Johann Chapoutot. La loi du sang – Penser et agir en nazi

Il y a une vingtaine d’années, m’est tombée sous les yeux une longue étude sur les Einsatzgruppen, ces groupes d’intervention composés surtout de SS, chargés de l’assassinat de populations civiles, principalement juives, dans l’Europe centrale et de l’Est. On sait que ces supplétifs se comportèrent avec une férocité inouïe au point de susciter un vrai malaise dans la Wehrmacht. Ce que l’on sait moins (et que je découvris lors de cette lecture), c’est qu’à l’image d’un des principaux responsables de ces tueurs, Otto Ohlendorf, assistant d’un professeur de droit public, les commandants de ces Einsatzgruppen étaient bardés de diplômes. Le plus souvent dans les matières littéraires et artistiques.

Je fis part de mon étonnement à un collègue allemand de ma génération. Il était parfaitement au courant des qualifications de ces officiers et ajouta que, dans le parti nazi, les enseignants, les dentistes, les architectes étaient surreprésentés. Une des raisons pour lesquelles, selon lui, l’Allemagne des années soixante connaîtrait une telle effervescence gauchiste, en réaction à la dénazification bien timide des cadres de l’Éducation, de la Police, de la Justice, de la Fonction publique en générale.

Ceci pour dire qu’il serait primaire de ne voir dans le nazisme qu’une bande de bourrins (même s’il y en eut quelques-uns, Ribbentrop, par exemple) menée par un fou furieux. En 1933, l’Allemagne est, jusque dans ses profondeurs, un pays de grande culture dotée d’une administration très efficace, en partie grâce aux juifs qui aiment cette contrée où ils vivent depuis des siècles (alors que les juifs russes ou polonais ne raffolent pas de leur pays de résidence).

Végétarien, Himmler honnissait la chasse : « Comment pouvez-vous prendre plaisir à tirer par surprise sur les pauvres bêtes innocentes et sans défense qui broutent paisiblement à l’orée des bois ? A bien y regarder, c’est de l’assassinat pur et simple... ». Pour passer de l’amour des biches à l’extermination industrielle de millions d’humains ou, plus exactement, pour se livrer simultanément à ses deux activités, il fallait, bien sûr, une logistique phénoménale, mais surtout un corpus idéologique, une armée d’intellectuels comme seules les grands pays en possèdent. Buchenwald est située à 10 kilomètres de Weimar, ville associée à Goethe, Cranach, Bach, Schiller, Liszt, Strauss, Kandinsky, Klee, Gropius, Mies van der Rohe.

Dans son dernier livre, Johann Chapoutot – dont la thèse de Doctorat traitait de l’Antiquité et du nazisme – creuse jusqu’aux racines du mal, jusqu’à ce qui a permis de rendre « normale » et « légale » la monstruosité. Pour revenir à ce que je mentionnais plus haut, il fallait effectivement des diplômés dans le commandement des Einsatzgruppen, capables de raisonner, de faire partager leur cheminement intellectuel à des hommes de base qui, a priori, répugnaient, par exemple, à tuer d’une balle dans la tête des enfants devant leurs parents ou à brûler vif la population d’un village dans une synagogue. « Mieux comprendre », nous dit Chapoutot, sert à « mieux juger ».

Comme Hannah Arendt lorsqu’elle parlait d’Eichman, Chapoutot postule qu’il ne faut pas faire des criminels nazis des étrangers à notre humanité. Les nazis furent des êtres humains qui ne considérèrent pas leurs actes comme des crimes, comme des actes monstrueux mais comme un devoir (aufgabe) nécessaire, historique et glorieux. Ceci posé, il convient de partir à la recherche de l’univers mental des nazis, de leur vision du monde, de leur système de valeurs.

Le nazi appartient à une race dont le sang sécrète la culture, explique l’auteur. Le Juif est l’ennemi archétypique car il est de sang mêlé depuis les millénaires de la diaspora. Comme il n’a pas de conscience pure, il s’en remet à une transcendance, la Loi du rabbin. La Loi du nazi, en tant qu’être germanique, c’est « ce qu’il ressent comme juste », donc qu’il respecte de manière atavique. Le droit d’avant le Troisième Reich était un droit bourgeois, celui d’une classe qui luttait contre la monarchie absolue. Chez les Nazis, le droit est coutumier et oral. La norme juridique coule comme le sang. Le juriste préféré des nazis était Jacob Grimm (à qui Walt Disney doit tout), juriste philologue et folkloriste. Dans le folklore réside l’âme du peuple qui dicte la norme. Himmler exige que l’on réhabilite les proverbes juridiques : « Marie-toi sur un tas de fumier, tu sauras à qui tu peux te fier. »

Fidèle, le Germanique sert le groupe. On retrouve le vocable Dienst dans quantité de mots composés et d’expression (un retraité est außer Dienst : hors du service, la Fonction publique est der öffentliche Dienst). Selon un manuel de la SS, la fidélité est une affaire de cœur, pas d’entendement. L’Allemand doit retrouver la vérité des peuples primitifs, ce que tentera l’amie d’Hitler (et de Cocteau !) Leni Riefenstahl avec les Nouba du Soudan.

Historiquement l’ennemi de l’Allemand est la Révolution française égalitariste, douce aux médiocres, assassine de l’ancienne aristocratie franque. Charlotte Corday est une héroïne qui a poignardé le juif (sic) Marat, d’origine sarde. L’égalitarisme de la Révolution française n’aurait pas été possible sans l’égalitarisme universaliste chrétien, du juif Paul (Saul) en particulier, qui a préféré les individus aux peuples, aux sangs. Pour les Nazis, Jésus n’a pas pu être « un Juif de plein sang » mais un Aryen qui pensa en Aryen. Il est cependant permis d’être chrétien à condition d’être “ chrétien-allemand ”. L’on peut dès lors communier avec la nature (religion-relier), avec « l’origine, avec la naissance ». Himmler pense par ailleurs que le christianisme tend vers « l’extermination absolue de la femme » et qu’il a rendu les blonds Germaniques émollients. Le rôle de l’État sera de préserver la « communauté des êtres vivants de même race et de même conformation physique et psychique », ce qui est bon pour la race étant forcément moral. Les individus peuvent mourir, les peuples demeurent. Les cinq piliers du peuple allemand sont « la race, le sol, le travail, la communauté, l’honneur ». Telle est la réalité de l’existence humaine. Le peuple est déterminé par le sang et le sol (Blut und Boden). Chaque race est associée à un territoire.

Pour les nazis, l’Allemand est spontanément un benêt un peu lourdaud. Il lui faut donc combattre (Mein Kampf) en permanence ceux qui lui tondent la laine sur le cou, lui dévorent sa chlorophylle : les Juifs, « le bacille juif ». C’est une obligation naturelle : un animal ne vit que lorsqu’il tue un autre animal. Hormis le bacille juif, il est nécessaire de combattre tous les asociaux, les « étrangers à la communauté », comme les homosexuels, les tziganes, les fous, les alcooliques.

L’Autre est nié, qu’il s’agisse d’un prisonnier de guerre russe, un slave donc un esclave, ou un Polonais dont le territoire sera récupéré pour satisfaire aux besoins de l’espace vital de l’Allemand. Bismarck et Guillaume II ont été trop faibles lorsqu’ils accordèrent quelques droits aux Polonais. Les cadres de ce pays devront être physiquement éliminés. Sous les ordres de Goering, 20 000 fonctionnaires vont organiser économiquement les pays occupés de l’Est. Autant le peuple allemand sera monolithique (il faudra donc récupérer les Allemands éparpillés à l’étranger par le traité de Versailles), autant les peules de l’Est devront être zersplittert, morcelés à l’extrême. Biologique, la citoyenneté allemande n’est pas déterminée par des frontières. Cette citoyenneté relève également de la nature : tout ce qui est à l’ouest de la ligne méridienne des hêtres a vocation à être allemand.

Mais, une fois le Reich vaincu, « penser et agir en nazi », ce sera tout à fait autre chose. À l’exception de quelques SS cohérents qui feront face à leur responsabilité en se rendant, les anciens maîtres du monde s’affubleront d’une fausse moustache et d’une paire de lunettes, raffleront tout ce qu’ils pourront dans la caisse et iront se cacher en Amérique latine où ils exerceront comme boulangers, éleveurs de poules ou conseillers techniques de polices ou d’armées de régimes fascisants.

Banal, disait Hannah Arendt. Misérable, plutôt.

Paris : Gallimard, 2014, collection : Bibliothèque des histoires ISBN : 978-2-07-014193-7 EAN : 9782070141937 PRÉSENTATION : Broché NB. DE PAGES : 567 p.

PS : Je me permets de signaler ce témoignage de Maurice Cling, ancien professeur de linguistique anglaise à Paris 13, déporté enfant.

COMMENTAIRES  

28/01/2015 16:07 par Dwaabala

J’ai lu il y a fort longtemps le livre Une petite ville nazie de William Sheridan Allen, sociologue, étude de la montée et du triomphe du nazisme et de la terreur dans la petite ville de Thalburg, pseudo pour une petite ville de Basse-Saxe.
Il est constamment réédité et doit ou devrait se trouver dans les bonnes bibliothèques municipales (10/18 = 27 euros).
Il n’est peut-être plus dans celle de Hénin-Beaumont.

28/01/2015 17:17 par D. Vanhove

Misérable, sans aucun doute... et vraiment abject !... Cela dit, ce n’est qu’un constat qui ne doit pas nous faire croire que nous serions définitivement vaccinés contre une telle abjection... Au contraire, les ingrédients remontent régulièrement à la surface pour nous indiquer que "la bête immonde" est toujours prête à ressurgir... alimentée par qqs intellectuels, précisément, qui ont auj’hui une arme plus redoutable que par le passé : la toile, par laquelle elle fait nombre d’émules en un temps record... Il nous faut donc être plus lucides et plus vigilants que jamais !

28/01/2015 18:04 par Christophe

On découvre un peu de tout cela dans le roman ’Les bienveillantes’ de Jonathan Littell : dérive d’un jeune professeur d’université devenu cadre Nazi et SS. C’est assez difficile à lire car l’auteur (qui a été critiqué pour cela) a pris le parti de mettre le ’je’ du roman dans la peau de ce personnage, obligeant le lecteur à s’interroger sur lui-même...
Les fachos sont parfois des gens intelligents à la recherche de radicalité face à un monde médiocre. Je me souviens d’un artiste fasciste mais attachant, aimant les contacts sociaux avec beaucoup d’énergie, qui a totalement changé (en quelques jours) quand il a découvert la radicalité des situationnistes (G . Debord), il a depuis brûlé toutes ses œuvres, milité un temps et écrit dans une revue anarchiste et est enfin devenu totalement hippy...

28/01/2015 21:01 par Grain de sel

L’adhésion des élites formées, au projet hitlérien
Devait les mener au bout de la férocité libérée de toute moralité
Leur foi au surhomme aryen était décomplexé de toute honte
Leur honte, c’étaient les autres, les inférieurs ou les traîtres
La vie d’une biche leur suscitant plus d’empathie que la vie de millions d’inférieurs humains
Même le divin marquis n’aurait pu écrire une histoire pareille
Sans passer le restant de sa vie au cachot

Perso, j’aime bien la théorie de Guglielmo Ferrero
Que j’ai découvert sur le site dedefensa de Ph. Grasset
Sur " l’idéal de perfection" confronté à " l’idéal de puissance"
Qui provoque un choc à l’intérieur de notre civilisation
Et de nous-même peut-être aussi
Remarquable actualité d’une théorie écrite il y a cent ans
A recommander sans modération

29/01/2015 00:26 par Aris

C’est bien de suprémacisme dont il s’agit. Ph. Grasset en donne cette définition :

" Pour nous, le racisme se définit par rapport aux autres, de diverses façons, dans un univers relatif et circonstanciel ; le suprémacisme se définit par rapport à soi, et à soi seul à l’exclusion du reste, comme un caractère identitaire dans un univers absolu. (Le racisme ne conduit pas nécessairement à l’oppression et il peut changer, évoluer, éventuellement disparaître ; le suprémacisme ne peut évoluer par définition et conduit nécessairement à l’oppression.) L’anglosaxonisme, ou panaméricanisme, est suprémaciste, comme le fut le pangermanisme et son rejeton catastrophique que fut le nazisme. ...Notre appréciation a toujours été que le racisme est une situation indirecte, dépendant d’autres facteurs (économiques, politiques, psychologiques), au contraire du suprémacisme qui est effectivement une conception qui affirme absolument et au-dessus de tout une supériorité donnée. Le racisme est un concept relatif, changeant, amendable, souvent déterminé selon des facteurs extérieurs à lui ; le suprémacisme est un concept absolu, qui ne souffre ni dérogation, ni intrusion quelconque d’une donnée extérieure. Le premier peut conduire à des incidents ou à des crises graves, le second conduit à une logique de l’anéantissement
... A l’Ouest, le nazisme est identifié dans son aspect destructeur et maléfique quasi-exclusivement dans le chef de son antisémite. Pour la perception à l’Est, il n’est pas seulement antisémite, il est suprémaciste en affirmant une supériorité raciale et l’infériorité de toutes les autres races, ce suprémacisme englobant alors l’antisémitisme. Cela explique que le Russe, considéré comme un “sous-homme” par les Nazis, se juge aussi menacé par le nazisme que le juif.
...Le suprémacisme anglo-saxon, ou américaniste (qui porte également, dans ce cas, le nom pompeux et plein d’arrogance satisfaite d’“exceptionnalisme”) est, aujourd’hui, ce qui nous occupe le plus dans ce domaine. On sait que nous marions ce suprémacisme avec le système du technologisme, dont le complexe militaro-industriel (US) est l’une des formes les plus puissantes et les mieux organisées, et dont les rapports avec le nazisme sont connus et largement documentés
http://www.les-crises.fr/souverainisme-versus-supremacisme-par-dedefensa-org/

Quant à un retour en force de l’Allemagne aujourd’hui, Emmanuel Todd fait ce constat :

"[Olivier Berruyer] Vous dites « La France ne peut finalement pas contrôler l’Allemagne » : n’y a-t-il rien à faire ou est-ce à quelqu’un d’autre de le faire ?
[Emmanuel Todd] C’est à quelqu’un d’autre de le faire. La dernière fois, cette tâche est revenue aux Américains et aux Russes. Il faut admettre que le « système Allemagne » est capable de générer une énergie prodigieuse. En historien et en anthropologue, je pourrais dire la même chose du Japon, de la Suède ou de la culture juive, basque ou catalane. C’est un fait : certaines cultures sont comme ça. La France a d’autres qualités.
...L’Allemagne joue un rôle complexe, ambivalent mais moteur dans la crise : souvent, la nation allemande apparaît comme pacifiste, et l’Europe, sous contrôle allemand, agressive. Ou l’inverse. L’Allemagne a désormais deux chapeaux : l’Europe est Allemagne et l’Allemagne est Europe. Elle peut donc parler à plusieurs voix. Quand on connaît l’instabilité psychique qui caractérise historiquement la politique extérieure allemande, et sa bipolarité, au sens psychiatrique, dans son rapport avec la Russie, c’est assez inquiétant. Je suis conscient de parler durement mais l’Europe est au bord de la guerre avec la Russie, et nous n’avons plus le temps d’être courtois et lisses."
http://www.les-crises.fr/todd-2-les-acteurs-sont-incompetents/

Les suprématismes se réveillent ou se déploient, on ferait bien de faire gaffe à nos miches !

29/01/2015 09:59 par jidé

Savez-vous ce qu’est devenu Guy Debord à la fin de sa vie ? J’ignore si mes informations sont fiables, mais ce n’a pas été à la hauteur de ce qui avait précédé.

29/01/2015 11:45 par Bernard Gensane

Gravement alcoolique, Debord s’est suicidé avec un fusil de chasse. Que dire d’autre ?

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