Les pieds s’enfoncent dans la tourbe, les visages sont graves. Des tas de troncs de châtaigniers, de bouleaux et d’aulnes jonchent à perte de vue le sol du plateau de Chambaran, une zone forestière censée être préservée, située entre Grenoble et Lyon. Depuis le 20 octobre, quand les premiers bulldozers ont fait leur entrée dans le bois des Avenières en Isère, plus de 40 hectares ont déjà été défrichés. « Avec cette chaleur automnale, bon nombre de batraciens ne sont toujours pas en période d’hibernation et se font broyer par les chenilles des machines », déplore Stéphane Peron, pilier de la lutte contre le projet de Center Parcs des Chambaran. « Comment le groupe Pierre et Vacances peut-il parler d’un chantier vert ? »
C’est là, sur ce plateau permettant d’apercevoir les contreforts du Vercors et de la Chartreuse, que le numéro un européen du « tourisme de proximité » projette de construire 1021 cottages sur 200 hectares. L’équivalent d’une ville moyenne posée... au beau milieu d’une zone humide ! Ce sera une zone « sans voiture », plaide Pierre et Vacances qui prévoit la construction de cottages « en bois », « certifiés haute qualité environnementale », « en parfaite harmonie avec la forêt ». Ce futur Center Parcs accueillera également un « Aqua Mundo », un « paradis tropical » de 9000 m3 maintenu à 29°C toute l’année, où le client pourra pratiquer de multiples activités sportives... et « écologiques » !
« Déni de démocratie »
Décidé en 2007, le projet de Center Parcs a été retardé par les nombreux recours déposés par l’association d’opposants Pour Chambaran sans Center Parcs (PCSCP). Avec 90 hectares défrichés, 31 hectares recouverts de béton, 110 à 120 hectares de zones humides dégradées, l’impact environnemental du complexe touristique a fait l’objet d’avis négatifs de l’Office national de l’eau et des milieux aquatiques, de la Direction régionale de l’environnement et du Conseil national de protection de la nature. Fin juillet, le projet a aussi été retoqué par la commission d’enquête publique au titre de la « loi sur l’eau ». L’enquête publique [1] a recueilli 727 observations dont 60 % étaient défavorables au projet.
Problème : ces avis ne sont que « consultatifs », le préfet de l’Isère restant décisionnaire. Le représentant de l’État a finalement publié en octobre deux arrêtés préfectoraux au titre de la loi sur l’eau et des espèces protégées autorisant Pierre et Vacances à commencer les travaux. Entre-temps, le groupe touristique assure avoir pris en compte les observations de la commission d’enquête et réaliser un ouvrage respectant l’écosystème local [2]. Et le groupe n’a pas l’intention de perdre du temps. « L’autorisation est tombée le 16 octobre, Pierre et Vacances a acheté le terrain le lendemain et les travaux de défrichement ont commencé le 20 octobre, commente Stéphane Peron. Des recours sont en cours mais Pierre et Vacances espère sans doute mettre la justice devant le fait accompli. »
Les autorités redoutent « un nouveau Sivens »
« Les avis rendus sont négatifs, le préfet passe outre, c’est un déni de démocratie révoltant », confie Sylvain, un jeune militant originaire de Montrigaud, une commune voisine. « Sur le chantier, ça travaille de jour comme de nuit, la semaine et les weekends, et même les jours fériés, renchérit Daphné. On n’a plus vraiment le temps d’attendre les recours légaux et on est un peu forcés de désobéir à la loi pour stopper ce chantier. » Ces dernières semaines, elle a agi à visage découvert avec d’autres militants en enlevant des piquets de balisage du chantier de défrichage afin de ralentir les travaux. Contacté par l’AFP, Eric Magnier, directeur des grands projets au groupe Pierre et Vacances, dénonce des actes de « vandalisme » sur le chantier et constate que les travaux auraient déjà pris « quinze jours à trois semaines de retard ».
Sur place, la mobilisation contre ce projet ne cesse de s’amplifier. 500 personnes ont manifesté le 16 novembre, plus d’un millier fin novembre... Au point que les autorités redoutent « un nouveau Sivens ». « Notre association a reçu des messages de soutien des opposants à Notre-Dame-des-Landes et de ceux qui combattent d’autres Center Parcs en projet », souligne Stéphane Peron.
Quel type d’emplois et à quel prix ?
Mi-novembre, Véronique Guislain, originaire de Poligny dans le Jura, a parcouru 240 kilomètres pour se rendre au rassemblement et marquer son soutien à la lutte. « Le projet de Center Parcs dans le Jura n’en est qu’à son début mais il s’est monté dans notre dos. Notre volonté c’est de tisser un vrai réseau de solidarité face à ces projets qui se multiplient partout sur le territoire. » Depuis le 30 novembre, des opposants occupent une maison forestière de l’Office national des forêts, située en lisière du site. « Cette maison nous servira de base arrière pour organiser notre lutte pour une forêt sans Center Parcs », soulignent ces nouveaux « zadistes » [3].
Le projet de Center Parcs suscite des divisions entre les riverains. Au moment même où se constitue la ZAD, environ 200 habitants de la commune de Roybon (sur 1400) se rassemblaient pour défendre le Center Parcs [4]. Les promoteurs du projet n’ont cessé de communiquer sur les « centaines d’emplois créés » dans une « région à l’agonie ». Un investissement de 387 millions d’euros est promis par Pierre et Vacances [5]. Les collectivités locales espèrent d’importantes retombées fiscales.
Un système qui repose sur une niche fiscale
« Ce qu’il faut retenir, c’est que le projet va générer 468 équivalents temps plein », a récemment déclaré le maire, Serge Perraud, sur France 3 Alpes. Soit 697 contrats au total, d’après les chiffres communiqués par Pierre et Vacances. Des promesses d’emplois qui auraient conduit la commune de Roybon à « brader » au groupe 200 hectares de terrain « à 30 centimes d’euros le mètre carré au lieu de 18 euros pour le terrain constructible », selon le collectif Pour Chambaran sans Center Parcs. Le maire refuse pour l’heure de préciser le prix de la vente [6].
Une bouffée d’oxygène pour l’économie locale ? 48 % des emplois seront dans le secteur du nettoyage. Et certains seront très précaires : douze heures par semaine en moyenne, soit 370 euros par mois.« Ce projet ne tend-il pas plutôt à faire accepter définitivement une misère sociale pour que certains comme monsieur Brémond, PDG de Pierre et Vacances, continuent à s’enrichir sur le dos de tous ? », interroge Stéphane Peron. Les collectivités – région Rhône-Alpes, Conseil général de l’Isère, communauté de communes, syndicat des eaux... – misent pourtant sur le projet en débloquant plus de 37 millions d’euros d’argent public.
113,9 millions d’euros de subventions directes ou indirectes
Les contribuables mettent aussi la main à la poche via les niches fiscales qui permettent au groupe Pierre et Vacances d’attirer de petits épargnants pour acheter puis louer ses cottages aux vacanciers. Venez « investir dans l’avenir vert » invite ainsi ses dépliants. Acheter des locations meublées permet de bénéficier « jusqu’à 8 333 euros par an de réduction d’impôt pendant 9 ans ». Et ce, grâce au dispositif « Censi-Bouvard », une niche fiscale pour les loueurs de logement meublé que Pierre et Vacances met allègrement en avant pour revendre ses logements 230 000 euros minimum [7].
« Le système permet de bénéficier d’un avantage fiscal de 11 % sur le prix de revient d’un investissement (plafonné à 300 000 €) et d’une récupération de la TVA », décryptent des élus Europe Écologie-les Verts, farouchement opposés au projet. Pour cela, l’investisseur, qui peut être un particulier, doit s’engager à louer son bien pendant 9 ans à un gestionnaire, en l’occurrence le groupe Pierre et Vacances. L’investisseur peut ensuite déduire de ses impôts jusqu’à 3 660 euros par an, et récupérer également la TVA (19,6 % sur la valeur du bien).
243 000 euros par emploi à plein temps créé
L’association d’opposants estime le montant cumulé des subventions publiques directes et indirectes à 113,9 millions d’euros. « Ramené au nombre d’emplois allégué (468 équivalents temps plein), cela donne un ratio de plus de 243 000 euros par emploi, dénonce Stéphane Peron. C’est plus de dix années de salaire payé d’avance, charges incluses : de quoi aider de nombreuses entreprises locales à embaucher du personnel de proximité à temps plein ! ». Le dispositif Censier Bouvard est vertement contesté par les élus et militants EELV. « Ce système a été maintenu par un amendement en séance de M. Cahuzac », dénonce Olivier Bertrand, conseiller général écologiste de l’Isère.
L’amendement au projet de loi de Finance 2013 a en effet été déposé le 14 novembre en séance par l’ancien ministre du budget, seulement quelques jours après avoir reçu en entretien le PDG de la multinationale Pierre et Vacances [8]. « Le lobbying a dû être intense en coulisse », dénonce EELV qui a commandé un rapport sur cette niche fiscale.« Si ce dispositif tombe, c’est le financement même de Center Parcs qui s’écroule », assure Olivier Bertrand.
Menaces sur l’eau potable
Ces subventions publiques directes ou indirectes ont, en plus, de potentielles conséquences environnementales. Le Center Parcs sera situé sur une colline, qui joue un rôle crucial dans l’équilibre des sources et ruisseaux qui alimentent le plateau ainsi que deux rivières. « Il n’y a pas plus mauvais endroit pour créer une ville de 5 600 habitants, s’insurge Stéphane Peron. Si ça c’est possible, il n’y a plus de limite ! » La Fédération Rhône-Alpes de protection de la nature (Frapna) a déposé un recours demandant la suspension de deux arrêtés préfectoraux relatif aux espèces protégées et à la loi sur l’eau. Un recours a également été déposé par la fédération de pêche de la Drôme pour laquelle « le site d’implantation est trop vulnérable, incapable d’absorber la pression d’origine humaine d’un tel aménagement, qui aura des effets irréversibles sur l’environnement et les milieux aquatiques ».
Le village touristique artificiel menace l’alimentation en eau potable de 100 communes de la Drôme et de 40 de l’Isère. Comme le montre une vidéo publiée par le département de la Drôme, la forêt des Chambaran constitue un véritable château d’eau naturel, vital à préserver. Plusieurs municipalités voisines comme Montrigaud, en aval, ont décidé de voter contre ce projet. Une bataille sur les chiffres de la consommation en eau potable est aussi à l’œuvre. Pour les élus favorables au projet, les 5 000 vacanciers consommeront 176 litres par personne et par jour. Pour les opposants, « il faudra 240 litres par jour et par habitant, soit 60 % de plus que la moyenne ».
Divisions au sein de la gauche et du PS
Sept ans après son lancement, le projet commence à diviser la gauche. Pour éviter la « destruction de zones humides stratégiques pour la fourniture en eau potable de toute une région », les élus écologistes de Rhône-Alpes ont voté contre une subvention de 7 millions d’euros en faveur du projet, décidée par la région en 2009. Le président socialiste de la région Rhône-Alpes, Jean-Jacques Queyranne, a appelé le 2 décembre à suspendre les travaux tant que la justice ne se sera pas prononcée sur leur légalité [9]. L’ancien ministre de Lionel Jospin estime « nécessaire » que le préfet diligente « une mission pour apprécier les conditions de réalisation de ce projet au regard des contraintes environnementales ». Ce n’est pas l’avis du président socialiste du conseil général de l’Isère, Alain Cottalorda. Il a dénoncé « les minorités agissantes qui tentent de s’opposer à ce projet par la force, l’intimidation et la manipulation » [10]. Ambiance !
Et qu’en pense le gouvernement ? La ministre de l’Écologie Ségolène Royal s’est pour l’instant abstenue de commenter le dossier. Bernard Cazeneuve, ministre de l’Intérieur a, lui, ouvert la brèche. Le 2 décembre, il a déclaré qu’ « un bon compromis vaut toujours mieux qu’une mauvaise tension qui peut être à l’origine de drames », faisant référence à la mort du jeune militant écologiste Rémi Fraisse le 26 octobre sur le chantier du barrage de Sivens, à 500 km de là. Sur le plateau forestier de Chambaran, les opposants attendent avec impatience l’audience du 12 décembre. « Si les deux arrêtés préfectoraux sont suspendus à la suite de l’audience, cela entrainera de facto la suspension des travaux », prévient Francis Meneu, président de la Frapna Isère, contacté par Basta !. « Vu l’absence de concertation et les failles du projet, on peut s’attendre à une "petite" bombe judiciaire. Je pense que ce projet sera l’un des derniers dossiers à dysfonctionner à ce point. »
@Sophie_Chapelle sur twitter
Une pétition contre le projet du Center Parcs des Chambaran est en ligne et a déjà été signée par plus de 17 400 personnes : voir ici
Plus de 40 hectares ont déjà été défrichés depuis le 20 octobre 2014. Vue depuis un ULM. Source
Notes
[1] L’enquête publique a été organisée du 14 avril au 28 mai 2014.
[2] Selon Le Figaro, la capacité du bassin principal de stockage des eaux pluviales aurait par exemple été revue à la hausse, en passant de 2500 m3 à 8500 m3. Source
[3] Voir le site de la Zad de Roybon
[4] Voir le site de l’association Vivre en Chambaran
[5] Télécharger le protocole d’accord entre Pierre et Vacances SA et le département de l’Isère
[6] Voir ici
[7] Voir ici
[8] L’agenda du Ministère du Budget, encore en ligne sur internet indique : Mardi 30 octobre : 11H00 Entretien avec Gérard Brémond, Président du Groupe Pierre & Vacances et Jean Chabert, Directeur général PV Développement chez Pierre & Vacances.
[9] Télécharger le courrier.
[10] Voir Le Dauphiné Libéré du 2 décembre 2014.