France-Arménie : Comment qualifieriez-vous la nature actuelle de ce conflit ? En quoi la Syrie est-elle un front de la guerre froide entre « arc chiite » (Iran) et « bloc sunnite » (saoudo-turc) ?
René Naba : Cent ans après les accords Sykes-Picot (2) portant partage du Moyen-Orient en zones d’influence, la bataille de Syrie apparaît comme un conflit pour une nouvelle détermination de la hiérarchie des puissances dans l’ordre international et régional. Le péril chiite succède ainsi au péril rouge, au péril vert, en attendant le péril jaune dans la fantasmagorie occidentale et son instrumentalisation au bénéfice de la stratégie saoudo-atlantiste.
En quoi la Syrie est-elle devenue le cœur du Djihad régional et international ?
La Syrie de la décennie 2010 remplit une fonction analogue à celle de l’Afghanistan de la décennie 1980. Une guerre dont l’objet a été de dériver le combat pour la libération de la Palestine et de le déporter à 5 000 km du champ de bataille. Dans la pure tradition de la guerre froide soviéto-américaine. Pour preuve, trois ans de combat en Syrie ont permis à Israël d’achever de phagocyter la totalité de la Palestine.
Un défouloir absolu du djihadisme erratique que les pétromonarchies préfèrent sacrifier sur le théâtre des opérations extérieures plutôt que le réprimer sur le sol national, avec son cortège de représailles. Un dérivatif au combat pour la libération de la Palestine, la « grande oubliée du printemps arabe ». De ce fait, la Syrie est devenue le théâtre d’un combat du camp atlantiste contre l’axe de la contestation à l’hégémonie occidentale dans la zone Iran-Syrie-Hezbollah libanais.
Que représente l’Etat islamique en Irak et au Levant (ISIS) ?
Le fruit de la copulation ancillaire entre Al Qaida et d’anciens dirigeants baasistes happés par la tentation d’un alignement sectaire. Le commandement de l’ISIS, dont l’acronyme en arabe est Da’eche, est exclusivement irakien. En ce qui concerne le djihadisme en Syrie, particulièrement la structure de commandement de l’Etat Islamique d’Irak et du Levant (3), Izzat Ibrahim ad Doury, ancien vice-président du Conseil de la Révolution irakienne et successeur de Saddam Hussein à la tête de la guérilla anti-américaine en Irak, a fait alliance avec son bourreau, le Prince saoudien Bandar Ben Sultan, un des artisans de la destruction de l’Irak et des assises du pouvoir baasiste sunnite dans ce pays, en vue de restaurer le primat sunnite à Bagdad, dans l’ancienne capitale abbasside. Une démarche qui révèle la fragilité des convictions idéologiques des dirigeants arabes. Une insulte à la mémoire des nombreux morts d’Irak et du Monde arabe. Moussa Koussa, l’ancien chef des services secrets libyens, a opéré la même mutation au service du Prince saoudien pour la zone Maghreb-Sahel.
Quelles sont les principales lignes de divergence entre ce mouvement et les objectifs du Jabhat al-Nosra sur l’échiquier islamiste en Syrie ?
La rapine, les butins et les prises de guerre. L’Etat Islamique relève d’un commandement irakien qui a fait ses preuves en Irak contre les Américains. Jabhat al-Nosra (4) est une structure panislamique sous la houlette saoudienne. Trois des grandes capitales de la conquête arabe des premiers temps de l’Islam échappent au contrôle des sunnites : Jérusalem, sous occupation israélienne, Damas, sous contrôle alaouite et Bagdad, sous contrôle kurdo-chiite.
Il est devenu urgent pour les wahhabites (5), pour leur éviter d’être démasqués, de laver cette souillure infligée par leur politique d’alignement inconditionnel sur les Etats-Unis, le principal protecteur d’Israël – l’ennemi officiel du Monde arabe qu’ils considèrent comme l’usurpateur de la Palestine.
En quoi l’Armée syrienne libre (ASL) est-elle une structure fantôme, comme le prétendent certains analystes ? Qu’est devenu le Conseil national syrien (CNS) face à la djihadisation de l’opposition armée ?
N’en déplaise aux charlatans et aux mystificateurs, l’ASL a toujours été une structure fantôme. Une créature des services de renseignements français et turcs, c’est-à-dire les deux pays qui ont procédé à l’équarrissage de la Syrie. Une structure complémentaire à l’opposition off-shore syrienne, dont la nature hybride et la fonction supplétive ont considérablement obéré la crédibilité de la contestation anti-Assad et dévoyé le combat pour l’avènement d’une véritable démocratie en Syrie. Il en est de même du CNS, sous perfusion permanente depuis sa création. Le « Groupe des Amis de la Syrie » réunissait à son lancement 110 pays de tous les continents. Trois ans après, il est réduit à sa portion congrue : 11 pays de l’Otan et des pétromonarchies ainsi que la Turquie, dont le Premier ministre Recep Tayyip Erdogan est en phase crépusculaire.
La fin de l’activisme diplomatique du Qatar est-il une réalité ou une fiction ?
Le parrain américain a sifflé la fin de la partie pour son pupille. La grenouille qui voulait se faire aussi grosse qu’un bœuf a repris sa dimension batracienne. Et servile.
A qui profitent les récents attentats de Beyrouth contre l’ambassade iranienne et celui de la banlieue chiite ?
A la déstabilisation du Liban, en vue d’entraîner le Hezbollah dans une guerre marginale, et surtout d’empêcher le Liban de se consacrer à son défi majeur : la bataille pour l’accession à son indépendance économique, par la mise en valeur de ses ressources énergétiques, gage de son indépendance. Le Liban, Etat producteur de pétrole, serait moins dépendant de la mendicité internationale, moins vulnérable aux pressions saoudiennes et occidentales.
La Russie est-elle appelée à devenir une force de modération, dans le cadre de Genève 2, face aux Etats-Unis qui perdent la main, et quid de la participation de l’Iran à cette conférence internationale ?
La bataille de Syrie a marqué la fin de l’unilatéralisme occidental dans la gestion des affaires du monde. Le reste découle de ce constat de base.
Les chrétiens de Syrie sont-ils appelés à jouer un rôle dans le règlement du conflit ? Si oui, comment ?
Pour espérer jouer un rôle un jour, les chrétiens de Syrie et d’ailleurs doivent s’imprégner d’une réalité première, à savoir que la France, protectrice des chrétiens d’Orient, a été leur fossoyeur. Le Génocide arménien a été récompensé par le bonus du District d’Alexandrette, amputé à la Syrie en 1939 pour être offert à la Turquie, l’ennemi de la France durant la Première Guerre mondiale. La création d’Israël a entrainé l’exode des chrétiens palestiniens, l’agression anti-nassérienne de Suez, 1956, l’exode des chrétiens d’Egypte, l’invasion américaine de l’Irak, l’exode des chrétiens d’Irak et la bataille de Syrie, l’exode des chrétiens de Syrie.
Que les chrétiens d‘Orient commencent à répudier leur posture de prosternation permanente devant les Occidentaux et engagent une réflexion en profondeur sur leur spécificité et leur contribution à la civilisation universelle ! Ils commenceront alors à être crédibles.
Sentez-vous une évolution positive dans la couverture médiatique française de ce conflit ?
La France pratique dans sa très grande majorité un journalisme de révérence et de connivence. Avec, pour la Syrie, une innovation : l’apparition d’intellectuels d’un genre nouveau, les islamophilistes, dont la mission n’était pas d’éclairer l’opinion française de leur expertise, mais de faire office de drone tueur de toute pensée dissidente. A ce titre, ils portent une accablante responsabilité dans le désastre stratégique français – diplomatique et militaire – sur la bataille de Syrie, sans doute la dernière expédition postcoloniale de la France, grande perdante de la mondialisation, grande perdante de l’européanisation du continent, grande perdante en Syrie.
Propos recueillis par Tigrane Yégavian