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Thierry Aymès. La Philo en 50 chansons

Pour écrire un tel livre, il fallait être philosophe, auteur-compositeur, musicien, féru de chanson française. You name him, comme disent les Grands-Bretons, et vous dévorez cet ouvrage très original qui prend le pari (et le gagne) d’associer des extraits de chansons populaires françaises à des développements philosophiques des plus grands penseurs de l’histoire de l’humanité.

Qu’ont donc Brassens, Ferré, mais aussi Clo-Clo ou Lorie à nous apprendre en matière de philosophie ? Beaucoup. Car, même si c’est à l’insu de leur plein gré, ils nous transmettent des pensées philosophiques élevées, des visions du monde originales, une phénoménologie, un « sens de l’être », pour reprendre une expression de Heidegger.

Dans son Éthique à Nicomaque, Aristote postule que « nous sommes ce que nous répétons sans cesse ». Dans son plus grand succès, notre Clo-Clo national ne dit rien d’autre :

Sur toi je remonte le drap
 
J’ai peur que tu aies froid
 
Comme d’habitude
 
Ma main caresse tes cheveux
 
Presque malgré moi
 
Comme d’habitude

D’où cette puissante réflexion du philosophe grec : « L’excellence n’est donc pas un acte, mais une habitude ». Est un homme bon, est un être qui accède à la vertu, celui qui réalise bien sa fonction. Le problème ici est le « Presque malgré », annonciateur de la fin de leur amour. Par ce « comme si », les deux amants ne sont plus dans le sentiment mais dans l’artifice, dans la fin du désir (que nous retrouverons tout au long de ce livre).

Le stoïcien Sénèque aurait aimé cette chanson de Michel Sardou :

Elle fait chanter les hommes et s´agrandir le monde.
 
Elle fait parfois souffrir tout le long d´une vie.
 
Elle fait pleurer les femmes, elle fait crier dans l´ombre
 
Mais le plus douloureux, c´est quand on en guérit.

Il n’y a pas d’amour heureux parce que l’amour est une « maladie ». Le refrain de la chanson est inspiré du Canon de Pachelbel, avec sa basse « obstinée », immuable, qui nous dit que le plus bel amour est celui que l’on veut connaître et qui nous rendra malade. Pour Sénèque, le mal d’amour est à « tenir en quarantaine », selon Aymès. D’ailleurs les Anglais « tombent » amoureux. Pour Sénèque, la passion est une maladie aux antipodes de la Raison.

Lorsque Céline Dion perd sa jeune sœur de seize ans (mucoviscidose), elle se tourne (avec Jean-Jacques Goldman) vers Épicure :

Vole, vole, petite sœur
 
Vole, mon ange, ma douleur
 
Quitte ton corps et nous laisse
 
Qu’enfin ta souffrance cesse

Le point de vue sur la mort est nettement judéo-chrétien. Karine va rejoindre le paradis post-mortem réservé aux Justes. Quant à Épicure, dans une lettre adressée à un de ses disciples, il explique que

Les dieux ne sont pas à craindre
 
La mort n’est pas à craindre
 
On peut atteindre le bonheur
 
On peut supprimer la douleur.

Inutile d’être effrayé par la mort, ajoute le philosophe : « la mort n’est rien pour nous, puisque lorsque nous existons, la mort n’est pas là et lorsque la mort est là, nous n’existons pas. » Il n’en va pas de même pour la souffrance.

La chanson de Johnny “ Requiem pour un fou ” (une des plus dramatiques qu’il ait jamais interprétée) pose un sacré problème :

Je n’étais qu’un fou, mais par amour.
 
Elle a fait de moi un fou, un fou d’amour.
 
[…]
 
Je l’aimais tant que pour la garder
 
Je l’ai tuée.
 
Pour qu’un grand amour
 
Vive toujours, il faut qu’il meure :
 
Qu’il meure d’amour.

Pour que ce raisonnement dramatique ne se morde pas la queue, il faut faire appel à Michel Foucault. Observons que Johnny n’est “ que ” fou d’amour. Un amour à ce point fusionnel que chacun a de l’autre une vision totalement négative, et que celui qui tue impute à la victime la responsabilité de son crime. Pour Foucault, la folie est un fait culturel. Il ne faut donc pas, explique Aymès, « penser le monde en le coupant du monde où il vit. » Que Johnny soit rassuré : son crime n’est pas seulement sien ; il nous appartient en partie.

Peut-on, comme Camille, prendre la douleur de l’autre :

Lève-toi, c’est décidé,
 
Laisse-moi te remplacer,
 
Je vais prendre ta douleur.

Schopenhauer en aurait salivé : prendre la douleur de quelqu’un n’est pas la supprimer, d’autant que « la souffrance est le fond de toute vie ». La souffrance, nous dit l’auteur, appelle une interrogation ontologique en ce qu’elle nous oblige à donner un sens à notre être.

Charles Trenet ne pouvait pas ne pas rencontrer Spinoza avec son “ Y a d’la joie ”. La chanson commence par un emprunt à Verlaine : « Y a d’la joie, dans le ciel par-dessus le toit ». Mais alors que pour Verlaine (qui est en prison) tout est bleu, calme et douceur – par compensation, tout est délire chez le fou chantant. Une folie qui suscite des visions de liberté. L’esprit du Front populaire est encore là. Le métro de la station Javel court vers le bois, la tour Eiffel part en balade, le percepteur refuse les impôts. Bien sûr, Trénet rêve mais cela lui permet d’écrire cette chanson et de réfléchir – différemment de Verlaine, bien sûr – au manque. Alors qu’il balayait une cour de caserne, Trénet s’est obligé à être heureux. D’où la philosophie de la joie de Spinoza pour qui il n’existe pas de transcendance dans la mesure où l’univers est tout entier contenu dans l’être humain, appréhendé par lui. Par l’univers nous existons et nous désirons : « Le désir ne résulte pas d’un manque mais n’est rien moins que l’essence même de l’homme. » La beauté n’est pas dans la tour Eiffel qui part en balade mais dans le point de vue à partir duquel je désire. C’est par ce désir que Trénet a pu s’abstraire de sa caserne. Tandis que Verlaine, angoissé, pleurait son bonheur perdu. Tout comme Trénet, Ferrat décrètera que « c’est beau, c’est beau la vie ». Loin de toute transcendance car les choses et les êtres « tremblent et palpitent » d’elles-mêmes.

Fils d’un banquier failli et véreux, Diogène le Cynique se surnomma Le Chien. Cela n’a peut-être pas échappé à Michel Fugain (et Pierre Delanoë) :

Aime la vie, aime
 
Comme un voyou, comme un fou, comme un chien,
 
Comme si c’était ta dernière chance
 
Chante, oui chante.

Cinq ans après mai 68, on peut encore chanter la vie. Et penser comme Marc-Aurèle qu’il faut « accomplir chaque action de la vie comme si c’était la dernière ». Même dans le dénuement extrême, quoique choisi. Diogène ne possédait qu’un bâton et une écuelle, avant de se débarrasser de cette dernière lorsqu’il vit un enfant boire dans le creux de ses mains. Il avait trouvé la liberté absolue qui lui permit de défier l’empereur Alexandre. Tout à fait autre chose que la « liberté de penser » de Florent Pagny que l’auteur de ce livre, en tirant un peu sur la perruque, associe à Voltaire. Non, la liberté proclamée par Pagny n’est rien d’autre que le privilège de pouvoir escroquer les Français en ne payant pas d’impôts.

La “ foule sentimentale ” d’Alain Souchon est un hommage à Alain Baudrillard :

Aïe, on nous fait croire
 
Que le bonheur c’est d’avoir
 
De l’avoir plein nos armoires

On connaît le célèbre carré : avoir-être, savoir-paraître. Mais il y a aussi avoir-être, consommer-penser. Lorsque la consommation tient lieu de pensée, elle efface la morale. La littérature est “ Paul Loup Sulitzérisée ” et les corps sont “ Claudia Schifférisés ”. Dès 1970, Baudrillard expliquait que la finalité de la société de consommation n’était pas d’assouvir nos désir ou de satisfaire nos besoins mais de structurer les relations sociales. Les montres de luxe pour les utilisateurs du bon français, les voyages en avion low cost pour les locuteurs d’une langue peu soutenue.

Une magnifique illustration de la pensée de René Girard dans cette belle chanson d’amour de Matt Pokora : “ Elle me contrôle ” :

Tu es désirée de tous
 
Sur cette île moi seul peut te combler

Ce qui signifie tout simplement que, pour l’auteur de La Violence et le sacré, « L’homme désire toujours selon le désir de l’autre ». Je désire Nespresso par la médiation de George Clooney. Je ne désire pas par moi-même, même si j’ai intériorisé l’objet de mon désir.

On conclura avec le temps (« va, tout s’en va ») et les puissantes réflexions de Vladimir Jankelévitch. Comme le temps ne suspend pas son vol, il est forcément dissocié de l’espace et de son contenu. L’Ulysse qui revient à son point de départ ne retrouve pas la même Pénélope, la même Ithaque parce qu’il est un autre Ulysse qui s’est senti « blanchi comme un cheval fourbu » et peut-être « floué par les années perdues ».

Paris : Les Éditions de l’Opportun, 2013.

Bernard Gensane

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