Au revoir, camarade !

Valentin-JRCF

Au revoir, camarade !

Il y a encore trois semaines, j’étais à Monemvassia, dans le petit cimetière surplombant la route qui monte du pont vers la ville basse. Je me suis trouvé tout ému devant la tombe du grand Yannis Ritsos, mais j’étais loin de penser que moins d’un mois plus tard je vivrais la disparition d’un autre grand artiste, et de celui qui avait "rendu au peuple" ses poèmes en en tirant des chansons.

Mikis Theodorakis avait 96 ans. Un petit siècle de vie et d’oeuvre qui aura laissé à son peuple et aux militants progressistes du monde entier tant d’images impérissables...

Il est de ceux "qui dansent sur la place/dans les maisons tremblent les plafonds/et sonne la verrerie dans les étagères".[...] Il a la Grèce comme porte-bonheur. Et la Grèce reconnaît son visage dans son oeuvre.(Yannis Ritsos, à propos de Theodorakis)

Octobre 1974. La dictature a été renversée depuis trois mois maintenant et tout un peuple célèbre sa victoire au stade Karaïskakis. Mikis dirige, Mikis chante. Le concert a tant de succès qu’il forcera les organisateurs à en organiser un deuxième, immense, où beaucoup des plus grands artistes du pays le rejoindront : Maria Faradouri dont la voix a déjà porté nombre de ses compositions, les chanteurs populaires Giorgos Dalaras et Antonis Kalogiannis mais aussi Melina Mercouri, Nikos Xilouris et le compositeur Manos Loïzos. On retrouvera Mikis pleurant et chantant avec une passion partagée par tout le public qui l’accompagnait. Et quand ils crieront tous d’une seule voix "Donnez la junte au peuple", il leur répondra par la chanson "Ena to Helidoni" (une hirondelle) d’Elytis, comme un avertissement devant la difficulté de la tâche encore à accomplir. Et aujourd’hui, alors que les espoirs du peuple grec ont rencontré tant de trahisons, cette réponse sonne comme une prophétie.

Au revoir, camarade !

Le 22 mai 1963, le député Grigoris Lambrakis (EDA – façade légale du KKE encore interdit) est assassiné à Thessalonique. A la suite d’une enquête qui révèle l’implication de hauts fonctionnaires et de politiciens au pouvoir, Mikis préside les "lambrakides", ces jeunes militants qui dessineront à sa mémoire des lettres "Z" dans tout le pays (en grec, la lettre se prononce "zi" qui signifie également "il est vivant"). Six ans plus tard, Mikis est en prison et la dictature en place punit gravement toute écoute de sa musique, mais cela n’empêchera pas le réalisateur Kostas Gavras d’utiliser sa musique pour réaliser son film "Z" d’après le roman de Vassilis Vassilikos qui raconte l’assassinat et l’enquête. Le compositeur ne découvrira le film qu’un an plus tard lors de sa libération.

En 1962, Mikis est invité à La Havane en temps que membre de l’EDA. Il y est très attendu car l’une de ses chansons – "Luna de miel", tirée du film éponyme de Michael Powell - connaît un franc succès sur l’île. Il rencontre Fidel Castro et reste une semaine jusqu’à ce que l’humidité de la capitale cubaine lui devienne insupportable. Alors qu’il se prépare à repartir, un certain Ernesto Guevara lui dira fermement qu’il est hors de question qu’il parte, que l’air est plus frais dans les montagnes et qu’il l’emmènera le lendemain avec lui dans la Sierra Maestra. Il décrira cette semaine avec le Che comme inoubliable. Des années plus tard, il reviendra à Cuba en tant que musicien, pour y jouer notamment le Canto General de Pablo Neruda. A la fin du concert, devant la foule en liesse, Fidel Castro le prendra dans ses bras en lui disant combien les musiciens révolutionnaires sont rares et comme ils sont importants. Les deux hommes deviendront amis et s’écriront régulièrement.

Au revoir, camarade !
Mikis Theodorakis est un musicien classique de formation. Ce sont les exils à Ikaria puis Makronissos qui lui feront découvrir la musique populaire, en particulier le rebetiko. En 1958, il crée sa mise en musique d’Epitaphe de Ritsos et en est très déçu. Ceci l’amènera à produire une nouvelle version avec la voix de Grigoris Bithikotsis, un orchestre symphonique et un bouzouki (Manolis Hiotis). Cette association entre musique classique et musique populaire grecque choquera encore pendant des décennies, bien qu’elle rencontre un succès indéniable. Avec son ami Manos Hadjidakis, ils ouvriront ainsi la voie à la nouvelle musique populaire grecque (laïka).

Après Epitaphe, Mikis Theodorakis mettra en musique de nombreux grands poètes grecs : Ritsos encore plusieurs fois bien sûr, mais aussi Elytis (Axion Esti), Seferis, Kazantzakis...et internationaux : Pablo Neruda, Federico Garcia Lorca avec l’idée d’apporter ainsi la littérature et la musique classique au peuple auquel elles sont destinées. Ritsos disait de lui qu’"il a apporté la poésie à la table du peuple, à côté de son verre et de son pain". De Ritsos encore, il adaptera Romiosini – grecité, du nom turc romios qui désignait les Grecs et qu’on utilise depuis lors pour évoquer la culture grecque dans son ensemble – pour en tirer de grands hymnes révolutionnaires tels que "Tha simanoun i kabanes" (Les cloches sonneront).

Au revoir, camarade !

Dès le début des années 50, Mikis Theodorakis s’intéresse au cinéma, inspiré par le Stella de Kakogiannis, dont la musique est composée par Hadjidakis et interprétée par Vassilis Tsitsanis. Sa première grande réalisation sera le film d’Alekos Alexandrakis Synikia to oniro (Quartier Le Rêve), censuré dès sa sortie, où chante Bithikotsis notamment dans la chanson phare : "Vrehei sti ftohogeitonia" (Il pleut sur le bidonville). Ce sera le début d’une longue et prolifique carrière pour le cinéma : avec Kakogiannis pour Zorba, succès planétaire où il rend musicalement hommage à la Crète de ses origines, avec Gavras dans Z et trois ans plus tard dans Etat de Siège, avec Sidney Lumet pour Serpico ainsi que dans plusieurs transpositions modernes de tragédies classiques : Phaedra de Jules Dassin, la trilogie Electra-Les Troyennes-Iphigenia de Kakogiannis.

L’année dernière, voyant du haut de ses 95 ans sa dernière heure approcher inexorablement, le compositeur avait écrit au secrétaire du KKE, Dimitris Koutsoumbas : "Maintenant à la fin de ma vie, à l’heure des comptes, les détails quittent mon esprit et les "Grandes Lignes" restent. Ainsi je vois que mes années les plus cruciales, les plus fortes et les plus accomplies je les ai passées sous le drapeau du KKE. Pour cette raison je veux quitter ce monde en communiste." Cette dernière parole, expression de près d’un siècle de lutte pour lequel nous ne sommes pas près d’avoir fini de te remercier, nous n’avons pas fini de l’entendre résonner. En espérant qu’elle dure toujours, camarade, toi qui as combattu en décembre sans que jamais une balle ne t’atteigne*, nous te saluons !

Valentin, JRCF

*"Sur ma tombe je veux qu’on écrive : il a combattu en décembre. J’ai aussi le sang crétois et j’aime les chars. J’ai combattu. J’aimais le son du combat. Où il y avait une bataille, je courais et j’entrais dedans, aucune balle ne m’a atteint." (Mikis Theodorakis) Note du traducteur : il s’agit de la bataille d’Athènes en décembre 1944.

 http://jrcf.over-blog.org/2021/09/au-revoir-camarade.html?fbclid=IwAR0l-7OiGmv1wEx5pdQ9cHXgrz42L-AAxVx4GjodUOqBr9HdUzkT3

COMMENTAIRES  

11/09/2021 20:53 par Auguste Vannier

Merci pour ce très bel hommage ...

12/09/2021 06:27 par babelouest

Quel homme inoubliable !
Revoir ce concert à Berlin-Est (1987)
https://www.youtube.com/watch?v=Xjnlcs-3xDM

13/09/2021 15:36 par Autrement

Au revoir camarade :
Trois poèmes de Yannis Ritsos (extraits du recueil Xειρονομίες, Gestes), et un quatrième, mis en musique par Mikis Théodorakis.

L’AUTRE CITÉ
Il y a plusieurs solitudes et elles s’entrecroisent, dirait-on, en haut et en bas
et d’autres au milieu ; différentes ou pareilles, inéluctables, imposées
ou comme choisies, comme libres - entrecroisées toujours.
Pourtant, en profondeur, au centre, il y a seulement la solitude, unique - dirait-on ;
une cité en creux, à peu près sphérique, sans aucune de ces
multicolores réclames électriques, magasins, motocyclettes,
mais avec une lumière blanche, vide, brumeuse, interrompue
par des étincelles de signaux inconnus. Dans cette cité
habitent de tout temps les poètes. Ils marchent sans bruit les bras croisés,
ils se rappellent les choses passées, indéfinies, oubliées, des mots, des paysages,
eux les consolateurs du monde, toujours inconsolés, pourchassés
par les chiens, les hommes, les mites, les souris, les étoiles,
pourchassés aussi par leurs propres paroles, dites ou non dites.

REFUS
Non, non, ne mets pas le drapeau ; il n’y a pas de fête chez nous.
Ferme la porte ; ferme la fenêtre. Je ne peux pas le voir,
ce cheval rouge à la jambe coupée, en train de paître
dans le champ jaune. Chaque fois que sur la place on bat les tambours,
il bondit, il se secoue, la crinière en bataille - il ne peut pas courir.
Les gens, comme le temps passe, se font plus rares. Les poules ne pondent plus.
C’est pour cela que je suis particulièrement attentif à ton dé à coudre, quand tu couds.

UN HOMME
Drôle d’homme, en vérité, avec un regard inverse,
une démarche inverse. Dans son corps (sûr, nous le savions),
il avait accumulé, non pas du tout des images, non des copies - les choses elles-mêmes,
ces belles montagnes plantées de pins, la colline avec ses trois colonnes,
l’oliveraie au pied de la colline, le cheval rouge, les gradins
creusés dans le rocher, montant à la maison qui fume, et ensemble
les deux verres sur un plateau d’argent. Quand on l’enferme, lui, il gravit
ces montagnes plantées de pins (dans son propre corps), il s’assied sur la pierre,
il regarde la mer, en caressant une large feuille de platane sur ses genoux,
comme s’il lissait une lettre, froissée par une main, de colère ou de chagrin.

Et voici la chanson : Ritsos, Théodorakis, interprétée par Giorgos Dalaras
ΑΝΑΒΑΦΤΙΣΗ
Λόγια φτωχά βαφτίζονται
στην πίκρα και στο κλάιμα
βγάζουν φτερά και πέτονται
πουλιά και κελαηδάνε

Και κειος ο λόγος ο κρυφός
της λευτεριάς ο λόγος
αντίς φτερά βγάζει σπαθιά
και σκίζει τους αγέρες

Traduction :
SECOND BAPTÊME
De pauvres paroles sont baptisées
dans l’amertume et les larmes
elles sortent leurs ailes et s’envolent
et devenues oiseaux elles chantent

Mais cette autre parole secrète
cette parole de liberté
au lieu d’ailes elle sort des épées
et fend l’air à tous les vents

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