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Journal de bord de Gaza

« Mon beau-père a quitté cette vie pour ne plus souffrir de l’humiliation »

Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter son appartement de la ville de Gaza avec sa femme et son fils Walid, deux ans et demi. Il partage maintenant un appartement de deux chambres avec une autre famille. Il raconte son quotidien et celui des Gazaouis de Rafah, coincés dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Cet espace lui est dédié.

Dimanche 31 mars 2024.

Aujourd’hui j’ai une mauvaise nouvelle à annoncer. Le père de mon épouse Sabah est décédé. Il est parti reposer en paix parce qu’il n’a pas résisté aux conditions de vie depuis son déplacement forcé à Rafah. Il s’appelait Souleimane, il avait 76 ans. Il était né en 1948, l’année de la Nakba. Et il est mort l’année de la deuxième Nakba, qui est en cours.

Sa vie est un résumé de l’histoire contemporaine de Gaza. Il a connu la domination égyptienne puis israélienne, la première intifada en 1987, l’arrivée de l’Autorité palestinienne (AP) et de Yasser Arafat en 1994 après les accords d’Oslo, la deuxième Intifada en 2000, la prise du pouvoir par le Hamas en 2007, les différentes offensives de l’armée israélienne et finalement l’exode vers le sud de la bande, suite auquel il survivait sous une tente.

Déjà en 2014...

Mon beau-père était un entrepreneur prospère dans le bâtiment, originaire de Gaza. Il était là avant l’arrivée des réfugiés de la Nakba dont les descendants constituent la majorité des habitants de Gaza aujourd’hui. Il avait dix-neuf enfants. La plus âgée a 49 ans, le plus jeune 13 ans. J’aimais bien discuter avec lui, c’était un homme d’une grande sagesse.

Avec sa famille, ils avaient été parmi les premiers à fuir vers le sud, parce que sa maison était à Chadjaya, un quartier proche de la frontière avec Israël, qui est toujours le premier visé quand les Israéliens attaquent. Mais ils avaient tiré les conséquences de l’offensive de 2014. Mon beau-père avait alors perdu son frère, la femme de ce dernier, leurs deux enfants et une petite-fille. Leur maison avait été complètement détruite. C’était un immeuble familial, comme c’est souvent le cas à Gaza. Chacun de ses enfants avait son propre appartement, où il habitait avec sa famille. Souleimane habitait au rez-de-chaussée avec les plus jeunes de ses enfants et ses filles non mariées.

Cette fois, ils sont partis dès le début de l’offensive israélienne. D’abord vers la ville de Gaza, en ordre dispersé. Certains se sont réfugiés à l’hôpital Al-Shifa, d’autres dans des écoles, ou encore chez des proches ou des amis. Jusqu’au jour où l’armée israélienne a attaqué les écoles, l’hôpital Al-Shifa et tout ce quartier. Ils ont dû fuir à nouveau vers Nusseirat, au centre de la Bande. Puis, encore une fois, quand Nusseirat a été attaqué, partir sous les bombes vers Rafah. C’était en janvier. Mon beau-père et sa famille sont arrivés à une heure du matin par la route qui longe la côte, au rond-point Al-Alam, à l’entrée ouest de Rafah. Cette nuit-là, il pleuvait des cordes.

« Trouver une tente à Rafah tient du miracle »

Ils sont restés dans la rue, sous la pluie, jusqu’au matin. Nous étions déjà à Rafah, mais nous ne savions même pas qu’ils étaient partis de Nusseirat. Les communications étaient coupées, nous ne pouvions pas les appeler. Nous nous demandions s’ils étaient restés là-bas, s’ils avaient été bombardés, s’ils étaient encore vivants... Et puis le lendemain matin, on les a trouvés. Les enfants de Souleimane ont commencé à acheter quelques bouts de bois et du plastique pour faire des bâches et s’installer, parce que trouver une tente à Rafah tient du miracle. J’ai essayé plusieurs fois de leur trouver une tente ou deux parce qu’ils étaient nombreux – une trentaine de personnes —, il leur fallait minimum quatre ou cinq tentes. J’ai essayé tous les moyens, j’ai demandé à mes contacts, mes amis, les ONG que je connaissais. En vain malheureusement. Ils sont restés sous les bâches, qui se sont multipliés au fil de temps.

L’endroit où ils étaient est devenu surpeuplé. Tous les réfugiés du nord, de Nusseirat ou même de Khan Younès, la ville la plus proche, sont venus s’y installer. Souleimane et les siens ont creusé un petit puits à côté des bâches pour en faire des toilettes, pour ne pas avoir à faire des centaines de mètres, voire des kilomètres, pour aller aux toilettes des mosquées ou des écoles. Voilà comment vivent les déplacés de Rafah. Ils ont utilisé le système D dans lequel nous excellons, nous Palestiniens. Nous sommes un peuple qui s’adapte toujours, très vite. Malheureusement, ce n’est pas un atout. Car s’adapter toujours, même dans les pires situations, c’est aussi un peu accepter le mal sans s’en rendre compte. On ne se révolte pas, on s’adapte tout de suite.

« Maintenant, je comprends très bien l’humiliation de devenir un réfugié »

J’allais les voir plusieurs fois dans la semaine, et je parlais avec mon beau-père.

La première chose qu’il m’a dite, c’était :

Rami, je suis né en 1948, j’ai grandi en voyant arriver les réfugiés. Ils venaient de Haïfa, de Jaffa, d’Ashdod. Quand j’ai eu cinq ou six ans, je me suis demandé : pourquoi ces gens ont quitté leur maison ? Pourquoi ils ne sont pas restés affronter l’ennemi ? Aujourd’hui, j’ai compris pourquoi.

Parce qu’à 76 ans, un homme qui n’avait pas peur de la mort, qui savait qu’il allait mourir bientôt, avait peur non pour lui, mais pour ses enfants et ses petits-enfants. Il avait pris la décision de partir pour les protéger, parce qu’il avait vu comment cette armée avait commencé à massacrer sans pitié, sans faire la distinction entre les personnes âgées, les jeune garçons, les bébés, les femmes. C’était juste une vengeance aveugle pour ce qui s’était passé. Et puis ils ont profité de cette vengeance pour nous déplacer tous. Le scénario de 1948 était en train de se répéter, pensait-il.

Il me disait aussi :

Maintenant je comprends très bien l’humiliation de devenir un réfugié, de vivre sous une tente. J’ai peur que ces tentes se transforment à leur tour en camps de réfugiés, comme ça s’est passé à Gaza ou ailleurs.

Mon beau-père me racontait que lorsqu’il était enfant, il voyait les gens arriver avec en main la clé de leur maison. « Maintenant, moi aussi j’ai dans la main la clé de chez moi. Mais je sais que moi non plus, je ne vais pas y retourner ». Car il savait très bien que, s’il rentrait à Chadjaya, il n’allait pas retrouver sa maison. Deux jours plus tard, il a appris que son immeuble avait été détruit.

« Cette fois ci, on ne la reconstruira pas »

Cette maison, il l’avait construite pour ses enfants, après avoir travaillé toute sa vie comme entrepreneur. Nous autres Palestiniens avons un esprit de famille très fort. Dans notre tradition, le rêve de chaque parent palestinien est de donner un toit à ses enfants, et de leur permettre de faire des études.

La maison de mon beau-père était le second immeuble qu’il construisait pour sa famille. Le premier avait été détruit une première fois pendant l’offensive israélienne de 2014. Il l’avait rebâti avec ce qu’on appelait « l’argent de la reconstruction », versé par plusieurs pays donateurs, dont le Qatar. En octobre 2023, quand l’attaque israélienne a commencé, la nouvelle maison n’était pas encore terminée, il restait le cinquième étage à construire. Il m’avait dit : « J’ai perdu ma maison pour la deuxième fois, mais je crois que cette fois ci, on ne la reconstruira pas ».

C’était l’investissement de toute une vie. Souleimane avait commencé à travailler très tôt, à l’âge de seize ans, d’abord en Israël. Il est ensuite parti en Libye, en Égypte, au Soudan, en Tunisie et même à Malte. Après avoir fait construire cet immeuble familial, il a acheté des parcelles de terrain agricole, dont la superficie était de 35 dunams à peu près (près de 35 000 mètres carrés), toujours dans ce même quartier de Chadjaya. Il me disait : « J’en avais rêvé toute ma vie ».

Mais le rêve réalisé n’a pas duré très longtemps. En 2005, ce terrain s’est retrouvé à l’intérieur de la « zone tampon » qu’Israël a établi le long du mur entre la bande de Gaza et le territoire israélien, à l’est de Chadjaya. Depuis, mon beau-père ne pouvait plus y accéder. Il me disait que cette trentaine de dunams était pleine d’arbres fruitiers, qu’il y avait là « tout ce que tu peux imaginer ». À chaque fois que j’allais lui rendre visite, je le reconnaissais de moins en moins. Souleimane était une forte personnalité, il avait un fort caractère, il restait solide même dans les des conditions de vie les plus difficiles. Mais là, je voyais quelqu’un qui était en train de céder petit à petit face à la misère et au désespoir. Son fils Mahmoud, 21 ans, devait se marier le 3 novembre. Tout était prêt, la salle de mariage, l’appartement où le couple allait habiter, toute la famille se réjouissait. Mais la guerre a commencé, et l’espoir de mon beau-père de voir son fils marié s’est envolé.

« Je ne peux plus supporter de voir mes enfants humiliés »

Je regardais ce vieil homme qui était en train de perdre la volonté de vivre. À chaque visite, je le trouvais de plus en plus pessimiste. Sa santé se détériorait, mais il ne voulait pas aller à l’hôpital. Il me disait : « Rami, je sais très bien comment c’est dans les hôpitaux. Il y a 36 000 malades. Déjà que notre système de santé n’était pas super, mais avec la guerre ça a empiré. Si je vais à l’hôpital, ça va mal finir ». La dernière fois je l’ai vu, c’était il y a quatre jours. Je voyais dans ses yeux la tristesse de devoir vivre ainsi. Et pour la première fois, cet homme au fort caractère a avoué :

Rami, je n’en peux plus. Je ne peux plus supporter cette misère, je ne peux plus supporter cette vie. Je ne peux plus supporter de voir mes enfants humiliés, dormir dans les rues, sous des tentes, sous des bâches. Je n’en peux plus.

Quelque chose brillait dans ses yeux, pas tout à fait des larmes, mais c’était la première fois que je le voyais ainsi. C’est là que j’ai compris que c’était la chute d’un aigle qui, après avoir réussi à survoler les périodes les plus dures de sa vie, descendait vers la terre, parce qu’il n’avait plus de force. On devait lui rendre visite vendredi, mais ses enfants nous on dit qu’une ambulance venait de l’emmener à l’hôpital. J’ai compris que s’il avait accepté cela, c’est qu’il était vraiment au bout. Une demi-heure après, son fils nous a annoncé qu’il est parti se reposer en paix.

Le rituel pour honorer les morts n’existe plus.

C’est donc cela la vie sous l’humiliation. L’humiliation d’être chassé de chez soi, l’humiliation sous les bombes, d’être tué comme dans des jeux vidéo par quelqu’un devant un écran qui appuie sur un bouton, qui n’a même pas besoin d’affronter, ni même de regarder ceux qu’il tue. L’humiliation de faire la queue pour trouver à manger. Mon beau-père me disait : « Toute ma vie, je n’ai compté que sur moi-même. Et aujourd’hui, on a dépensé toutes nos économies et, pour la première fois de notre vie, on demande de l’aide humanitaire pour se nourrir ».

On est allé le chercher à l’hôpital mais ils nous ont dit qu’il fallait l’enterrer immédiatement, parce qu’il n’y a plus de place dans les morgues. Il est mort à l’Hôpital européen, qui est à l’autre bout de Rafah, à l’est, alors qu’il s’était abrité à l’ouest, du côté de la mer. Il n’y avait plus de moyen de transport pour le ramener. D’habitude, quand quelqu’un meurt, il y a tout un rituel pour l’enterrer dignement : on le lave, on le ramène chez lui, pour que la famille et les voisins lui disent au revoir. Puis on l’emmène au cimetière et on l’enterre avec son nom sur la tombe, et on prie avec tous ceux qui sont là.

Mais tout cela n’existe plus.

J’ai pris la décision, avec Sabah, d’aller à l’hôpital, pour qu’elle le voie une dernière fois. Il n’y avait même pas d’ambulance. On a mis le corps dans un minibus que quelqu’un nous a prêté pour l’emmener dans un cimetière de fortune juste à côté de l’Hôpital européen, car le cimetière principal de Khan Younès a été profané par les troupes israéliennes. On était six personnes à assister à l’enterrement.

On a compté les tombes qui se trouvaient à côté de la sienne pour pouvoir la retrouver, car aucune ne porte de nom. On l’a mis dans un sac en plastique — ce qui ne se fait pas d’habitude — au cas où on pourrait un jour venir le chercher et l’enterrer dignement à Gaza. Des milliers de personnes ont vécu ce genre de moments horribles.

L’humiliation nous poursuit jusqu’à la tombe. On ne peut même pas recevoir dignement les condoléances. D’habitude, ont met des centaines de chaises sous une tente de deuil, et tout le monde vient. Là, on a posé deux ou trois chaises, les gens venaient nous saluer et s’en allaient tout de suite. Souleimane n’était qu’un nom parmi le million et demi de déplacés qui s’entassent à Rafah. Un homme de plus qui a quitté cette vie pour ne plus souffrir de l’humiliation.

Quand il m’avait dit « je n’en peux plus », il a ajouté : « Il n’y a plus de justice dans cette vie, il faut aller chercher la justice ». Je n’avais pas bien compris alors. Mais maintenant je comprends qu’il voulait aller chercher la justice dans l’au-delà. J’espère qu’il repose en paix maintenant, avec les plus de 30 000 personnes qui ont été tuées.

Souleimane n’a pas été tué par les bombes, mais il est mort à cause des bombes. Il a perdu espoir et il est allé chercher la justice.

Illustration : Tableau de l’artiste syrien Raed Yousef Qatanani.

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