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L’aliénation linguistique

Une nouvelle rubrique pour Le Grand Soir. Je dois son titre au livre qu’Henri Gobard, un de mes professeurs à Amiens, publia au début des années soixante-dix chez Flammarion, avec une préface de Gilles Deleuze.

Dire « week-end », « datcha » ou « minestrone » ne relève pas de l’aliénation linguistique car le locuteur sait fort bien que, en l’occurrence, il utilise des termes empruntés à des langues étrangères. L’aliénation linguistique commence lorsqu’on parle inconsciemment une langue étrangère dans sa propre langue. Si je dis : « j’ai travaillé sur une ferme cet été », je parle anglais. Imaginons Brel chantant :

Sur le port d’Amsterdam

Y’a des marins qui chantent

Et Verlaine se lamentant :

Il pleure sur mon coeur

Comme il pleut sur la ville

« Il pleut à Paris » n’a pas le même sens que « Il pleut sur Paris ».

Autre exemple : Si je dis : « A la FNAC, il y a un espace dédié à l’informatique », je parle anglais. Je calque le verbe anglais « to dedicate » qui signifie à la fois (l’anglais est ici moins précis que le français) dédier et consacrer (« to dedicate one’s life to politics » signifiant « consacrer sa vie à la politique »). Et quand je dis : « Allez sur Internet, vous y trouverez un espace dédié », je ne parle plus aucune langue, je suis dans le néant langagier, le sabir intégral.

L’aliénation linguistique peut, a priori, concerner toutes les langues. J’écris ces lignes au lendemain d’un non-événement que le monde entier nous envie : l’annulation du match PSG-OM, rencontre que les médias nous ont présenté comme le « classico ». Ceux qui auraient osé parler d’un « classique » eussent été des ploucs. On s’en doute, la cause de l’aliénation se retrouve massivement dans l’anglo-américain, pas la langue de Shakespeare ou de Henry James, mais la langue du dollar, du baron Seillière, de Wall Street, de la CIA.
Lorsqu’on parle dans une autre langue à l’insu de son plein gré, on pense dans une autre langue. Orwell (qui connaissait sept langues) avançait même que penser dans une autre langue revenait à mal penser, techniquement, bien sûr, mais aussi moralement.

L’une des thèses d’Henri Gobard est qu’en amont de l’aliénation linguistique il y a le renversement qui s’est opéré depuis un demi-siècle environ lorsque l’économique a d’abord pris le pas sur la politique, puis l’a complètement déterminée. Cette subordination du politique à l’argent a débouché sur l’aliénation de la culture, donc de la langue qui n’est plus un espace de communication, d’échanges, de vibrations mais un facteur de conditionnement, une arme de décomposition. Le marché tue la culture, tue la langue après s’en être abreuvé.

Deux exemples pour la route et pour en finir provisoirement.

D’abord l’interjection « Woaou ! » Nous sommes ici dans la lallation. Ce surgissement pré-verbal est moins utilisé par les Étatsuniens dans la vie de tous les jours que par les auteurs des séries B de télévision en mal de vocabulaire (comme « O My God ! » traduit bêtement par « ô Mon Dieu » en français). Je propose au choix : « Ah, la vache ! », « Dingue ! », « Super ! », « Putain ! », « C’est pas vrai ! ». Liste non exhaustive.
Deuxième exemple : « Je l’ai connu deux ou trois ans en arrière », voire « il y a deux ou trois ans en arrière ». Il se trouve que l’expression anglaise « two or three years ago » a été progressivement supplantée, à l’oral puis à l’écrit, par « two or three years back ». Alors, bien sûr, « je l’ai connu il y a deux ou trois ans » est désormais complètement ringard.

A suivre.

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