Le film Enzo nous est présenté comme un pieux hommage posthume de Robin Campillo qui, après la mort de Laurent Cantet, a repris son projet. On comprend l’utilité de ce chantage sentimental sur le spectateur en lisant le synopsis : Enzo, un ado « transfuge social » de la bourgeoisie est sexuellement attiré par un « collègue » (le terme propre serait « camarade ») de chantier ukrainien, Vlad : « cinéma social et humaniste » (selon Le Bleu du miroir) ou film de propagande sociétale et guerrière ?
Je dois dire que c’est à l’occasion de ce film que j’ai appris que Cantet et Campillo coopéraient de longue date sur leurs films respectifs, l’un tenant la caméra, l’autre travaillant sur le scénario – pas étonnant que Cantet ait été une telle déception. Comment a-t-on pu s’extasier sur Ressources humaines (2000), voir dans l’auteur un Ken Loach français ? En 2008, il réalisait Entre les murs, coécrit avec Campillo, ce film fourre-tout, d’où ne ressort aucune idée claire (il est vrai que Bégaudau ne pouvait guère leur en fournir), film paresseux, où l’auteur se contente d’exploiter la gouaille de ses jeunes acteurs, collégiens de « zone sensible », qui lui rapportèrent une Palme d’or.
Faire du cinéma social avec Campillo, c’était une contradiction dans les termes : c’ est l’auteur de 120 battements par seconde (2017), film sponsorisé, et sans doute conçu par Pierre Bergé, à la gloire d’Act up, où ses militants déversaient allègrement sur qui leur déplaisait du faux sang, à un moment où un syndicaliste CGT était poursuivi pour avoir déchiré la chemise d’un cadre ! Film irresponsable, criminel même, qui réclamait que les nouveaux traitements contre le SIDA soient mis en œuvre sur-le-champ, sans période d’expérimentation, comme cela se fera quelques années après avec les pseudo-vaccins COVID.
Qu’en est-il donc du fil social d’Enzo ? Peut-on voir une dénonciation sociale dans ce scénario de « transfuge social » ? Enzo habite sur les hauteurs de La Ciotat une villa de rêve, avec piscine bien sûr, et vue imprenable sur les pinèdes et la mer (elle fait partie d’une sorte de résidence fermée gated community) ; il interroge sa mère pour lui faire avouer que le ménage gagne environ 12 000 euros par mois. Mais on n’en tire aucune conclusion. Le seul moment sociologique du film, c’est la scène où le chef de chantier, venu se plaindre à ses parents du peu d’implication de l’apprenti, perd ses moyens au milieu de ce luxe : c’est un moment très gênant, car il n’y a justement aucune dénonciation, ces grands bourgeois se montrant parfaitement courtois et accueillants, aussi à l’aise face à un chef de chantier qu’avec leurs collègues cadres et universitaires.
Aussi le dénouement est-il sans surprise : après un certain nombre de bêtises (et une bonne heure et demie de profond ennui), le sale gosse réintégrera son cocon socio-familial.
De quel « mystère » parlent donc les critiques ? L’expérience sur le chantier n’est qu’un caprice de plus d’un gamin gâté pourri qui s’ennuie, et qui se montre aussi maussade là que dans sa fabuleuse villa. En fait, le mystère se rapporte plutôt aux « émois adolescents », cette période d’incertitude sexuelle qui a remplacé depuis une cinquantaine d’années le « mystère féminin », déclaré politiquement incorrect. Et on loue le film pour sa pudeur, la délicatesse de ses non-dits, etc.
En réalité, l’attirance d’Enzo envers Vlad est marquée de façon on ne peut plus lourde. Le film s’emploie à titiller le spectateur au moyen des clichés érotiques les plus éculés, scènes de papouilles furtives, d’habillage (Vlad apprend à Enzo à boutonner sa chemise de façon sexy), de douche, de piscine. Bref, on joue au touche-pipi, et la question à 1000 francs, c’est : vont-ils passer à l’acte ? Non seulement on infantilise le spectateur adulte (je n’ai pas vu un seul jeune dans la salle, et c’est tant mieux), mais on flirte avec la loi. On lit dans Le Bleu du miroir : « cette relation restera entravée par un certain masculinisme, les deux garçons étant bien incapables de verbaliser leur trouble » : mais il n’y a ici qu’un seul « garçon », Vlad est un adulte qui a près de dix ans de plus qu’Enzo ! Et on est surpris de voir ce futur héros des guerres ukrainiennes entretenir l’excitation d’Enzo par toutes sortes de moyens (par exemple en lui montrant un geste « technique » pour enduire les murs).
Car Vlad va finalement s’engager, bien que n’ayant pas tout à fait 25 ans, âge minimum (aujourd’hui dépassé) pour être envoyé au front, et ainsi sont étroitement liés les deux vrais fils du film : le fil homosexuel, et le fil guerrier. On n’y trouve aucun élément d’information ou de réflexion : les problèmes du conflit russo-ukrainien sont résolus d’avance, les méchants Russes ont attaqué les sympathiques Ukrainiens, qui se font honteusement tirer dessus (dans cette guerre, les Ukrainiens se battent et peuvent utiliser toutes les armes qu’ils veulent, mais si les Russes répliquent, c’est de la perfidie, de la cruauté, c’est criminel). De fait, ce choix des bons et des méchants repose sur le récit des médias occidentaux, et le confirme : la propagande, c’est le serpent qui se mord la queue, il suffit de répéter une thèse assez souvent et sur assez de médias différents pour qu’elle soit naturalisée.
Le film ajoute au récit mainstream un « argument » supplémentaire : les Ukrainiens sont sexy, Vlad est beau, athlétique, velu (son système pileux attire tout particulièrement Enzo) ; aussi Enzo rêve-t-il de s’engager en Ukraine (« il y a d’autres Français qui le font ! » - dont acte), pour suivre Vlad et baiser avec lui. Vlad est la nouvelle figure du légionnaire qui sent bon le sable chaud (son copain Miroslav s’est engagé dans la Légion avant de travailler sur les chantiers) et, curieusement (?), il dégage le même pouvoir érotique que les soldats allemands pendant l’Occupation ; Enzo est censé avoir des talents artistiques : que dessine-t-il ? Un soldat ukrainien en train de charger un engin létal (drone ? missile ? je ne suis pas très forte en armement) sur son lanceur – le « non-dit » érotique ne peut échapper à personne !
On est effaré non tant par le parti-pris du film que par son degré d’irresponsabilité et de futilité : la propagande pro-ukrainienne n’est qu’un aspect des fantasmes sexuels de l’auteur. La dernière communication amoureuse d’Enzo avec Vlad, désormais sur le front, est interrompue par un écran noir, suivi d’une musique religieuse : Slava Vlad !
Ce dernier Festival de Cannes a bien montré l’état du cinéma français, avec cette starlette faisandée à l’houmous humide, ânonnant un texte délirant, aussi creux que prétentieux. Plus il se décerne de Palmes, plus il s’enfonce dans l’insignifiance et le ridicule – Enzo en est un bon exemple.