Durant la grève des agents de la SNCF, les Français ont contribué à une cagnotte d’un peu plus d’un million d’euros. L’argent fut présent, mais pas un soutien massif de la population comme on avait pu l’observer, quelques années auparavant lors d’autres grèves dans le secteur public. 40 ans de TF1, la trahison des faucialistes, un discours sournois et seriné ad nauseam visant à faire accroire que le privé est efficace et inexorable, toutes les conditions étaient réunies pour que la grève ne prenne pas en profondeur.
Pendant que les cheminots luttaient, un collectif d’écrivains, sous l’égide de Jean-Marc Salmon, Didier Daeninckx et Jean-Marie Laclavetine, a produit ce petit livre magnifique en soutien à la grève. Magnifique parce que, presque inconsciemment, dirais-je, ces auteurs ont donné le meilleur d’eux-mêmes.
Je ne saurais les citer tous ici, me contentant de reprendre ceux dont je sens qu’ils sont les plus proches de ma sensibilité politique et ferroviaire. A commencer par le très cher Laurent Binet qui, dans un texte légèrement décalé, observe la contiguïté légèrement incestueuse entre train et cinéma. Avec, entre autres, ce très bel exemple : « Le plus long générique de l’histoire du cinéma dure quatorze minutes, il montre trois hommes qui attendent un train, le train arrive mais personne ne descend. Croient-ils. Un harmonica résonne. C’est Charles Bronson. La musique monte. Il tue les trois hommes. (Il était une fois dans l’Ouest, 1968 : le sujet du film est la construction du chemin de fer aux Etats-Unis). »
Bernard Chambaz cite (c’est surprenant) Bernanos : « Il est désormais possible de renverser l’opinion comme un mécanicien de locomotive renverse la vapeur ». Dommage que les cheminots en lutte aient échoué.
Petit-fils de cheminot (c’est fou le nombre d’écrivains ayant un cheminot dans leur parentèle !), Didier Daeninckx établit un lien entre le roman noir et le train à vapeur : « Le roman noir (la couleur du charbon) ne parle pas du train-train, il s’intéresse aux convois qui n’arrivent pas à l’heure, aux rencontres sous tensions, aux destins qui se trompent d’aiguillage, aux existences qui sortent de leurs rails, aux catastrophes grâce auxquelles on s’aperçoit, enfin, qu’une vie peut en cacher une autre. »
Bruno Doucet et Murielle Szac dédie un texte très émouvant (« Un landeau cuirassé ») à « Marcel Jomain, cheminot d’Oullins et Jeanne Jomain, sa femme. A Marianne Chon, et à tous les résistants qui firent passer la frontière suisse aux enfants juifs, et leur sauvèrent la vie. »
Annie Ernaux, qui invente à chacun de ses textes des nouvelles formes d’autobiographie, marque le pont indestructible reliant le train à la littérature : « Dans l’immobilité et le temps suspendu du voyage en train, j’ai tout éprouvé, la douleur, le deuil, l’amour fou, le désir sexuel, la fierté, la révolte. Les hommes et les femmes du rail nous relient les uns aux autres comme la littérature. »
Dans les pas de Sartre et Beauvoir, Pascale Fautrier offre, à mes yeux, la contribution la plus politique, au très bon sens du terme, de l’ouvrage (« Occuper les lieux ») : « J’ai le sentiment que les cheminots font grève pour moi, pour nous tous, les raisons en sont politiques, c’est-à-dire qu’elles engagent une certaine idée du commun (universelle) et une expérience sensible (singulière), celle de l’appropriation des lieux et des territoires. » Elle propose une analyse vigoureuse de la politique de l’hyperbourgeoisie mondiale : « Le grand bradage des patrimoines nationaux et des biens communs de la nation n’est ni un phénomène français ni un phénomène européen, mais un jeu de Monopoly mondial. Vinci, propriétaire d’autoroutes françaises et d’aéroports portugais, est présent dans 116 pays, dont l’Afrique du Sud, la Nouvelle-Zélande, et possède des lignes aux Etats-Unis. Ce n’est pas l’Europe de Bruxelles qui dicte cette politique au PDG de la SNCF : les recommandations de la Troïka ne font que s’aligner sur les exigences d’un capitalisme mondialisé. En France, c’est de l’intérieur même de l’Etat que le bradage s’opère, orchestré par de hauts fonctionnaires, comme l’énarque Guillaume Pepy, en concertation avec ses anciens condisciples des grandes écoles, dont le PDG de Vinci, Xavier Huillard, héritier d’une dynastie du bâtiment et polytechnicien*. Cette noblesse d’Etat (Bourdieu) se confond avec les aristocraties transnationales de l’argent et a confisqué à son seul profit la méritocratie républicaine : c’est cette caste qui mène le libre jeu (faussé) d’une concurrence plus ou moins amicale, distribuant les aéroports grecs à des capitaux allemands ou les ports grecs au capitalisme d’Etat chinois. »
Leslie Kaplan dénonce avec verve le « et en même temps » de notre banquier national : « Comment avez-vous pu dire : « je ne peux pas avoir, d’un côté, des agriculteurs qui n’ont pas de jours fériés et n’auront peut-être pas de retraite » et dire : « le statut des cheminots, il ne faut pas le changer ». « C’est qui ce je, et vous avez des cheminots » ?
Guillaume Meurice propose une effarante, quoique réaliste, projection de notre pays en 2050 : « Le TGV-Orange-Pizza Hut en provenance du centre commercial Vélizy 2 et à destination du club de vacances Pierre-Gattaz va entrer en gare de Lion (pour rugir de plaisir). » Ce coup-ci, c’est sûr : les résistants cheminots fusillés seront morts pour rien.
Fils de cheminot cégétiste, François Morel a la nostalgie la France de son père, un pays plus lisible que le sien : « Papa, tu faisais partie du vieux monde, celui des patrons et des ouvriers, celui des directeurs et des employés, des profiteurs et des victimes d’un système toujours plus dur aux faibles. Tu faisais partie du vieux monde avec ses contradictions. »
Egal à lui-même, c’est-à-dire inattendu (même quand on a lu des dizaines de livres de lui), Jean-Bernard Pouy chante cette belle machine jaune qu’est le compost : « je ne suis pas du pipi de chat ferroviaire, je suis une sorte de juge de paix, quand même, faut pas pousser. »
Contrepéteur marxisant, Patrick Raynal nous rappelle qu’il n’y a qu’un pas de l’aire de la gare à l’art de la guerre et que « le rail est une composante majeure de la guerre des peuples contre le capital. »
Danièle Sallenave propose une réforme intelligente des programmes scolaires : « Au lieu d’enseigner le fait religieux, on devrait plutôt enseigner l’histoire de la République, de ses origines, de sa construction, de ses grands moments, de ses aveuglements, de ses combats pour instaurer la sociale. Enseigner l’histoire du service public, de l’école, de la Sécurité sociale, des chemins de fer. C’est ça aussi notre histoire, nos racines, notre identité : une identité populaire, ouvrière et républicaine. »
Alain Serres propose les rêveries volontaristes d’un garçon gâté, petit-fils de cheminot : « Moi, quand je serai président des cheminots, je ne donnerai pas la même statue à tous les employés. Certains auront des statues en plâtre, d’autres en acier, d’autres encore en cire de Babybel. Comme ça, ça fera des jaloux. Et hop ! Plus jamais de grandes grèves. Ca sera tellement mieux un nouveau monde comme ça. »
Enfin, Philippe Videlier nous invite à découvrir qui est le grand homme d’Amiens. Peut-être celui qui s’est fendu d’un : « Une gare, c’est un lieu où on croise les gens qui réussissent et les gens qui ne sont rien. ». Peut-être pas. Un indice : il ne s’agit pas de mon jeune condisciple Jean-Pierre Pernaut. Un second indice : ce grand homme ne fut amiénois qu’à 43 ans.
Bref : un régal !
Bernard Gensane
* Les revenus cumulés annuels de ce patron sont de 4,3 millions d’euros (BG).
La Bataille du rail - Cheminots en grève, écrivains solidaires
Editions Don Quichotte
240 pages