – s’opère en France dès le 11ème siècle avec l’apparition ô combien révolutionnaire, tumultueuse, antiseigneuriale et bien souvent anticléricale – des « jurées-Communes » médiévales, surtout en Picardie, notamment à Laon et Beauvais. Si l’on ne confond pas naïvement la construction monarchique de la France avec la féodalité seigneuriale, si l’on se rappelle que les rois capétiens centralisateurs [2] se sont constamment appuyés sur les bourgeoisies urbaine et rurale pour tenir en laisse les grands féodaux et leurs appuis étrangers (notamment anglais), alors on comprend que la bourgeoisie et la monarchie – de manière certes très discontinue – ont souvent eu partie liée et que la construction de la France monarchique, l’extension constante du « domaine royal » au détriment des grands vassaux grondant contre « Paris », est d’emblée porteuse d’un contenu partiellement bourgeois[3] et par ce biais, partiellement... national. Je l’ai montré par ailleurs dans un article de Marxisme et universalisme consacré à la signification nationale de la bataille de Bouvines (1214), cette première manifestation d’un patriotisme populaire où se mêlent encore inextricablement, comme c’était inévitable, l’allégeance à la dynastie capétienne et un début, si confus soit-il, de sentiment national. N’oublions pas qu’à Bouvines, où Philippe-Auguste dut affronter à la fois l’Anglais Jean Sans-Terre, l’Empereur germanique Otton, le Comte de Flandres et certains grands féodaux « français » révoltés, c’est l’alliance du roi parisien et des milices communales bourgeoises qui sauveront la France capétienne aux cris de « Commune, Commune ! » : ce qui devrait a priori intéresser des communistes capables de dégager ce fil bleu, blanc, rouge de notre histoire qui mène, de manière aussi chaotique et interrompue que l’on voudra, des Communes médiévales protégées par le roi (et le protégeant), à la première Révolution bourgeoise – confinée à Paris – d’Étienne Marcel (1358, invention du « chaperon rouge » comme signe de reconnaissance des révolutionnaires !) mollement alliée à la Grande Jacquerie du Nord [4] jusqu’à la Commune insurrectionnelle de 1793 qui sera l’ultime refuge de Robespierre...

Bref, il faut distinguer entre les formes achevées de la nation française, qui ne prend pleinement conscience d’elle-même qu’en 1789[5], et les formes balbutiantes, inconséquentes, encore entachées d’esprit féodal, de religiosité[6] et d’esprit dynastique, qui ont accompagné la montée multiséculaire de la bourgeoisie pendant les longs siècles de la centralisation monarchique ? En tout cas, il faut entendre ce qu’en disait le médiéviste Marcelin Defourneau [7] :

« L’idée d’une France supérieure à ses divisions féodales et régionales était bien vivante déjà quand Turold écrivait ou récitait les vers de la Chanson de Roland. Mais le sentiment patriotique se confondait alors pour une large part avec l’attachement au souverain et la fidélité au « naturel seigneur ». La Guerre de Cent Ans, ses vicissitudes et ses misères ont donné au sentiment national une vigueur et, peut-on dire, une physionomie nouvelles. Née comme un conflit dynastique et féodal, la guerre a pris, du fait surtout de l’occupation étrangères [N.D.G.G. : par les troupes anglaises du Duc de Bedford allié à la faction féodale des Bourguignons] un caractère de plus en plus national ; elle a cessé d’être la querelle de deux rois entraînant derrière eux leurs vassaux, auxquels les engagements souvent contradictoires du lien féodal pouvaient laisser une certaine liberté de choix. Par ses arrêts, le Parlement de Paris affirme que toute la nation est engagée dans la lutte – et non pas seulement ceux qui combattent sur les champs de bataille. La nationalité impose par elle-même des devoirs impérieux, supérieurs même à ceux qui naissent de la foi religieuse . Il n’y a pas de neutralité possible et les convenances personnelles, fussent-elles justifiées par les raisons morales les plus fortes, ne peuvent prévaloir contre l’intérêt de la nation ». Comme la politique du Cardinal de Richelieu le prouvera de façon éclatante

Ne pas voir que la nation française s’enracine dans des processus historiques très antérieurs à 1789 a des conséquences politiques redoutables. D’abord on va abandonner des figures populaires-nationales (pour parler comme Gramsci) essentielles à l’ennemi de classe, y compris aux fascistes.

Ainsi de Jeanne d’Arc . Alors que la Pucelle (que l’occupant anglais traitait à l’inverse de « Putain des Armagnac ») a joué un rôle central dans la relégitimation national-populaire de la dynastie capétienne et dans l’émergence d’une guérilla de partisans contre l’occupant (surtout en Normandie), alors que c’est l’Église de France, collaboratrice du Duc de Bedford, qui a envoyé Jeanne au bûcher en maquillant cet assassinat politique en un délit d’hérésie, trop de gens de gauche ignorants et goguenards continuent de moquer cette fervente catholique de 19 ans morte héroïquement pour libérer notre pays. Alors que Georges Dimitrov (le secrétaire général de l’Internationale communiste) appelait les communistes français en 193 (VIIème Congrès du Komintern) à revendiquer cette figure héroïque, à surtout ne pas l’abandonner aux fascistes, monarchistes et autres cléricaux, alors que le PCF de Thorez-Duclos a pendant longtemps organisé des rassemblements populaires devant la statue équestre de Jeanne, quelle pitié, quelle honte que de voir aujourd’hui la totalité de la gauche ou presque abandonner Jeanne à Le Pen, c’est-à-dire aux héritiers antinationaux de Versailles, de Vichy, de l’O.A.S. et des éléments les plus intégristes de la hiérarchie catholique qui firent griller la grande combattante populaire en la traitant de « sorcière » !

Et au-delà de Jeanne, comment ne pas voir qu’il est politiquement et syndicalement grave, par ignorance crasse de notre histoire nationale[8], de sous-estimer lourdement l’ampleur du démontage national que met en œuvre le Parti Maastrichtien Unique (PS, UDI, ex- UMP, une bonne partie d’Europe-Écologie) dans le cadre du glissement aux « États-Unis d’Europe », au Pacte Transatlantique, à l’euro-länderisation du territoire, etc. Ce ne sont pas seulement en effet les conquêtes du CNR et du Front populaire que démantèlent les Sarkozy, Hollande et Cie sous la haute supervision de Bruxelles, de la Banque de Francfort, du MEDEF et de l’OMC ; certes, l’intégration européenne – synonyme de désintégration de la nation populaire – s’attaque d’abord à des conquêtes ouvrières et démocratiques obtenues depuis 1945 (Sécurité sociale, statuts publics, conventions collectives, nationalisations, retraites par répartition, Code du travail, CNRS, tout cela dû aux ministres communistes Croizat, Thorez, Paul, Tillon, etc.), depuis 1936 (limitation légale nationalement fixée du temps de travail, nationalisation de la SNCF...), depuis 1905 et 1901 (séparation de l’Etat et des Églises, loi démocratique sur les associations et les mutuelles...), depuis 1793 (République une et indivisible, Communes, départements, unicité de la loi sur tout le territoire), depuis 1789 (souveraineté nationale, secret de la correspondance ...) ; mais elle s’attaque aussi de plus en plus violemment à des acquis civilisationnels antérieurs à 1789 :

Par exemple, que devient la tradition colbertienne (en France, c’est l’Etat monarchique qui a créé l’industrie et non les industriels privés) à l’heure du néolibéralisme européen et transatlantique qui interdit de fait les nationalisations et qui privatise jusqu’aux autoroutes, à la poste, aux aéroports, voire à la perception de certaines taxes (écotaxe) ?

Par exemple, que devient le ministère de l’ Équipement, créé sous une forme évidemment embryonnaire par... Sully (« Grand Voyer de France »), est désossé quand, pour « rembourser la dette » et « sauver l’euro », l’Etat ne remplace plus 6 fonctionnaires sur 7 dans ce ministère en pleine rétraction ?

Par exemple, que devient le « français, langue de la République » (art. II de l’actuelle Constitution), qu’avait officialisée – contre le latin alors compris des seuls « clercs » – l’Ordonnance prise en 1539 par François 1er à Villers-Cotterêts à l’heure du tout-anglais transatlantique et de la Charte européenne des langues régionales et minoritaires qui découpe notre territoire en 79 groupes de langues en réintroduisant la notion antirépublicaine –, grossièrement ethniciste et antinationale ! – de « minorités linguistiques » ?

Par exemple, que devient la construction du territoire national [9] à l’heure des « euro-régions transfrontalières » et de l’irrédentisme des féodal-capitaliste des grands notables catalans, de la mafia corse séparatiste, des grands spéculateurs du Comté de Nice jaloux de leurs milliards, des milieux indépendantistes (riches !) savoisiens, du tropisme germanique de la haute bourgeoisie strasbourgeoise, de l’indépendantisme flamand réactionnaire persécutant les Wallons et revendiquant Lille et Dunkerque, des pseudo-Bonnets rouges[10] bretons maudissant « Paris » sous l’égide d’un MEDEF breton satellisant les éléments les moins conscients du prolétariat breton : qui ne voit que la contre-révolution maastrichtienne[11] déroule à l’envers le film de la construction nationale française, non seulement jusqu’à 1945, non seulement jusqu’à 1789, mais jusqu’à Bouvines et au compromis historique passé entre les Communes révolutionnaires et la monarchie capétienne alors partiellement progressiste ?

Faut-il également évoquer la perspective terriblement destructrice que représenterait, toujours sous l’égide de la « construction » euro-atlantique, la déconstruction, non seulement de la loi laïco-républicaine de 1905 (dans laquelle Jaurès joua un rôle crucial), mais la sournoise remise en cause de l’Édit de Nantes de 1610 par lequel Henri IV et le parti humaniste dit « des Politiques » (soutenu par Montaigne), mirent fin aux mortifères Guerres de religion entre « papistes » et « huguenots ». Cet Édit salvateur soulignait en effet que la qualité POLITIQUE de sujet du roi de France (aujourd’hui, de « citoyen », et demain de « citoyen-travailleur ») devrait désormais primer absolument sur l’appartenance religieuse à telle ou telle confession. C’est pourtant aux guerres de religion inter-communautaires et interethniques que l’on reviendrait en France si devaient triompher parallèlement les frères ennemis du communautarisme religieux et du nationalisme ethniciste représenté par le FN et par les « républi-Pen » de Sarkozy. La France a failli mourir de la Guerre de Cent Ans, puis des Guerres de religion du 16ème siècle. Défendre et approfondir la loi laïque séparant l’Etat des Églises, et pour ce faire, défendre le statut de la fonction publique qui garantit l’indépendance du fonctionnaire d’État par rapport aux pouvoirs politiques, religieux et patronaux, défendre l’unité territoriale, les services publics et d’État, l’officialité administrative de la seule langue nationale sur tout le territoire, la collation des grades par l’ Éducation nationale et par l’Université laïque et par elles seules, est donc proprement vital si l’on veut éviter que notre pays ne plonge tôt ou tard dans le chaos et le déshonneur en se déconsidérant et en se dé-constituant à jamais aux yeux de tous les peuples. C’est pourtant à quoi le condamnerait assez vite l’avènement du front « national » et de ses alliés de la futur « U.M.’Pen » : car cet avènement substituerait à l’affrontement émancipateur entre les classes la division sanglante et sans issue des Français selon l’origine ethnico-religieuse réelle ou fantasmée.

Comprendre cela, ce n’est en rien « mettre de l’eau dans son vin », abjurer le marxisme et la révolution, c’est l’inverse : c’est comprendre que la défaite de la Révolution russe d’Octobre survenue en 1989 ne pouvait qu’entraîner la remise en cause des acquis progressistes de la Révolution démocratique bourgeoise de 1789 et pire encore, celle des Lumières, celle du rationalisme cartésien, celle de l’humanisme renaissant dont notre langue porte encore en elle la mémoire vive. La grande bourgeoisie oligarchique, devenue « réactionnaire sur toute la ligne » (dixit Lénine parlant du capitalisme parvenu au stade impérialiste) menace désormais tous les acquis civilisationnels, et cela bien au-delà des frontières françaises. Il n’est que de voir comment la civilisation gréco-athénienne, née dans la lutte contre l’esclavage pour dettes (réformes de Solon et de Clisthène) et dans le refus de l’Empire perse, est actuellement foulée aux pieds par une Europe allemande qui vient précisément de rétablir l’esclavage pour dette, non pour tel ou tel individu, mais pour toute une nation, sans parler de la manière dont l’UE et l’OTAN soutiennent partout, dès lors qu’il s’agit de combattre des Rouges ou d’abattre un mouvement de libération national, les forces les plus obscurantistes, des néonazis au pouvoir à Kiev aux talibans utilisés comme « force-bélier » pour faire chuter le régime progressiste afghan et ses alliées soviétiques ! Il n’est que de voir aussi comment le combat le plus emblématique de Voltaire et des Lumières – la remise en cause de la torture – est battu en brèche à Guantanamo ou dans les prisons israéliennes, où l’on s’accorde le « droit » de torturer au nom de la « défense de la civilisation »...

A l’inverse, comprendre la portée multiséculaire de l’actuelle régression nationale, c’est montrer que le prolétariat marxiste, c’est-à-dire le mouvement pour le communisme né de Babeuf et porté au niveau scientifique grâce au marxisme (Varlin, Lafargue et Guesde) et au léninisme (Congrès de Tours) peut seul, dans les conditions modernes, relever la bourgeoisie faillie et « devenir la nation » (dixit Le manifeste du parti communiste) tout en cultivant l’internationalisme prolétarien.

Petit retour marxiste sur la question « qu’est-ce qu’une nation ? »

Dans mon livre de 2011 Patriotisme et internationalisme (repris dans Marxisme et Universalisme, Delga 2015), j’ai montré de manière détaillée que la conception marxiste, c’est-à-dire marxiste et prolétarienne, de la nation s’oppose frontalement à la conception ethnique (dite « allemande ») de la nation comme communauté d’origine, « voix du sang », mais aussi – de manière moins frontale il est vrai – à la conception dite « républicaine » (ou « française », héritière à la fois de Rousseau et de Renan) de la nation. Ne perdons pas notre temps à démontrer que la nation n’est en rien une communauté raciale : le philosophe communiste Georges Politzer a suffisamment démontré dans le texte déjà cité que le racisme, y compris le racisme « national »-socialiste, est l’ennemi de la nation, y compris de la nation allemande dont les juifs étaient une composante culturellement très importante avant 1933. En revanche, étant donné le fait que les communistes français sont tout naturellement les alliés des républicains progressistes non marxistes, il importe de rappeler que la conception selon laquelle la nation n’est rien d’autre que la volonté de « faire nation » ensemble, qu’elle résulte, par exemple, d’un contrat social par lequel chacun s’affirme français, italien, turc, etc., n’a en réalité rien de marxiste ni même de matérialiste malgré toute la grandeur historique et théorique de Rousseau et de son exécuteur testamentaire, Maximilien Robespierre. Cette volonté de « faire nation » ensemble qu’affirmèrent chacun pour son compte Rousseau ou Ernest Renan, n’est pas niable et elle a l’immense mérite de s’opposer démocratiquement à l’idée d’une appartenance nationale inconsciente, sourde, « génétique », que n’importe quel impérialisme pourrait invoquer pour conquérir et annexer le territoire de son choix. Mais réduite à elle-même, la conception dite « républicaine » n’a rien de matérialiste puisqu’elle fait de la nation un sentiment ou une volonté purement subjectifs (qui dès lors pourraient apparaître ou disparaître arbitrairement), elle ne rend nullement compte de la pluralité des nations, de leurs frontières, du fait que tel « nous » national émerge ici et maintenant, et tel autre là et à un autre moment, etc. : ce qui bien entendu ne peut s’expliquer qu’en référence avec l’histoire et avec la géographie. Toute la tradition marxiste, et notamment celle de la Troisième Internationale, de Staline à Castro en passant par Dimitrov, Politzer, Ho Chi Minh, Mao, Thorez..., montre que ce « nous » du sentiment national s’enracine dans des données objectives que les processus d’émergence bourgeoise, puis d’émergence prolétarienne et paysanne, accompagnent et finissent par porter à la conscience tout en produisant l’aspiration irrésistible, « national-populaire »,à un État national uni[12]. Et ces données objectives sont incontournables : historico-géographiques, le territoire, économique (l’unité des processus productifs et échangistes, en particulier l’unification progressive des marchés nationaux), linguistique (la langue intériorise les territoires d’échange et en retour, elle les unifie, fait d’eux un « pays » et porte puissamment le sentiment d’appartenance collective), et bien entendu historique (nous partageons la même histoire, si conflictuelles qu’en soient les interprétations), culturel (modes de vie, de pensée, cuisine, héritages divers etc.[13]) et même psychique (les « mentalités »).

Ces données objectives, bien entendu variable et d’importance historique variable selon les conjonctures, n’écartent nullement les données politiques et subjectives, elles les fondent matériellement et historiquement et elle permettent de comprendre, puisqu’elles sont réelles, donc indépendantes de la conscience qu’on en a, comment il se fait que la conscience nationale est plus vive ou plus éteinte, plus juste ou plus aliénée chez tel ou tel individu ou dans tel ou tel groupe social. Elles peuvent aussi permettre de comprendre pourquoi le patriotisme populaire – qui ne demande guère que le droit de vivre, de travailler, d’étudier, de se soigner au pays et dans la langue du pays – est spontanément pacifique, parfaitement conciliable en principe avec l’inter-nationalisme et pourquoi, à l’inverse, le « patriotisme » des classes privilégiées ne demande qu’à dégénérer en nationalisme, en supranationalisme, en impérialisme, en colonialisme, etc. Par ex. il est facile de comprendre pourquoi la classe ouvrière industrielle de France, qui dépend vitalement de la présence du « produire en France » et que « tuent » les délocalisations, est nécessairement « patriote » en sa majorité, alors que l’oligarchie du CAC-40, qui est totalement interpénétrée avec le grand capital américain, qui s’enrichit des délocalisations et des dénationalisations, qui vit largement à New-York et qui parle anglais à ses héritiers ne peut que mépriser son pays « moisi », « franchouillard », « franco-français », « has been » et pour tout dire « hexagonal » dans lequel subsistent encore tant d’acquis sociaux et démocratiques que « nos amis les Anglo-saxons » (ou « l’Allemagne honneur de l’Europe », pour parler comme Bernard Guetta sur France-Inter) ont déjà kärcherisés depuis longtemps... Si bien que si un parti politique – au hasard le PCF – renonce à défendre l’indépendance nationale et en vient même à prôner « l’Europe sociale » (alors que l’UE et l’euro sont des machines à casser l’industrie et l’agriculture nationale, DONC la classe ouvrière industrielle et la paysannerie laborieuse !), ce parti ne peut objectivement que se couper des ouvriers et des paysans tout en ouvrant un boulevard au FN... pour peu que celui-ci ait assez de ruse pour « ouvriériser » son discours...

Prendre conscience de tout cela ne revient pas à jeter aux orties l’approche républicaine-rousseauiste de la nation. Oui, l’État-nation pleinement constitué passe par une forme de « Contrat social » par lequel les individus acceptent implicitement de se plier à la volonté générale sous le contrôle du suffrage populaire édictant la loi. Encore faut-il, pour que la chose ne soit pas illusoire, que la société ne soit pas organisée en classes opposées, comme l’avait d’ailleurs compris Rousseau et c’est bien pourquoi la nation véritable ne peut pleinement exister que sous l’autorité d’un prolétariat construisant la société sans classes alors que la nation et « l’union nationale » sont toujours largement inachevées, illusoires, mensongères sous les gouvernements bourgeois. Mais encore une fois, pour que les individus VEUILLENT faire nation, il faut qu’ils constatent qu’ils ont objectivement quelque chose en commun : « Français, défendez votre terre, vous qui la cultivez », déclarent Anna Seghers et Bertolt Brecht dans la phrase qui conclut leur pièce intitulée Le procès de Jeanne d’Arc...

Facile à vérifier : si, comme on veut nous le faire croire, la nation se réduisait à l’acceptation des « droits de l’homme » (de préférence sous l’hypocrite forme bourgeoise), l’UE et les EU acceptant « en principe » lesdits « human rights », bonjour non pas à la fondation ou à la refondation laïque et social-républicaine de la France, mais à sa dissolution « volontaire » dans l’Union transatlantique en construction, dans le tout-anglais patronal, dans la « gouvernance mondiale » de l’OMC, du FMI et de l’OTAN, dans le « dialogue interreligieux » à la manière allemande ou anglo-saxonne... Les seuls « adversaires » exclus par cette nouvelle « Grande Nation » (en réalité, ce méga-Empire totalitaire) étant alors les Arabo-musulmans, les Rouges et autres Asiates dans le cadre d’une chasse aux sorcières continentale contre les communistes et les syndicalistes de classe et d’un « Choc des civilisations » exterminateur opposant et réunissant à la fois contre le prolétariat et les nations constituées les frères ennemis de la Croisade occidentale et du Djihad intégriste [14]...

CONCLUSIONS

Il est donc indispensable que les communistes, les marxistes, que les syndicalistes de lutte, que les vrais républicains patriotes, se réapproprient à temps la conception marxiste, matérialiste, de la nation : sans cela, livrée à elle-même et à ses impasses théorico-pratiques, la « conception républicaine » de la nation dérive nécessairement vers son contraire et elle justifie pour finir cela même qu’elle voulait combattre : la conception racialiste, religieuse, mystique de la nation, ce tombeau sanglant des peuples.

Il n’est pas moins indispensable que, résistant à l’idéologie dominante euro-libérale et social-libérale, les militants et les intellectuels progressistes se réapproprient l’histoire de la nation. Non pour la mythifier et nier les contradictions dont elle se nourrit, mais pour saisir le sens généraux des processus politiques et culturels en cours, pour prendre appui en les dépassant sur les continuités progressistes de notre histoire et aussi, et surtout, pour démasquer les régressions contre-révolutionnaires qui voudraient se présenter comme autant de « modernisations ».

Georges Gastaud

Georges Gastaud est philosophe, auteur notamment de Marxisme et Universalisme (2015), Internationalisme et Patriotisme (2010) et de Mondialisation Capitaliste et Projet communiste (1997)

Article écrit pour www.initiative-communiste.fr journal du PRCF

Regarder la dernière conférence de Georges Gastaud – Annecy, Octobre 2015
Signez et faites signez la pétition pour un referendum sur l’euro et l’Union Européenne

[1] Je n’ai pas dit des patries : qui nierait le patriotisme héroïque, souligné par César lui-même, des insurgés gaulois conduits par Vercingétorix ? Pourtant la Gaule chevelue n’était assurément pas une nation même si déjà certains historiens, à commencer par César, soulignent la forte composante plébéienne de l’insurrection gauloise et insistent symétriquement sur l’ancrage aristocratique des chefs gaulois ralliés à César (qui, tout en faisant étrangler le jeune chef arverne, fit « sénateurs romains » ceux qui avaient trahi Vercingétorix).

[2] La monarchie capétienne, la première vraiment basée à Paris et de langue française, marque un seuil qualitatif évident dans la construction de la France. Sous les Mérovingiens, de langue francique (germanique) la tendance constante est à l’émiettement tribal. Sous les Carolingiens, eux aussi de langue germanique, la tendance est à la fois à la mise en place d’un Empire (non national) et à l’émiettement local. Mettant en place l’institution du sacre du premier-né qui hérite de tout le territoire paternel, les Capétiens et leurs épigones vont, lentement mais sûrement, unifier peu à peu le territoire en rejetant à la fois l’Empire et l’émiettement féodal. Pour cela ils s’appuieront sur la langue française et sur l’alliance avec la bourgeoisie parisienne. Quand cette alliance commencera à se rompre (symptôme majeur, après la Fronde, la construction de Versailles), les jours de la monarchie seront comptés.

[3] Y compris sous le roi apparemment le plus « solaire » et le moins bourgeois, Louis XIV, auquel Saint-Simon reprochera vertement dans ses Mémoires, un « règne de basse roture ». Et en effet, Colbert avait alors plus de poids politique que les Ducs de France, réduits au rôle de courtisans, voire de figurants du spectacle versaillais.

[4] Il est bien triste que les communistes modernes ignorent tout de la grande figure de Guillaume Carle, le chef paysan picard que captura par ruse et que martyrisa Charles le Mauvais avant de massacrer vingt milles paysans révoltés !

[5] Et plus encore, sous une forme prolétarienne bien moins trompeuse, avec le patriotisme prolétarien et paysan du Front populaire et des FTP qu’a si bien explicité Politzer dans Race, peuple et nation.

[6] Jeanne d’Arc pouvait-elle entendre autrement la « voix du peuple » autrement que comme des « voix de Dieu » ? C’est ce que son historienne mondialement connue Colette Beaune appelle le « prophétisme féminin », alors l’unique voie d’accès au politique des femmes de milieu populaire (Jeanne était fille de laboureur, son patronyme Darc, ou Darco, nullement nobiliaire, signifie Dupont en français lorrain). Les drôles de marxistes qui rient d’elle en prenant à leur insu le parti de Cauchon, feraient mieux de lire la magnifique pièce de Brecht et de la communiste est-allemande Anna Seghers Le procès de Jeanne d’Arc. Ils verraient de près ce qu’est une analyse marxiste non dogmatique !

[7]Journal de la France, T. II, p. 715, article Occupation et résistance portant sur la fin de la Guerre de Cent Ans, notamment sur l’épopée de la Bonne Lorraine ; cf l’analyse que propose M. Defourneau des arrêts que les juristes – principalement bourgeois – du Parlement de Paris portèrent sur certaines situations « transnationales » délicates survenues au moment où Charles VII, le roi sacré par Jeanne, avait reconquis son trône et « bouté l’Anglais » (pas le travailleur immigré anglais, alors inexistant, mais l’OCCUPANT MILITAIRE, le « Godon », ce que ne saisissent toujours pas les gauchistes).

[8] Rappelons que l’Education « nationale » actuelle n’enseigne plus l’histoire de France, si ringarde, et qu’elle invente une sorte d’histoire européenne purement fictionnelle. On veut en quelque sorte remplacer le naïf « nos ancêtres les Gaulois », dont se moquait plaisamment Boris Vian, par l’encore plus inepte « notre ancêtre commun Charlemagne, père de l’Europe et de la Françallemagne »...

[9] En gros, c’est sous le machiavélique Louis XI, et au prix d’une Réalpolitik d’une rare habileté, que le domaine royal va presque coïncider avec les limites du Royaume.

[10] Les Bonnets rouges bretons du 17ème siècle étaient objectivement antiféodaux. Le Bonnet rouge arboré par le MEDEF breton est donc une usurpation.

[11] ...dont l’arrière-plan est la restauration capitaliste en Russie, le phagocytage de la RDA par la RFA et la recolonisation occidentale de l’ex-Europe socialiste

[12] En France, la centralisation monarchique, puis la République une et indivisible de la bourgeoisie progressiste, puis la « République sociale » de la Commune de Paris, etc.

[13] Faut-il le dire, cet héritage n’est pas figé et il s’est constamment ouvert des apports « régionaux » ou étrangers, notamment ceux de l’immigration de travail, l’essentiel étant que ces mélanges successifs ne débouchent pas sur des fixations communautaristes négatrices de la nation mais sur un PARTAGE national. Ainsi faut-il considérer les langues régionales non pas comme des drapeaux séparatistes mais comme le patrimoine commun de toute la nation. Ainsi serait-il magnifique – et économiquement « porteur » – qu’un maximum de jeunes Français de toutes origines apprennent l’arabe, cette langue hautement multinationale. Tout cela dans un cadre laïque, mixte, public et républicain.

[14] Cf à ce sujet le suggestif Edit de Caracalla, plaidoyer pour les Etats-Unis d’Occident, par Xavier de C., préfacé par Régis Debray (Fayard).

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