Septembre 2003
Le 11 septembre c’est un jour que l’histoire retiendra pour toujours. Les
avions venant du sud survolent la ville. On les sent rugir dans les airs.
Les féroces palpitations des moteurs font vibrer la terre. L’émotion
ressentie à cet instant est terrible. Une bouffée d’adrénaline se faufile
dans nos veines. Notre regard devient flou. La terreur cette fois vient du
ciel.
Les avions sont souvent objet d ’admiration, on se demande comment de tels
mastodontes peuvent-ils décoller, voler, et voler encore comme suspendus
dans l’espace pendant des heures et des heures. Mais parfois ils symbolisent
la terreur, on se souvient de ces bombardements intensifs sur le Vietnam et
cette terreur colossale qui se lisait dans les regards meurtris des civils
fuyant les B52.
A cet instant vers 10h30 du matin l’extraordinaire mélange de couleurs qui
emplit le ciel fait apparaître en nous d’étranges prémonitions
contradictoires. On se dit que ces couleurs bizarres sont des présages de la
tragédie tant annoncée mais en même temps c’est le signe que les esprits des
hommes libres vont se transcender pour affronter les combats qui s’annoncent
dans l’horizon tout proche. Qu’on le veuille ou non les combats seront très
durs. On a déclaré la guerre à personne mais puisqu’on nous la déclare, le
défi sera relevé au prix de nos vies.
Par le passé on n’ a cessé de répéter avec une certaine insouciance que de
pareils drames n’arriveraient jamais au Chili car ce pays était une terre d’
exception en Amérique Latine. Mais non,..., un parfum de poudre vient jusqu’
à nous pour nous annoncer que c’est la fin, on le sent, on le pressent grâce
à ces étranges couleurs du ciel et à l’odeur de poudre plus qu’à notre
clairvoyance politique.
Et à présent il faut se battre autrement que par les mots, les armes auront
leur mot à dire. Et à cette heure, au matin du 11 septembre une démocratie
est abattue dans le sang et ipso facto une autre démocratie fait irruption
au fond de ce puits rempli de sang frais.
De toute façon, on savait que cette expérience « La voie chilienne vers le
socialisme » finirait de la sorte, car les élites ne pourront jamais se
résigner à perdre leurs privilèges centenaires. A cela s’ajoute une vision
myope d’une certaine gauche hésitante et dilettante et le sectarisme des
caciques et des « macucos » d’antan, n’ont fait qu’accélérer le processus d
’échec déjà en cours.
A 20 ans on rêvait copieusement. Et globalement nos rêves étaient sincères
et suivaient une logique issue d’un pressentiment lugubre mais clairvoyant.
Soudain, ce mardi du 11 septembre, nos rêves se sont arrêtés. Les avions !
les avions ! crient les gens. Et tout le monde court vers nulle part comme
dans un rêve mais les avions sont bien trop réels et décidés à briser les
utopies. Ils font un premier passage « à froid » disons, sans rien larguer.
En frôlant même la première tour (Entel). Entre temps en coulisse le haut
commandement militaire en étroite alliance avec l’état major de la
bourgeoisie délibèrent sur le sort réservé au président et ses lieutenants :
« On le tue, on ne le tue pas, on l’envoie en exil, on le met en prison, on
le viole, on l’humilie, on les tue tous, .? ».
Au 2ème passage les avions larguent leur charge, le palais est en flammes,
des colonnes de fumées grisâtres et d’énormes nuages de poussières s’élèvent
vers le ciel. Les tourelles de la Moneda sont touchées à leur tour, plafonds
et murs s’effondrent, la ville est sous le choc. Un tapis de feu et de haine
envahit la capitale, « la capitale de la voie chilienne vers le paradis » .
Sous les débris des vies sont stoppées net. La mort frappe à Santiago,
puis au nord, puis au sud, puis partout. Dans l’enfer les diables blancs et
ses monstres civils invisibles débutent leur festival sanguinaire et leur
danse macabre semant la terre de cadavres
Combien ? nul ne le saura jamais. Finie la vie, finis les rêves, nous qui
voulions construire une nouvelle société, dans un pays renaissant . Nous
sommes confrontés à la haine sans l’avoir imaginé aussi dévastatrice.
Quelque part on sait que ce ne sont pas les militaires, les auteurs de cette
félonie, de cette comédie de sang et de mort, c’est l’étonnante
contradiction de ce drame. Ce sont bien eux qu’on voit et comment ne pas les
voir. Sortant des casernes, prêts à tuer le peuple, ce sont bien eux qui
massacrent comme les nazis, qui pillent comme les bandits, qui humilient,
qui torturent certes, mais... c’est seulement la face visible de cette
contradiction avec à leur tête un général inconnu issu des ténèbres.
Cependant dans la pénombre, caché derrière la caste militaire c’est la caste
civile qui agit, entourée de ses intellectuels organiques et de ses grands
seigneurs.
Ce sont en effet eux qui ont vraiment tout élaboré, tout conçu, tout vu,
tout prévu , tout calculé, au point même de prévoir la quantité de victimes
que coûterait le putsch. C’était énorme, certes Kissinger l’avait lui-même
confié à ses proches, mais l’enjeu valait la peine. Imaginons 1 million de
morts assassinés, la ville de Lyon disparue en un temps éphémère. C’est
horrible, c’est le délire démentiel de l’homme à l’état pur. On nous a dit
après que c’était ça, le prix à payer pour la démocratie, laquelle ?
En fait la seule force politique idéologique capable d’organiser une ouvre
si macabre c’était la bourgeoisie chilienne associée aux Etats-Unis d’
Amérique. C’est elle qui a lâché les chiens, c’est elle qui a donné les
ordres de l’assaut final. Et c’est seulement alors que les chiens livrés à
leurs plus bas instincts se sont déchaînés.
Dans ce contexte, le Général n’a été ni plus, ni moins que le chien de
garde de l’aristocratie chilienne, certes le plus féroce et le plus
misérable parmi les misérables.
A 20 ans l’Histoire nous est tombée dessus, 30 ans après elle nous parle
encore avec cruauté et un tel acharnement , que quelque part, on ne peut que
se sentir un peu coupable aussi. Elle nous condamne nous aussi pour notre
part de responsabilité, notre naïveté et notre manque de vision.
Cependant, malgré tout, ce 11 septembre, nous partons au combat, une poignée
de femmes et d’hommes libres prêts à défier le danger qui ôtait des vies
dans tous les coins des rues. On est persuadé que des cendres de la société
en ruines surgira la flamme qui fera naître la chrysalide qui se
transformera en papillon, symbole de la vie nouvelle pour laquelle nous
aurons tant lutté et rêvé. Puis soudain comme un tourbillon la réalité
reprend le dessus, les avions ressurgissent dans nos consciences et là on
comprend que çà va être terrible. Le président prisonnier de sa propre
histoire, meurt finalement au combat comme un brave. Refusant même la
proposition faite par le MIR prêt à le faire sortir du palais présidentiel,
avec l’appui d’un commando puissamment armé, composé des meilleurs
combattants, pour qu’ils puissent ensuite servir la résistance depuis la
clandestinité. Peut-être le cours de l’histoire en aurait-il été changé, qui
sait ? Allende, à cet instant suprême pour lui et surtout pour le peuple,
avait déjà tranché pour être martyr plutôt que leader révolutionnaire !
Pourquoi ? ça on ne le saura jamais. Par contre ce qu’on sait , c’est qu’
avec lui pour la résistance cela aurait été un atout politique majeur. Il ne
l’a pas voulu ainsi. Geste grandiose d’un homme qui savait qu’avec son
sacrifice il allait être logé éternellement au panthéon de l’Histoire
universelle.
Puis le temps est passé, la dictature s’est consolidée, les blindés ont
laissé la place aux maîtres du complot. C’est paradoxalement dans cette
phase que commença vraiment le processus de démolition sociale. La
refondation structurale de l’archaïque tissu institutionnel politique et
économique est en marche. Tout est rasé : Sécurité sociale, système de
santé, de prévoyance , chemin de fer, éducation , retraite etc...., tout est
privatisé à tour de rôle. L’ultra libéralisme de Friedman trouve enfin sa
terre promise au Chili. Cette espèce de Darwinisme économique, sorte de
fascisme mercantile se répand sur toutes les sphères de la société. La
sélection naturelle des espèces se fera désormais, non plus en fonction de
la force brute mais en fonction de la puissance économique des individus .
L’échec du 11, ne fut pas militaire, il fut surtout, et avant tout
politique. Faiblesse du projet alternatif ?
Peut-être mais le principal coup
dur subit par l’homme au Chili fut l’institutionnalisation du nouvel ordre
économique pas forcément fasciste mais terriblement féroce et inhumain.
Peut-être rien d’étonnant à tout cela. En effet l’Histoire de l’Humanité
est une addition continuelle de tragédies monumentales dues aux stratégies
économiques et au gigantesque système de piraterie internationale mis en
place par les grandes puissances qui ont ravagé la planète impitoyablement.
Les théoriciens des années 70, nous laissaient entendre qu’un tel modèle d’
ultra libéralisme sans frontières instauré par la bourgeoisie la plus
sanguinaire ne pouvait s’appliquer que sous l’hégémonie d’un régime ou d’un
état d’exception voire de dictature civile ou militaire. L’avancée profonde
du processus de ce fascisme économique dans les sociétés de la périphérie a
finalement consolidé cette stratégie à l’échelle universelle : la peste
blanche.
Or, actuellement on ne peut que constater que ce qui était conçu pour être
appliqué dans un état dictatorial est grâce à l’évolution déchaînée du
capitalisme, parfaitement applicable dans les sociétés modernes et riches
dites démocratiques tels que l’Angleterre, l’Allemagne et bien évidemment la
France. La France qui sous l’actuel gouvernement approfondit ce processus
féroce de liquidations de l’état social.
Voilà , la grande nouveauté de ce début de siècle.
Finalement et pour conclure en plein explosion répressive en 1983 nous dûmes
quitter le Chili. La France est devenue notre terre de résidence. Nous
étions loin de penser qu’ici aussi nous devrions être confrontés une
nouvelle fois à une politique économique qui va dans le sens de la sélection
des espèces. Malgré tout nous avons eu raison de nous battre, notre tort a
été de ne pas avoir su vaincre .
Manuel Rios
Source : CUBA SOLIDARITY PROJECT
"Lorsque les Etats-Unis sont venus chercher Cuba, nous n’avons rien dit, nous n’étions pas Cubains."