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Quand triomphe l’homo debitor

Les purs théoriciens de l’économie libérale ont longtemps loué l’homo economicus, individu essentiellement rationnel agissant en toutes circonstances après un intelligent calcul destiné à peser les avantages et les inconvénients de chacune de ses actions. Pourtant, dans la vraie vie - fût-elle économique - nul n’a jamais pu le rencontrer. Il est un peu comme le yéti : on n’a jamais rien fait d’autre que l’apercevoir. Nous y faisions néanmoins référence parfois pour tenter de comprendre les comportements de nos congénères. L’entreprise était souvent vaine tant chacun de nous est une entité particulière, inattendue. La grande nouvelle de l’économie post-moderne qui nous étouffe de son omniprésence est que le chimérique homo economicus s’est totalement effacé devant le bien réel homo debitor (1). La substitution est grandiose. Elle est aussi funeste : l’homme, définitivement, ne s’appartient plus. L’homo economicus fantôme réussissait encore à nous faire rêver à un monde meilleur ; l’homo debitor nous garantit le cauchemar du gouffre final. Attachons tout de même nos ceintures !

On ne parle plus que de la Dette ! Emprunt, crédit, déficits, remboursement, taux d’endettement, créanciers, débiteurs, « pacte budgétaire » : le vocabulaire financier sature le moindre discours. C’est que l’économie est devenue - et cela bien avant la crise des subprimes états-unienne - une pure économie d’endettement. En trente ans, le néolibéralisme a transformé nombre de droits sociaux et éducatifs, auparavant jugés légitimes par le corps social, en de vulgaires droits au crédit. Avant de pouvoir se former, se soigner ou se loger il convient de faire la preuve que l’on dispose de ce droit au crédit, condition première à la réalisation de tout projet désormais. Ainsi, aux États-unis, l’endettement de l’ensemble des étudiants aux fins du financement de leur formation atteint aujourd’hui 1000 milliards de dollars, soit la moitié de la richesse produite en France en une année ! Les anciens services publics devenant progressivement des marchandises onéreuses, chacun finit par n’être plus perçu que dans sa capacité à mettre en valeur son propre «  capital humain ». Nous sommes tous potentiellement débiteurs de notre vie.

La situation est grave car désespérante. La logique de l’endettement n’est éventuellement viable que si l’économie est en croissance. Or, la croissance nous a abandonnés depuis longtemps ; elle n’est pas à la veille de nous revisiter. De plus, le sauvetage des banques dans la tourmente de 2007-2009 a eu pour conséquence le transfert de la dette aux États qui alors aggravent partout la crise en mettant en oeuvre des plans d’austérité insupportables et en vendant ce qui leur reste de biens publics. En Italie, il est prévu de céder aux intérêts privés entre 20 et 25 % des biens publics chaque année. Dans dix ans l’État n’aura plus rien ! La France qui doit rembourser 50 milliards d’euros par an échappera-t-elle à la même dilapidation ? Marx l’avait prédit en son temps : demain ce ne seront pas les industriels qui dirigeront le capitalisme mais les banquiers. Et le demain de Marx est notre présent. C’est même notre hier : il semble que 1988 ait marqué un tournant en ce qui concerne la «  gestion de la dette ». C’est à cette date que l’on a en effet décidé que les dettes pouvaient être vendues ou achetées quand, jusque-là , elles n’étaient que remboursées ou effacées. On nomma titrisation ce «  progrès » au service de la Croissance. Un barbarisme qui cacha au commun des mortels la funeste entreprise : notre vie bientôt appartiendra au Capital.

Notre vie ? Comme vous y allez ! Jean Baudrillard, lui, ne s’y trompait pas qui voyait dans la spirale infernale du crédit un retour au Moyen à‚ge : nous payons avant même d’avoir perçu les fruits de notre travail l’équivalent d’une dîme aux nouveaux saigneurs ( !) que sont les dignitaires des oligarchies financières. Une dîme pour renflouer des caisses que nous n’avons en rien contribué à vider. Une dîme pour nourrir l’enrichissement sans cause d’une poignée de gros actionnaires. Et l’orthodoxie économique dominante fonctionnant telle une religion, nous sommes soumis, comme au temps de la Sainte Inquisition, à une Morale impitoyable. Une double morale, contradictoire qui plus est : au nom de l’austérité inévitable il nous est reproché l’endettement collectif - vous consommez trop et ne travaillez pas assez - tandis qu’au nom de l’impératif de croissance il nous est demandé de consommer toujours plus en recourant au… crédit. Cette économie est schizophrène. Il faut l’enfermer coûte que coûte ! La consommation, qui a produit durant les Trente Glorieuses une déprolétarisation certaine, prolétarise aujourd’hui à tours de bras les pans inférieurs des classes moyennes.

Décidément, le couple austérité-croissance est un couple mortifère. Séparons sans tarder ces amants trop mal assortis. Surtout quand l’aliment de la croissance est la consommation pour la consommation et non pour la satisfaction. La rigueur doit changer de camp : il faut de nouveau procéder à l’euthanasie des rentiers comme l’avait fait le new deal de Roosevelt en 1933. Lui avait osé les 90 % quand François Hollande est prêt à renoncer à sa promesse d’un petit 75 %. Il faudrait également avoir le courage d’effacer les dettes scélérates. Sans de telles mesures l’Histoire ne peut que mal finir. Bref, reprenons au capital le temps qu’il nous vole chaque jour davantage. Alors, le temps de vivre ne sera plus à vendre. Nous cesserons d’être de perpétuels débiteurs.

Yann Fiévet

1 - On lira avec grand profit ( !) : La Fabrique de l’homme endetté.. Essai sur la condition néolibérale, par Maurizio Lazzarato, éditions Amsterdam, 125 pages, 10,50 euros.

COMMENTAIRES  

24/09/2012 21:11 par Clyde Barrow

Une petite vidéo de 10 minutes pour tout comprendre de la dette, de la création monétaire et des réserves fractionnaires. Regardez là , pour ne pas dire "je ne savais pas" .
http://www.youtube.com/watch?v=ZE8xBzcLYRs&feature=player_embedded

24/09/2012 21:25 par Dwaabala

"le vocabulaire financier sature le moindre discours"
Il s’agit d’un vocabulaires d’épicier qui n’a pour fonction que de noyer le gogo, en le flattant et en lui laissant croire qu’il comprend quelque chose à ce qui est aussi mystérieux pour lui que l’était la Turquie pour Monsieur Jourdain, cela pendant qu’on lui fait les poches.

26/09/2012 10:00 par E.W.

@ Dwaabala

Il faudrait donc simplement laisser aux épiciers capitalistes le soin de discuter des affaires de la boutique ?
Les mots ne sont-ils pas les vecteurs de l’expression, du partage de la pensée ? Penser est-il réservé à quelques garants des us et coutumes d’un domaine donné, du vocabulaire qui en découle ?
N’avons nous pas déjà , avec le vocabulaire adapté, dénoncé la mascarade capitaliste ? Ne devrions nous pas nous réapproprier les mots pour la dénoncer encore ?

"Là , nous allons voir non seulement comment le capital produit, mais encore comment il est produit lui-même. La fabrication de la plus -value, ce grand secret de la société moderne, va enfin se dévoiler.
La sphère de la circulation des marchandises, où s’accomplissent la vente et l’achat de la force de travail, est en réalité un véritable Eden des droits naturels de l’homme et du citoyen. Ce qui y règne seul, c’est Liberté, Egalité, Propriété et Bentham. Liberté : car ni l’acheteur ni le vendeur d’une marchandise n’agissent par contrainte ; au contraire ils ne sont déterminés que par leur libre arbitre. Ils passent contrat ensemble en qualité de personnes libres et possédant les mêmes droits. Le contrat est le libre produit dans lequel leurs volontés se donnent une expression juridique commune. Egalité : car ils n’entrent en rapport l’un avec l’autre qu’à titre de possesseurs de marchandise, et ils échangent équivalent contre équivalent. Propriété : car chacun ne dispose que de ce qui lui appartient. Bentham : car pour chacun d’eux il ne s’agit que de lui -même. La seule force qui les mette en présence est celle de leur égoïsme, de leur profit particulier, de leurs intérêts privés. Chacun ne pense qu’à lui, personne ne s’inquiète de l’autre, et c’est précisément pour cela qu’en vertu d’une harmonie préétablie des choses, ou sous les auspices d’une providence tout ingénieuse, travaillant chacun pour soi, chacun chez soi, ils travaillent du même coup à l’utilité générale, à l’intérêt commun."

Karl Marx, Le Capital. Extrait. Chapitre VI : Achat et vente de la force de travail.

26/09/2012 13:19 par Clyde Barrow

Petites précisions pour vous aider à comprendre dans quelle arnaque organisée nous vivons.

La BCE ne peut prêter qu’aux banques privées et non pas au états. Les états sont obligés d’emprunter à la BCE.

Donc prenons un exemple. La BCE prête 1 milliard à une banque au taux de 1%, comme en février dernier. Il en coutera donc 10 millions par an d’intérêts à la banque.

Suivant la règle des réserves fractionnaires, la banque ne peut posséder que 15% des sommes qu’elle prête. Le milliard de la BCE lui permet donc de prêter 6,66 milliards. Si la banque prête à la Grèce, le taux est d’environ 18%. Cela rapporte donc à la banque, par an, 180 millions par milliard prêté. Donc pour 6,66 milliards, la banque encaissera 1 198 800 000, 1 milliard 198 millions 800 mille euros d’intérêts par an.

Bilan : 10 000 000 payés à la BCE pour 1 198 800 000 encaissés = 1 milliard 188 millions de bénéfice.

Elle est pas belle la vie de banquier ? Et tout ça sans rien faire, juste par un jeu d’écritures. Et sans aucun risque, puisque si jamais le débiteur ne peut pas rembourser, l’UE paye des aides exceptionnelles à la banque.

J’espère que ce petit exemple vous aura aidé à comprendre dans quel système mafieux nous avons été entraîné par les bien pensants qui ont fait l’Europe telle qu’elle est.

27/09/2012 16:55 par Anonyme

Hi Clyde
Je crois que la formule est : La banque DOIT posseder tel pourcentage des sommes qu’elle prete..... et la, je crois me souvenir qu’on est loin de l’epoque ou il s’agissait de 15%, je ne serais pas etonnee que le plafond minimum soit en dessous de 1% de nos jours........

27/09/2012 21:36 par Clyde Barrow

@ Anonyme

Hi Clyde
Je crois que la formule est : La banque DOIT posseder tel pourcentage des sommes qu’elle prete.....

Oui, en me relisant je me suis dit que c’était pas très heureux. C’était pour rendre l’idée que la banque n’est pas obligée de posséder l’intégralité de la somme prêtée, qu’il suffisait qu’elle en possède juste 15%. Ce que nos contemporains ignorent pour la plupart, c’est très opaque, le système bancaire, et pour cause.

A ma connaissance c’est toujours 15%, du moins en Europe. C’est déjà pas mal, ça permet de prêter 6,66 fois plus que ce que la banque a en réserve.

27/09/2012 23:14 par pascal beaugeard

[...Le même stock d’or, initialement vendu par une banque centrale ou par un détenteur de métal (HSBC par exemple) peut ainsi être loué, vendu puis revendu puis re-revendu, etc. Plusieurs experts s’accordent pour estimer qu’il y aurait un ratio de 100 entre l’or papier qui se balade et l’or physique réellement disponible. Le jour où quelqu’un criera "au feu !"...]

Article complet : http://la-chronique-agora.com/march...

28/09/2012 16:26 par E.W.

@ Clyde Barrow

En Europe se sont les accords Bâle 2 qui s’appliquent par l’intermédiaire des directives sur les fonds propres réglementaires.

Donc le ratio McDonough : Fonds propres de la banque > 8 % des (risques de crédits (85 %) + de marché (5 %) + opérationnels (10 %))

Mais laissons ça aux épiciers, ils s’en occupent fort bien.

03/10/2012 19:31 par Clyde Barrow

Excellent documentaire vu hier au soir sur ARTE :
La grande pompe à phynances - videos.arte.tv
A voir absolument pour comprendre dans quel système mafieux nous vivons.
Sinon il sera rediffusé sur ARTE Mardi 16 octobre 2012 à 10h25 et Samedi 20 octobre 2012 à 10h45

07/10/2012 16:32 par Clyde Barrow

Je continue à alimenter ce débat (bien que je sois tout seul).
Une fillette de 12 ans explique la fraude du système bancaire - YouTube

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