« Lorsque dans le bureau de vote numéro quatorze, au fonctionnement duquel nous avons eu l’immense plaisir de consacrer tout un chapitre, en hommage aux citoyens dévoués qui le géreraient, sans omettre certains problèmes intimes concernant la vie de certains d’entre eux, lorsque dans tous les autres bureaux, du numéro un au numéro treize et du numéro quinze au numéro quarante-quatre, leurs présidents respectifs vidèrent les bulletins sur les longues planches qui servaient de tables, une rumeur d’avalanche traversa impétueusement la ville. C’était l’annonce du séisme politique qui ne tarderait pas à se produire. Dans les maisons, dans les cafés, dans les bistrots et dans les bars, dans tous les lieux publics disposant d’une télévision ou d’une radio, les habitants de la capitale, tous plus calmes les uns que les autres, attendaient le résultat final du scrutin. Personne ne confiait à son voisin pour qui il avait voté, les amis les plus intimes gardaient le silence, les personnes le plus loquaces semblaient avoir avalé leur langue. A dix heures du soir, enfin, le premier ministre apparut à la télévision. Il avait un visage décomposé, des cernes profonds, un teint terreux malgré un maquillage du genre santé éclatante. Il tenait un papier à la main qu’il s’abstint presque de lire, de temps en temps il y jetait un coup d’oeil pour ne pas perdre le fil de son discours, Chers citoyens, dit-il, le résultat des élections qui ont eu lieu aujourd’hui dans la capitale du pays est le suivant, parti de droite, huit pour cent, parti du centre, huit pour cent, parti de gauche, un pour cent, abstentions, zéro, bulletins nuls, zéro, bulletins blancs, quatre-vingt-trois pour cent. Il s’interrompit pour porter à ses lèvres le verre d’eau posé à côté de lui et poursuivit, Reconnaissant que le scrutin d’aujourd’hui confirme, en l’aggravant, la tendance qui s’est faite jour dimanche dernier et étant unanimement d’accord sur la nécessité d’une enquête sérieuse sur les causes premières et dernières d’un résultat aussi déconcertant, le gouvernement considère, après avoir consulté son excellence le chef de l’état, que la légitimité de l’exercice de ses fonctions n’est pas remise en cause, non seulement parce que l’élection qui vient d’avoir lieu a été simplement locale, mais aussi parce qu’il estime qu’il est impératif et urgent de tirer au clair jusqu’à leurs ultimes conséquences les événements anormaux dont nous avons été non seulement le témoins stupéfaits, mais aussi les acteurs téméraires au cours de le semaine passée, et si je prononce ces mots avec un profond chagrin c’est parce que ces bulletins blancs qui ont asséné un coup brutal à la normalité démocratique de notre vie personnelle et collective ne sont pas tombés du ciel et ne sont pas sortis des entrailles de la terre, ils ont séjourné dans la poche de quatre-vingt-trois électeurs sur cent dans cette ville, lesquels de leur propre main fort peu patriotique les ont déposés dans les urnes. Une autre gorgée d’eau, cette fois plus nécessaire, car le ministre avait soudain la gorge sèche, Il est encore temps de rectifier cette erreur, non pas par le biais d’une nouvelle élection qui en l’état actuel des choses pourrait s’avérer plus nocive qu’inutile, mais par le truchement d’un examen de conscience rigoureux auquel j’invite les habitants, les uns afin qu’ils puissent mieux se défendre contre la terrible menace qui plane sur leur tête, les autres, qu’ils soient coupables ou innocents dans leurs intentions, afin qu’ils se fassent pardonner la méchanceté à laquelle ils s’étaient laissé entraîner dieu sait par qui, sous peine de devenir la cible directe des sanctions prévues dans l’état d’exception dont le gouvernement va demander l’application à son excellence le chef de l’état, après avoir consulté dès demain le parlement réuni à cet effet en session extraordinaire et après en avoir obtenu, comme nous l’espérons, une approbation unanime. Changement de ton, bras à demi écartés, mains levées à la hauteur des épaules, Le gouvernement de la nation est convaincu d’interpréter la fraternelle volonté d’union de tout le reste du pays, lequel avec un sens civique digne de tous les éloges a accompli normalement son devoir électoral en venant ici, tel un père affectueux, rappeler à la partie de la population de la capitale qui s’est égarée du droit chemin la leçon sublime contenue dans la parabole du fils prodigue et lui dire que pour le coeur humain il n’est pas de faute qui ne puisse être pardonnée, dès lors que la contrition est sincère et le repentir total. La dernière phrase à effet du première ministre, Faites honneur à la patrie car celle-ci a les yeux fixés sur vous, accompagnée de roulements de tambour et de glapissements de clairons, dénichée dans les greniers de la rhétorique patrimoniale la plus poussiéreuse, fut dénaturée par un Bonsoir qui sonna faux. C’est cela qui est sympathique dans les mots simples, ils sont incapables de tromper ».
José Saramago. La lucidité, p. 39-41. Traduit du portugais par Geneviève Leibrich (2006, Editions du Seuil, Paris)
Bonne journée (!)
m-a
(pour ceux qui ne seraient pas -encore- habitués à la lecture de José Saramago, je précise que j’ai évidemment rigoureusement respecté, dans ma copie de ce passage, la ponctuation et usage des majuscules de l’auteur)