L’élection du juriste Kaïs Saïed à la présidence de la République tunisienne est lourde de signification politique dans la laborieuse séquence post-révoltes populaires de janvier 2011. Face à Nabil Karoui, candidat archicorrompu, ultralibéral, occidentalo-centré, grand patron et magna de la presse, le deuxième tour de cette élection a été un véritable raz-de-marée, à la stupéfaction générale sur le plan international, et même au sein du peuple tunisien : Près de 50 points d’écart (72.71%) ont permis à Saïed de laminer le « Berlusconi » fraîchement sorti de prison suite à une affaire de blanchiment d’argent, héros des couches les plus aisées des métropoles de la côte tunisienne, alors même que le parti de ce dernier « Galb Tounes » venait de rassembler un groupe conséquent de députés aux législatives.
Qui est Kaïs Saïed ? Est-il de droite ou de gauche ? Est-il islamiste ou laïc ? Quel lien entretient-il avec les puissances néocoloniales classiques, plus ou moins rivales entre elles, qui écrasent l’Afrique (France, Allemagne, USA) ?
Ce qui est sûr, c’est que les Tunisiens le connaissent de longue date. Juriste et « hors-système », jamais affilié à un parti, il a tout de même été celui qui lança la Constituante en 2013. Cette nouvelle Constitution fut une réécriture peu ambitieuse, plutôt qu’une remise à plat telle qu’il l’aurait souhaité au départ. Mais Saïed reste aux yeux du plus grand nombre un « homme intègre », jamais mouillé dans les affaires qui ne cessent d’éclabousser tous les partis officiels depuis des années.
Après les années de pouvoir catastrophique des Frères Musulmans (Ennahdha), pendant lesquelles la situation sociale s’est même aggravée par rapport à celle, déjà désastreuse, que connaissaient les tunisiens sous le joug de Benali, après le retour aux commandes de l’Etat d’un néoRCD, Nidaa Tounes (parti crypto-benaliste recyclant les rouages du vieux régime, en partenariat désormais avec Ennahdha), pendant lesquels les choses n’ont toujours pas changé pour la majorité des Tunisiens, on pouvait croire que les obsèques du président sortant Beji Kaid Essebsi renforceraient symboliquement une sorte « d’unité nationale » interclassiste.
L’élection présidentielle a pourtant été l’occasion pour les Tunisiens de châtier magistralement tous les partis en place. Nidaa Tounes, déchiré depuis des années à l’interne, n’existe plus. Ennahdha qui était il y a quelques années le parti le plus puissant, subit lui-même une forte baisse (il passe sous la barre des 15% pour la première fois, avec 12.88%, même s’il conserve, faute d’autres forces politiques montantes, le plus gros groupe parlementaire suite aux législatives, qui se sont déroulées en même temps que la présidentielle). Le parti macropode « Tahia Tounes » de Youssef Chahed (premier ministre sortant), pourtant donné vainqueur par les commentateurs occidentaux, prend une véritable raclée (7.38%).
La gauche elle-même, empêtrée dans des conflits internes au feu « Jabha Chaabia » (Front Populaire) sur fond d’électoralisme, sort de ce scrutin littéralement décomposé. Après l’assassinat de la figure historique des « Patriotes Démocrates » (marxistes tunisiens) en 2013, le co-dirigeant du Front Hama Hammami (dirigeant du POCT devenu Parti du Travail), « troisième homme » des dernières présidentielles en 2014 avec presque 8% des voix, obtient désormais à 0.7% et ne donne pas de consigne de vote pour le second tour. L’autre candidat, Mongi Rahoui, lui aussi de l’ex-Front Populaire, Patriote Démocrate (Watad), fait à peine plus : 0.8%. Le Front Populaire, au-delà de querelles dont les médias ont fait leurs choux gras, est tombé dans bien des pièges inhérents à la vie politique parlementaire, et ne pouvait plus tenir un rôle « hors-système » comme a pu le tenir le vainqueur des présidentielles...
Kais Saïed quant à lui, déjà en tête au premier tour, est l’outsider clairement choisi par les couches populaires, rurales et concentrées dans les régions déshéritées de l’intérieur. Mais, sans parti précisément, il ne peut s’appuyer sur aucun groupe parlementaire, puisqu’aucun candidat aux législatives n’est parti en son nom. Le système politique ne lui laissera donc que peu de marge de manœuvre, quelque soit son programme, sur le plan de la politique intérieure. Son programme est complexe, mais il est impératif d’en comprendre les enjeux et l’histoire.
Depuis des années, Saïed s’est démarqué de ses collègues constitutionnalistes et experts de Tunis. Lors de la campagne, il a été accusé par toute la classe politique « officielle » d’entretenir un « flou » sur ses intentions réelles. Une de ses ex-collègues, Salwa Hamrouni, professeur de Droit Général à la faculté des sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis avait accusé Saïed de « trahir les élites du pays et de se jeter dans les bras de Lénine » (« Monsieur Kaïs Saïed, le peuple veut comprendre », Al Maghreb, septembre 2019).
Le staff de campagne de Saïed était d’ailleurs assez significatif : Deux militants assez connus des Patriotes Démocrates, Ridha Mekki (dit « Ridha Lénine » !) et Sonia Chrabti en étaient la cheville ouvrière, et de nombreux militants associatifs, y compris d’associations rurales, ont grossi le groupe. Il faut dire que Saïed, tout en étant resté à l’écart des organisations, fut un participant actif de la campagne de boycott de la gauche tunisienne aux premières élections d’après 2011. Présent à la tribune de meeting pro-boycott, le juriste surtout connu pour être passé à la télé, commençait à se démarquer de ses confrères du sérail. En 2015, il anime, en tant que professeur de Droit Constitutionnel, un débat en solidarité avec le Vénézuéla bolivarien assiégé, à l’invitation de l’association ALBA Malta North Africa, en présence de diplomates vénézuéliens.
Le profil politique de Saïed n’est donc clairement pas celui d’Ennahdha qui représente notoirement une partie du patronat tunisien (quand une autre soutenait Nidaa Tounes, gouvernant finalement ensemble dans une « unité nationale » imposée). Si les islamistes ont appelé à voter pour lui au second tour, c’est aussi et surtout parce que l’électorat de Saïed recouvre en parti le leur : celui des régions de l’intérieur et des larges masses, souvent abstentionnistes, du peuple tunisien (l’abstention a d’ailleurs encore battu des records aux législatives 2019, opposant les partis officiels). Les masses populaires, comme dans beaucoup de pays semi-colonisés, articulent des positions socialement révolutionnaires et hostiles à l’impérialisme occidental et des positions sociétales qu’on pourrait qualifier de « conservatrices » (sur lesquelles Ennahdha a déjà bien surfé) au sujet de la place des femmes, de l’homosexualité, de la peine de mort, etc.
Tacticien, Saïed a été accusé de conservatisme pour ses positions prudentes sur la loi d’égalité devant l’héritage (portée par Essebsi), et sur la peine de mort pour les terroristes avérés. Pour autant, on peut facilement imaginer que sans de telles positions, jamais il n’aurait été soutenu par les électeurs de l’intérieur qui se défient des lois s’écartant de la Charia traditionnelle.
Par-dessus tout, dans un programme effectivement « flou », la position radicalement antisioniste de Saïed a forcément plu aux électeurs tunisiens, agacés par la « normalisation » progressive des relations de la Tunisie d’Essebsi avec l’entité sioniste. Cette position radicale courageuse, pour un homme jugé sage et modéré a fait mouche.
Sur le reste, Saïed a été plus qu’évasif... mais les défis implicites à son discours à consonance patriotique peuvent être révélés par les interrogations suivantes : pouvait-on, sans parti organisé par ailleurs, espérer remporter l’élection en exigeant la rupture des « négociations » avec l’impérialisme européen pour l’ALECA (Accord de Libre Echange Complet et Approfondi, qui n’est autre qu’une spoliation intégrale de l’agriculture tunisienne aux profits de l’UE et au détriment du peuple). Pouvait-on remporter l’élection en donnant des orientations claires sur les nouveaux partenariats internationaux sensés satisfaire les « intérêts du peuple tunisien », que Saïed martèle depuis le début de sa campagne ?
Ne nous trompons pas : Saïed est loin de l’islamisme politique. L’électorat des Frères au premier tour représente environ 400 000 voix, contre près de 3 millions pour Saïed au deuxième tour (620 000 voix au premier) : il ne leur est pas redevable politiquement. Il a rassuré les femmes tunisiennes sur les perspectives de leur émancipation, loin d’être acquise, et cherche à se montrer digne du poste qu’il occupe désormais, loin des intrigues partisanes et des compromissions programmatiques.
Il se sait surveillé pour ces premiers jours de présidence et ne fera sans doute pas les faux-pas diplomatiques et politiques qu’on attend, en Europe et en particulier en France, pour le disqualifier voire le diaboliser. Mais, même avec une marge de manœuvre réduite, puisque le gouvernement bientôt constitué tiendra compte de la nouvelle composition du Parlement, il sera peut être l’homme de la distance enfin prise avec le colonialisme français, et euro-américain plus généralement, dans un contexte international marqué par le renforcement très opportun du pôle russo-chinois et la défaite historique des intérêts occidentaux sur le théâtre syrien.
Un pays qui opérerait une telle mue, sans gauche organisée et conséquente, reste vulnérable, et le formalisme juridique, l’idéalisme moral de l’homme Kaïs Saïed ne suffiront pas à accomplir jusqu’au bout la satisfaction des « intérêts des tunisiens », car ceux-ci sont en contradiction interne jusqu’à un certain point : De larges couches du patronat tunisien restent bien évidemment parasitaires des appétits français et euro-américains, dont nous connaissons la brutalité et le cynisme.
Il apparaît ainsi qu’un des ressorts de la situation politique en Tunisie a été le rejet massif au sein du peuple d’une « classe politique » gouvernante inféodée à l’impérialisme en crise et corrompue. La gauche historique a aussi fait les frais de ce rejet à cause de ses divisions et ses querelles de leadership consécutive au recul idéologique et politique qui la frappe.
Saïed a déclaré qu’il « ne faut pas décevoir le peuple », alors charge à la gauche d’être la sentinelle pour que l’expérience complexe qui s’annonce prépare les rendez vous à ne pas manquer pour que progresse en terre tunisienne d’Afrique la seconde phase de la libération nationale.