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Syrie : Gardiens de la frontière

Chers amis, voici la dernière partie de mon récit de séjour en Syrie, que j’ai différée depuis plusieurs semaines.

Il y a deux mois exactement, j’avais quitté Damas ville sûre, tranquille et agréable ; elle a depuis été la proie de deux attentats, les agresseurs passant à une autre étape du terrorisme contre le peuple et le régime syriens. Et puis, ces jours-ci, dans la ville de Homs, le massacre d’une manifestation «  pro-régime » faisant 26 blessés et 8 morts : 7 Syriens anonymes et un journaliste français : mort immédiatement exploitée ici comme unique par certains confrères de la victime qui, sans trop de scrupules déontologiques, écrasent l’ « instant du regard » en se précipitant dans un «  moment de conclure » [1] qui semble avoir été écrit avant même leur départ sur le terrain [2].

Les dernières notes manuscrites que je vais exploiter ici ne répondent ni à une logique politique ni à une chronologie du récit : ce sont tout simplement, le plus souvent, celles que j’ai eu le plus de mal à déchiffrer pour différentes raisons, matérielles ; elles sont ici complétées par de menus souvenirs (factures, cartes de visite, fiche de police etc.) qui évoquent ce qu’on n’a pas écrit mais qui laisse des traces.

Pour rappeler, une dernière fois, qu’il ne s’agit ici ni d’un reportage, ni d’une analyse politique mais du récit d’une voyageuse, à des amis : le temps et le mode de ce récit ne sont pas ceux des «  journalistes free lance », «  grands -ou petits- reporters », «  envoyés spéciaux » en mission commandée par leurs rédactions, ou autres services plus ou moins secrets [3].

Deux mois et plus : un temps pour comprendre ce qu’on a vu, entendu, écrit.

Lundi 14 novembre, nous avons rendez-vous à l’hôtel Sheraton de Damas avec Michel Samaha, journaliste libanais, ancien ministre de l’information, puis Imad Moustapha, ex-ambassadeur de Syrie à Washington.

De l’hôtel on aperçoit le Mont Qassioum qui domine Damas : de loin, il a l’air d’être couvert jusqu’à mi-hauteur de rangées de constructions assez sommaires : quelqu’un me dit que ce sont des sortes de cabanes construites de façon illégale, mais qu’une loi en Syrie interdit l’expulsion une fois que des gens sont installés quelque part, et que l’Etat doit même viabiliser les habitations.

Entre ces deux entrevues nous avons assisté (par retransmission en direct à la télévision d’Etat) à la conférence de presse du ministre des affaires étrangères Walid al-Mouallem, après la décision de la Ligue Arabe de suspendre la Syrie de sa qualité de membre (bien que la Syrie soit un des 7 membres fondateurs -avec la Libye- de cette même Ligue arabe : ça se passe comme ça avec les démocraties arabes, du Golfe).

Je ne rapporterai pas ici ces interventions, questions de la presse et réponses du ministre : en direct et en public, pas comme dans nos démocraties où, maintenant, les journalistes ne sont généralement que deux, choisis par leur «  interlocuteur », dans un salon où tout est calculé au centimètre près, et posent les questions qu’ils ont données avant la conférence, quand ça n’est pas, plus simplement encore, leur «  interlocuteur » qui les leur a suggérées avant la séance. Dans les conférences de presse du ministère des affaires étrangères de la «  dictature » syrienne de Bachar al-Assad, les journalistes -arabes- sont nombreux, les questions tout aussi nombreuses, et, ce jour-là , la seule journaliste qui n’a pas posé une question en arabe mais en anglais est l’envoyée spéciale de Al-Jazeera, télévision appartenant maintenant à l’émir du Qatar. Tout au long de cette conférence de presse, il m’a semblé percevoir que le ton du ministre est ferme et assuré mais aussi, à l’occasion, débonnaire voire humoristique si j’en juge aux réactions parfois hilares des participants ; une fois de plus, je regrette de ne pas parler arabe. Les arabophones pourront retrouver cette conférence sur l’agence de presse officielle ou sur le site du gouvernement. Je précise au passage, au sujet des media syriens, que toutes les séances de travail du groupe dit du «  Dialogue national » (tous les groupes et partis opposants engagés dans des discussions avec le régime, pour la nouvelle Constitution et pour les réformes) sont transmises intégralement et en direct à la télévision (d’Etat) ; je précise, au passage encore, que la Syrie a une constitution, contrairement à Israël et à toutes les monarchies du Golfe (pour ne rester que dans les «  démocraties » de la région). C’est sur la réforme de cette constitution que les Syriens vont être appelés à se prononcer en mars, par référendum : nos media le découvrent (ou font semblant de le découvrir) ces jours-ci.

Les notes que j’ai pu prendre pendant l’entrevue avec Michel Samaha sont très incomplètes ; il s’agit donc plus d’une série chronologique de réflexions que de la logique rigoureuse de son intervention.

[Lundi 14 novembre 2011, Hôtel Sheraton : Michel Samaha ; à gauche, une porte-parole du gouvernement. Photos M-A Patrizio].

N’ayant pas pu le joindre avant cette transcription, j’espère que d’autres membres du groupe, y compris nos collègues journalistes professionnels qui ont tout enregistré, donneront une version plus complète de cette entrevue.

«  Pour commencer je pense qu’il n’y a dans le monda arabe actuel ni révolution ni printemps. Il y a un éveil dû à nombre de situations conjoncturelles locales mais aussi à une conjoncture encore plus changeante dans le reste du monde.

Eveil de l’extrémisme musulman : non pas du religieux, mais de l’extrémisme religieux. Ce qui se passe en Syrie, je ne peux le mettre en aucune façon sur la cartographie ni d’un réveil ni de quoi que ce soit.

Mais plutôt dans une ligne de mire de l’antagonisme entre le projet nationaliste (syrien) résistant à l’ingérence étrangère : ingérence dans l’indépendance des pays du Proche-Orient, de l’Amérique Latine et d’autres pays. Antagonisme avec, essentiellement, la destruction de toute résistance au projet occidental (…) et à Israël. (…)

Il faut voir la Syrie non pas en tant que Syrie mais dans la géographie régionale.

Le retrait américain de l’Irak va avoir des implications sur Israël et sur l’indépendance des pays de la région. Le fait que les américains quittent la région de cette façon est aussi une bonne nouvelle dans les stratégies de la région.

On peut aboutir actuellement à un genre de guerre mondiale, pour éliminer la Syrie

(…) qui est l’Etat résistant, par une implosion : parce qu’ils ne peuvent plus faire une guerre ni une occupation comme en Irak. Alors il faut le faire par une guerre civile et que ça puisse, ensuite, aller en Irak et au Liban.

Et cette guerre civile doit être confessionnelle. (…)

Elle peut utiliser une chute de l’échelle des valeurs qui se vérifie à tous les niveaux et surtout chez les dirigeants ; on ne trouve plus de dirigeants qui aient une culture, quels que soient les pays. (…)

Il faut regarder les intérêts des Etats.

Ce qui ne va pas changer c’est la position des résistances (palestinienne, libanaise, irakienne).

Il reste deux Etats, l’Iran et la Syrie, qui ne sont pas le produit d’accords, où ce ne sont pas les forces victorieuses dans la région qui ont déterminé leur existence, comme par exemple pour les Etats du Golfe.

Parmi les états historiques, Turquie, Syrie, Iran, deux Etats ont adopté la ligne dure par rapport à Israël, pour retrouver tous les droits qui leur ont été usurpés par les impérialistes.

Il y a à l’heure actuelle un problème de survie d’Israël.

Et on est en train de voir les vraies positions des Etats arabes, russes, chinois etc. par rapport au cas syrien. Je ne vois pas que la position russe soit volatile [4]. (…)

Les deux prochains mois dans cette partie du monde, et en Syrie, vont marquer un tournant d’un point de vue régional et international, par la force que dégagent les gouvernements syrien et iranien et l’influence qu’ils ont sur les populations arabes.

Actuellement il n’y a d’occupation et de guerres par l’Occident dans le monde que chez les musulmans, en Asie et ici.

En même temps, après la chute des régimes qui étaient dans leur système, [les impérialistes] sont allés chercher un certain extrémisme musulman pour le rallier à eux. Un extrémisme qui génère la peur - et ne sera pas acceptable par l’occident - pour régénérer le conflit civilisationnel, intellectuel et militaire.

Dans cette situation, on ne voit pas en Europe et en Occident de grandes statures d’hommes d’Etat, pas de visionnaire.

La vraie force de la Syrie, c’est le peuple syrien, un peuple qui s’est formé selon une échelle de valeurs nationales et spirituelles.

Exemple : dans un minaret à (?) ce sont les moines du patriarcat grec catholique qui font fonctionner le disque de l’appel à la prière.

Cela fait 8 mois qu’on essaie d’introduire la guerre confessionnelle ici, ça n’a pas pris.

Question sur les Frères Musulmans.

Les Frères musulmans ont toujours été une petite minorité (en Syrie) (…).

Les Frères Musulmans sont une organisation secrète. Pourquoi ? Qui les paye ? Tout mouvement qui prend les armes doit être financé. Le Qatar leur donne beaucoup de facilités (…) ; la Turquie va s’avérer une sorte d’islam atlantique, avec un marché atlantique, mais qui risque d’avoir des problèmes avec, par exemple les Frères Musulmans égyptiens. (…)

Ici dans toutes les classes de la population, beaucoup de démons sont réveillés par rapport aux Turcs et au souvenir de l’empire ottoman.

La force syrienne se trouve dans un pays qui est uni, multiconfessionnel et qui, en même temps, est un Etat laïc : à notre façon dans cette région d’être laïc, c’est-à -dire dans le respect total du religieux et des religions et de leurs pratiques et vie commune, et où l’Islam vit avec ces valeurs-là . (…)

En Irak : les USA ont demandé à l’Irak que les instructeurs étasuniens aient l’impunité et l’Irak a dit non. Oui les USA partent d’Irak avec une défaite. On est en train de vivre une grande défaite du projet américain, comme celui en Afghanistan, et cela nous ramène aussi à l’histoire d’Israël, des territoires de 48.

Reportez-vous à ce que dit Meir Dagan [ancien chef du Mossad [5]], une voix contradictoire en Israël, qui a dit que l’ennemi n’est pas l’Iran, mais l’extrémisme à l’intérieur d’Israël.

Dans cet espace de temps (2 mois ?) ils vont essayer d’obtenir tous les moyens, à mon sens sans la guerre, pour essayer d’éliminer la Syrie.

Ce projet voué à l’échec.

Nous le voyons dans cet autre exemple : le Liban.

Ils ont tout fait pour disloquer ce pays ; mais ce qui en est sorti, c’est une résistance qui a repoussé Israël, et une victoire en 2006 qui a amené une grande partie des Libanais à être beaucoup plus citoyens, à épouser leur propre cause et qui a fait que pour la première fois dans l’histoire d’Israël il y a eu une coalition internationale contre Israël. Et pour la première fois ils ont été chercher une résolution de l’ONU (Finul) et ont dû avouer leur besoin d’avoir la communauté internationale avec eux face à une organisation qui, elle, a été acceptée par son peuple [Hezbollah].

Le peuple syrien fait la même chose depuis 8 mois ; ce qui ne veut pas dire qu’à l’intérieur de la Syrie il n’y ait pas besoin de réformes.

Ils veulent détruire un modèle de convivialité, ils veulent détruire par le salafisme un modèle de société où il y a du Coran en chaque chrétien et de l’Evangile en chaque musulman.

Les croisades ici nous les appelons les guerres des frangers [ ? des Occidentaux] parce que les chrétiens de la région ont combattu avec les musulmans contre les Croisés.

Nous, nous n’avons pas utilisé la Croix. (…)

On a besoin de retrouver une certaine autorité, religieuse, intellectuelle, culturelle et politique. Et Mère Agnès y contribue en remettant des pendules à l’heure.

En Irak les chrétiens ont été chassés par les extrémistes d’Al Qaeda financés par l’Arabie saoudite qui sont les valets des Usa, qui font qu’aujourd’hui on a un Irak quasiment sans chrétiens qui sont venus en Syrie du fait de la guerre civile, qu’ils [les impérialistes] veulent lancer ici aussi.

Où sont les chrétiens de Palestine ? Ce sont les Israéliens par leur occupation qui ne veulent plus de chrétiens chez eux ; ils veulent des pèlerins qui viennent en payant et qui repartent.

Nous chrétiens [sa famille est chrétienne] nous sommes des purs arabes, on était chrétiens avant la venue du prophète Mahomet ».

Imad Moustapha, ex-ambassadeur syrien à Washington, a été rappelé par son gouvernement «  pour consultation », après que le gouvernement syrien ait prié l’ambassadeur étasunien Robert Ford de rester dans les limites d’usage de l’exercice de ses fonctions de diplomate. Robert Ford avait alors «  quitté la Syrie ’pour une durée indéterminée’, en raison de ’menaces crédibles pour sa sécurité personnelle’, selon le département d’État » ; «  Washington ’s’inquiétait pour la sécurité personnelle de Robert Ford, après des articles critiques de la presse’ syrienne » [6]. Inquiétude de courte durée puisque : «  L’ambassadeur américain Robert Ford retourne en Syrie, a annoncé mardi [6 décembre] le département d’État, assurant que sa présence dans le pays qu’il avait quitté fin octobre était la meilleure manière de véhiculer le message selon lequel les États-Unis se tiennent au côté du peuple syrien » [7].

Imad Moustapha est à l’évidence un homme prompt dans ses réactions : il sort son portable comme on dégainerait un pistolet, et le range d’ailleurs tout aussi rapidement après jeté un coup d’oeil sur l’écran. J’ai vu ensuite sur Internet que sa formation de base est technique. On perçoit en effet un homme pragmatique dans ses interventions, fond et forme. Voici ce que j’ai retenu de cette entrevue (plus rapide qu’avec M. Samaha) :

Q. Pourquoi l’ambassadeur US a-t-il quitté la Syrie ?

  • Problèmes de sécurité allégués, il n’y a pas eu d’expulsion de la part du gouvernement syrien. (…)

J’ai été, moi, appelé sur mon portable (au tout début des événements en Syrie) un dimanche matin pendant que j’étais au musée avec mes enfants, à Washington ; sur mon portable personnel ( !). C’était France 24 [8] qui me demandait si je confirmais que j’étais démissionnaire et que je passais du côté de l’opposition au régime [9]. Je leur ai dit que je les attaquerai en justice s’ils diffusaient ça. (…)

Il faut donner le plus d’accès possible aux media du monde pour qu’ils viennent en Syrie. Il y a ici deux chaînes privées ( ? et ad-Dounia) qui luttent contre la propagande d’Al-Jazeera. (…)

Quels sont les atouts et les handicaps de la Syrie :

  • les atouts : liberté de religion, statut de la femme, le meilleur de tout le monde arabe, éducation entièrement gratuite : moi je suis d’un milieu modeste, mes parents n’ont jamais payé pour mon éducation, y compris université à l’étranger, tout est gratuit depuis la maternelle, prise en charge sanitaire gratuite et couverture universelle.
  • Les mauvais éléments : bureaucratie, corruption, pas assez de participation à la vie sociale et politique. En économie, on parle de progrès mais pas comme nous le dit la Banque mondiale qui ne regarde que la croissance (générale) alors qu’il faut voir l’indice de développement humain, et de la croissance surtout dans les classes les plus pauvres.(…)

[Imad Moustapha, Hôtel Sheraton, Damas, 14 janvier]

Nous avons des défis importants à relever ; si on peut travailler sur ces défis : réformes de l’Etat, ouverture du système politique, combat contre la corruption, et (investissements ?) vers les secteurs les plus pauvres, on sera bien meilleurs que n’importe quel grand (pays) arabe.

Q. : Votre interview au Wall Street Journal ?

Oui j’ai dit qu’il n’y a pas de démocratie sans changement de la société ».

Je ne sais pas si un autre ambassadeur a été nommé à Washington : Imad Moustapha a depuis été nommé ambassadeur … à Pékin. Grand amateur d’art, et des civilisations anciennes, il y trouvera de nombreux musées à visiter avec ses enfants. Avec France24 ?

Pour retourner au centre de Damas, 5 limousines nous attendent pour un convoi à caractère officiel, sans escorte bien sûr, mais qui sont supposées se suivre en cortège : séquence inattendue (et unique dans le séjour) et qui va se révéler cocasse. Cette traversée de Damas en plein trafic quotidien, s’est avérée, pour moi, une occasion de voir ce qu’inspire le «  régime », dans la rue, à travers un de ses attributs : voitures haut de gamme et chauffeurs pour des étrangers qu’on promène… Nous ne somme arrivés à rester à peu près avec les autres voitures du cortège qu’au prix d’une conduite musclée où je crois que seule la conviction, pour les chauffeurs officiels, de leurs passe-droits ostensibles et inaliénables, nous assurait finalement le passage in extremis entre les voitures : à la dernière seconde et à quelques centimètres près. Et sous les regards le plus souvent goguenards des voisins.

Bref, le convoi nous a largué en ville pour une après-midi de tourisme, avec un guide qui précise qu’il n’est pas au parti Baas…

A nouveau la splendeur des Omeyyades et flâneries dans des ruelles.

Dans le vieux quartier juif, de nombreuses maisons sont fermées : celles de juifs syriens qui sont allés s’installer en Palestine. Quelqu’un nous dit que ces maisons sont protégées, ici, par une loi qui interdit d’occuper les biens des absents, en attendant un retour possible de leurs propriétaires. Plus loin, devant une petite échoppe de pizzas, je demande au patron si je peux photographier ce qui est affiché en bonne place, à côté du four : la photo de H. Nasrallah. Le jeune pizzaiolo sourit quand je lui propose de rester sur la photo.

A Marseille ce sont des kebabs qu’on vend dans ce genre de dînette : mais sans la photo d’Erdogan. Ni d’Obama d’ailleurs, dans les Mc Do. Ce doit être parce que, nous, nous sommes en démocratie et que nos dirigeants n’ont pas le culte de la personnalité.

Le soir, dîner avec des membres de la Fédération des journalistes syriens : «  régime » donc ; pas dans le menu : cuisine exquise comme partout en Syrie. Je bavarde avec Razzouk al-Ghawi (ancien journaliste à la télévision [10]). Je continue à donner ici les noms de mes interlocuteurs, pour infos et vérifications éventuelles : nombre d’entre eux savent que s’il arrive à la Syrie ce qui est arrivé à la Libye (sur quoi ils sont bien mieux informés que nous) leur compte est bon, pour dire les choses brièvement.

J’ai noté (brièvement car ou on mange ou on écrit), de notre conversation :

 la Syrie n’a pas de dette,

 c’est le seul pays arabe qui autorise tous les ressortissants de pays arabes à entrer sans visa,

 son fils est allé «  aider le Hezbollah l’été 2006 (quand le Liban a été agressé par Israël) avec une vingtaine de copains, tous chrétiens » (sa famille à lui est sunnite).

Notre interlocuteur nous parle de ses enfants : sa fille médecin aux Usa, et son fils professeur de philosophie, si je me souviens bien : il cherche dans son portefeuille les photos de ses enfants qu’il a envie de nous montrer, je regrette de ne pas en avoir des miens. On bavarde, il parle plus de sa famille que de la presse.

Les autres journalistes parlent plutôt entre eux, et ont l’air de bien s’amuser… Je me rapproche d’une conversation avec W. Tarpley : j’apprends que Ali Acça était le numéro 3 du réseau Gladio en Turquie, que «  les services » l’ont su tout de suite. Vous aussi ? «  Quand on voyage on apprend ça » [11].

Mère Agnès-Maryam de la Croix, à table : «  l’information est un des droits de l’homme fondamentaux ».

Vendredi 18 novembre, nous quittons le monastère pour Beyrouth. Vers 8 heures du matin nous sommes arrêtés au bord de la route pour laisser passer un convoi militaire : je compte 20 camions, débâchés, une vingtaine de soldats par véhicules, arme au pied, casqués, en treillis et gilets pare-balles ; sur le pare-brise de quasiment tous les camions, le portrait de Bachar. Je réalise aujourd’hui que j’ai pris l’habitude de la plupart des Syriens avec qui j’ai parlé, qui appellent le président par son prénom, pas par son nom. On imagine ici, dans nos conversations : Nicolas, Mario, David, Angela…

Un bataillon. Ils partent vers le nord.

Je vais repasser cette frontière le soir même, pour aller prendre l’avion à Damas samedi 19 à 8 heures du matin. Nous devons donc (avec un autre membre du groupe) quitter nos collègues et accompagnateurs qui restent un jour de plus à Beyrouth, pour rencontrer Michel Aoun et le patriarche Bechara, Raï des maronites, qui est à l’origine de ce séjour.

Dans la nuit du 18, nous quittons la maison où nous avons dîné et où les autres vont être hébergés, sur une hauteur de Beyrouth : institution pour des enfants «  cas sociaux » dirait-on ici. Le repas et l’accueil ont été chaleureux ; Agnès-Maryam se met en quête d’un taxi, parmi son réseau. Un jeune homme arrive finalement, à minuit passé, l’air tout à fait maussade. Comme il est «  recommandé », nous partons quand même en confiance. Avant de partir il nous demande, trois fois, si on a des visas pour entrer en Syrie. Non, on n’en a pas mais l’avant-veille nous étions allés au ministère de l’information, où nous devions rencontrer le ministre qui, finalement, n’est pas venu… Mais où nous avons vu une jeune chef de cabinet, qui nous a dit qu’elle faisait sur le champ faxer les éléments de nos passeports dans les postes de frontière concernés. Nous rassurons notre taxi : les visas nous attendent à la frontière. Il est perplexe ; les heures qui suivent vont nous montrer qu’il avait raison.

Nous partons dans une nuit glaciale et pluvieuse : dans une dernière tentative de ne pas partir, le chauffeur nous dit qu’il neige sur les hauteurs entourant la Bekaa et qu’on risque de ne pas pouvoir passer. L’argument ne me semble pas assez fort. Je monte devant pour «  ouvrir l’oeil » comme m’avait recommandé un ami, ici, qui en a vu (beaucoup) d’autres. Il n’y a que 90 Kms de Beyrouth à Damas, mais le trajet va durer plusieurs heures.

En route, pour briser la glace en quelque sorte, je demande à notre chauffeur, à présent taciturne, où est la neige : «  Y en a pas ». Nous arrivons assez rapidement à la frontière, déserte évidemment à cette heure là . Déserte signifie bien, ici, qu’il n’y a pas de barrage renforcé, pas de présence militaire, personne dehors.

Ce passage - non clandestin - de la frontière va s’avérer un nouvel exemple, banal, de la bureaucratie du «  régime » et de sa police.

Le vaste hall du poste de Masnaa est entièrement vide quand nous y entrons, confiants dans les organisateurs de notre voyage. Deux jeunes policiers arrivent assez rapidement derrière les guichets : formalités, papiers, et… visa ? Aucun visa ne nous attend. Le taxi, très taciturne maintenant, nous sert quand même d’interprète. Extraits :

  • le policier (à nous) : vous ne pouvez pas entrer (sans visa) ;
  • le taxi (à nous) : on rentre à Beyrouth ;
  • nous (au policier puis au taxi) : on ne sort d’ici que pour aller à Damas, si vous partez on ne vous paye pas.

Nous restons.

Questions, logiques, de la part des policiers : pourquoi vous revenez, sans visa, en Syrie alors que vous en êtes sortis ce matin ? Que faites-vous en Syrie et au Liban ? Voyage de presse. Vous êtes journalistes ? Non (conformément à la fiche de police que je viens de remplir)…

L’épisode va durer un peu moins de trois heures en passant assez rapidement du hall inconfortable au bureau chauffé du chef de poste ; vautré dans un fauteuil entre l’écran de son ordinateur et une série à la télé (aussi nulle que les notres : on a le temps d’en voir une bonne partie). Il n’est pas en uniforme, et semble surtout agacé par l’embarras qui se présente à 2h du matin. A nouveau les questions, logiques, mais en impasse dans notre cas : bien que n’étant pas journalistes, nous faisons partie d’un voyage de presse, et nous rentrons en Syrie avec l’autorisation du ministère de l’information qui n’a cependant pas envoyé les visas annoncés ; nous rentrons en pleine nuit, en ayant largué le reste du groupe, pour prendre un avion à Damas alors que ça aurait été simple en effet -pour tout le monde et surtout pour eux- d’en prendre un à Beyrouth dans quelques heures. Mais plus cher.

Dizaines d’allées et venues des employés subalternes qui téléphonent, faxent, e-mailent en vain, et sans précipitation d’ailleurs, à la recherche des fameux visas. Il fait bon dans le bureau du chef de poste et le taxi continue malgré tout à traduire nos questions. Et les réponses laconiques du policier ; pour passer le temps, je prends quelques notes de la journée : «  qu’est-ce que vous écrivez, madame ? » Rien, on va tranquillement regarder la télé.

Presque deux heures plus tard, il semble qu’il y ait une relève, et entre dans le bureau un jeune policier, en uniforme impeccable, lui, et apparemment de bonne humeur en prenant connaissance de la situation. Le va et vient des subalternes affairés continue. A chaque fois que je tente d’avoir quelques renseignements, le policier avenant me répond en m’indiquant le fauteuil pour que je me tienne tranquille, no problem madam, no problem. Et en effet no problem : un peu avant cinq heures du matin, un des subalternes arrive avec deux papiers. Le taxi : «  ils ont renvoyé les visas » ; j’ai bien entendu : renvoyé. Erreur de traduction ou lapsus révélant quelque inefficience dans les services publics (et policiers) ?

Entre temps le jeune policier -je trouve qu’il a le front de Hafez al-Assad !- avait demandé au taxi de me montrer une fiche où il avait écrit quelque chose : ayant vu ma profession, il me fait demander si je peux analyser sa signature ; l’interrogatoire -de la police du régime- prend donc un tour tout à fait inattendu. Comme on est bête dans ces moments-là  : je lui fais dire, aimablement, que je regrette, ça n’est pas ma spécialité, je n’y crois pas beaucoup d’ailleurs etc. Déception me semble-t-il de mon interrogateur. Quelle idiote : qu’est-ce que ça me coûtait de lui dire : une écriture décidée, du caractère : affabilité, honnêteté, droiture, ce qui était le cas d’ailleurs, dans la situation ?

On paye 19 euros de visa et on remonte en voiture. C’est maintenant que les choses peuvent se compliquer puisque on entre, en pleine nuit, pluie, froid et route déserte, du côté syrien : notre hôte la veille à Beyrouth m’avait dit ne partez pas, c’est dangereux. T. Meyssan et Agnès-Maryam : aucun problème partez tranquilles ; dois-je dire que je les ai maudits - à tort- pendant tout le trajet ?

Je scrute la route. Au bout de quelques kilomètres, un homme armé d’une mitraillette surgit et nous fait signe d’arrêter : morte de peur, je m’entends répéter mot à mot au taxi ce que nous avait dit le prêtre au départ de Baniyas, deux jours avant : « [s’il y a un barrage] ne vous arrêtez pas, foncez, foncez ». Le taxi me regarde, lassé : madame c’est la douane...

L’épisode va se reproduire deux autres fois : entre temps, j’ai eu le temps de réaliser l’erreur (grossière…) de ma réaction : s’ils voulaient nous tirer dessus ils ne s’approcheraient pas de la voiture en gardant la kalache ballante le long du corps. A chaque fois le pauvre douanier s’approche du côté du conducteur et regarde brièvement nos papiers et l’intérieur du véhicule -et une seule fois le coffre- et nous fait signe rapidement de repartir. Je pense alors qu’eux, oui, avaient de quoi avoir peur : de nous, et bien plus que nous, parce que, eux, ils risquent vraiment leur peau face aux terroristes. Seuls, en pleine nuit, routes désertes.
Consciente du ridicule de ma réaction, je tente de me justifier en racontant l’épisode de Baniyas, les objectifs de notre séjour et par qui nous étions invités. Tout change dès que je dis «  Agnès-Maryam de la Croix » : vous étiez avec elle ? Elle est à Beyrouth ? Je constate à ce moment-là la popularité et la notoriété de « Mère Agnès ». Et nous finissons le voyage en excellents termes avec Ramzy, qui nous donne sa carte en arrivant à l’aéroport, au cas où on aurait à nouveau besoin de lui !

L’aéroport international de Damas, le 19 novembre 2011, n’est sécurisé par aucune troupe armée, aucun barrage ; on se gare derrière un bus pour ne pas être vus car il y a ici les mêmes chasses gardées de taxis que dans certaines villes européennes, pour accéder aux gares et aéroports. Notre taxi libanais n’a aucun droit d’amener des clients ici. Nous ferons donc les derniers mètres jusqu’à l’aéroport à pied, avec nos bagages, et les jolis cabas offerts à la pâtisserie S. où nous avions acheté de superbes fruits confits, vraiment pas chers ; et achetés aussi, en gros, à de très bas prix par nos épiceries françaises les plus fines qui les revendent sous leur marque exactement 20 fois plus cher. Roses de Damas : l’embargo, et sanctions, et gel des transactions bancaires, ne vont pas embêter que les artisans syriens.

J’attends l’heure de l’embarquement allongée sur les sièges du hall, en toute tranquillité, illusoire pourtant puisque aucune force ne sécurise vraiment cet aéroport ; ou bien, justement, puisque les forces de sécurité du «  régime » peuvent débarquer à tout moment pour nous assassiner, n’est-ce pas ? Afin, pour le régime, de faire croire qu’il y a des bandes armées de terroristes qui massacrent le peuple -et les membres de groupes de presse étrangère- en Syrie et justifier sa répression sanglante, et faire peur aux journalistes étrangers (qui parlent très peu de ces massacres, et n’en montrent pas d’image), etc. ? C’est bien ce qu’on entend ici, non, de tous nos media ignorants, ou achetés : chiens de garde déployant sans aucun sens du ridicule leurs théories du complot sur ceux que leurs maîtres ont décidé de renverser ; mais se gaussant des «  théories du complot » quand elles ont été démontrées par de véritables historiens, et véritables journalistes d’investigation. Ceux qui arrivent au moins à se poser la question de base : à qui profite le crime ?

A qui profitent les crimes des attentats suicide terroristes de Damas : annoncés la veille de l’attentat sur Al-Jazeera par un groupe «  Fierté syrienne », proche de l’ «  Armée libre syrienne », qui a cru prudent de démentir ensuite, mais seulement plusieurs jours après, alors que l’annonce émanait de leur compte Facebook ?

A qui profitent les crimes qui sèment la terreur dans les villes et villages où les paysans, les artisans et surtout les fonctionnaires, et leurs familles, ont peur de sortir pour aller travailler parce qu’ils savent qu’ils sont visés en priorité, et leurs cadavres dépecés jetés devant chez eux ? A qui profite le crime si des secteurs entiers dans certaines villes et villages sont désertés, risquant de mettre en péril non seulement la survie matérielle de leurs familles, mais peu à peu toute l’économie d’un pays ? Au «  régime » qui a interdit pendant des mois à ses soldats d’être armés pour aller disperser des manifestants ? Une amie syrienne, ici, non favorable au régime, a rapporté que son frère, militaire, a dû le faire : elle m’avait accompagnée dans une soirée où j’étais en principe invitée pour parler de mon séjour ; mais ça passe mal, tout ça, devant un auditoire -de «  gauche »- convaincu (et content) du bien fondé de son scepticisme pourtant sélectif, droit-de-l’homme désormais de nos démocraties.

A Masnaa, le jeune fonctionnaire de la République Arabe Syrienne m’a rendu avec mon passeport la «  Entry/Exit Card For Arabs & Foreigners » que j’avais remplie en arrivant : par inadvertance sans doute…

J’espère que toute la frontière syrienne est renforcée, contre les divers services secrets et forces spéciales «  démocratiques », et assassins que nos media serviles et/ou stupides veulent faire passer pour les «  insurgés » d’une «  guerre civile interconfessionnelle » qu’on a du mal à fomenter.

Merci de votre accueil généreux et vigilant, à vous tous que j’ai rencontrés, à Masnaa, Baniyas, Homs, Damas et Beyrouth, et frères et soeurs de Saint Jacques l’Intercis. Citoyens lucides et courageux, qui défendez votre pays et la civilisation, gardiens de la frontière contre la barbarie qui nous menace, tous.

marie-ange patrizio,

Marseille, 21 janvier 2012

Post scriptum : je vous enverrai prochainement un complément d’informations reçues au fil de ce récit, notamment de lecteurs syriens qui m’ont contactée pour corriger ou compléter des éléments que j’ai évoqués.

[1Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée, J. Lacan, in Ecrits, (Ed. du Seuil, Paris, 1966), p. 197.

[2Voir par exemple les récits successifs de la mort de Gilles Jacquier que fait Jacques Duplessy, « journaliste free lance » les 11, 12 et 13 janvier 2012 : http://www.europe1.fr/International/Gilles-Jacquier-le-temps-des-soupcons-900947/

http://www.20minutes.fr/ledirect/858258/deces-journaliste-gilles-jacquier-circonstances-mort-font-polemique

http://www.sudouest.fr/2012/01/13/mort-du-grand-reporter-gilles-jacquier-jacques-duplessy-affirme-qu-il-s-agit-d-un-guet-apens-603997-7.php .

Voir aussi l’ensemble des témoignages de Caroline Poirron, J. Duplessy, Patrick Vallélian et Christophe Kenk dans le reportage d’Envoyé Spécial de jeudi 19 janvier 2012.

[8Comment la chaîne France 24 a-t-elle le numéro du portable personnel de l’ambassadeur syrien ?

[9Ce qui a, par contre, été annoncé, encore par France 24, pour Lamia Shakkour, ambassadrice syrienne à Paris : information aussitôt reprise par Le Figaro : http://www.lefigaro.fr/flash-actu/2011/06/07/97001-20110607FILWWW00640-syrie-demission-de-l-ambassadrice-a-paris.php , et démentie par Madame Shakkour :

http://www.lexpress.fr/actualites/1/monde/l-ambassadrice-de-syrie-en-france-dement-sa-demission-et-parle-de-desinformation_1000391.html . On a ici un exemple de la grande fiabilité (et professionnalité) de nos media.

[11Gilles Vigneault.


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Dominique Fernandez : Ramon
Bernard GENSANE
(Paris, Grasset, 2008) La lecture des livres de Dominique Fernandez (romans, livres de voyage, photographies) m’a toujours procuré un très grand plaisir. Avec, cependant, deux petits bémols. Pour se rassurer, j’imagine, Fernandez éprouve le besoin d’en faire des kilos, d’écrire jusqu’à plus soif. Dans son très beau livre sur Tchaikovski, par exemple, s’il ne nous décrit pas trois cents rues et artères russes, il n’en décrit aucune. Dans son Ramon, il nous inflige, par le menu (c’est le cas (…)
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