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La stagnation de l’économie mondiale

LE fait que l'économie mondiale ait ralenti depuis la crise financière de 2008 est incontestable. En fait, même les économistes conservateurs étasuniens ont commencé à utiliser le terme de "stagnation séculaire" pour décrire la situation actuelle (bien qu'ils aient leur propre définition de ce terme). L'objectif de la présente note est de donner quelques chiffres sur les taux de croissance afin d'établir ce point particulier.

Les calculs du PIB, notoirement peu fiables pour certains pays, le sont encore plus pour l’ensemble du monde. En Inde, de nombreux chercheurs ont mis en doute les estimations officielles du taux de croissance du PIB et ont suggéré que ce taux ne pouvait guère être supérieur à 4-4,5 % par an au cours des dernières années, alors que les statistiques officielles font état d’un taux d’environ 7 %. L’exaltation suscitée par l’accélération de la croissance du PIB dans la période néolibérale par rapport à la période dirigiste semble tout à fait déplacée ; et si le taux de croissance du PIB a à peine augmenté par rapport à la période précédente, alors que les inégalités se sont considérablement creusées, l’affirmation selon laquelle la condition des travailleurs s’est détériorée dans la période néolibérale, comme le montrent clairement d’autres indicateurs tels que les chiffres relatifs à l’apport nutritionnel, serait encore plus solidement établie. Mais malgré la fragilité totale des données du PIB, examinons ce qui s’est passé au niveau du PIB mondial.

Pour ce faire, j’utilise les données de la Banque mondiale, le PIB "réel" étant estimé aux prix de 2015 pour chaque pays et agrégé pour l’ensemble du monde en termes de dollars aux taux de change de 2015. La division de l’ensemble de la période depuis 1961 en sous-périodes et la comparaison entre ces sous-périodes sont assez délicates. La prise en compte des taux de croissance décennaux est problématique, car si le début de la décennie se trouve être une année de creux, le taux de croissance pour la décennie serait exagéré, ce qui donnerait une image déformée de la situation. Dans la mesure du possible, j’ai pris les années de pointe et j’ai calculé les taux de croissance de pointe à pointe de l’économie mondiale, ce qui donne certainement une image plus fiable de l’évolution séculaire du taux de croissance. Les années spécifiques sont 1961, 1973, 1984, 1997, 2007 et 2018, dernière année de pointe avant l’arrivée de la pandémie. Les taux de croissance du PIB mondial au cours des sous-périodes définies par ces années sont les suivants :

Période Taux de croissance du PIB

Par an

1961-1973 : 5,4 pour cent

1973-1984 : 2,9 pour cent

1984-1997 : 3,1 pour cent

1997-2007 : 3,5 pour cent

2007-2018 : 2,7 pour cent

Trois conclusions se dégagent de ces chiffres. Premièrement, le taux de croissance de l’économie mondiale pendant la période dirigiste a été beaucoup plus élevé que pendant l’ensemble de la période néolibérale. Il s’agit là d’un point souvent négligé dans la discussion habituelle où le rabâchage du thème de la "supériorité du marché" donne l’impression que l’économie mondiale a dû croître plus rapidement à l’époque néo-libérale ; cette impression est cependant totalement fausse. En fait, c’est exactement le contraire qui se produit, à savoir un ralentissement remarquable de l’économie mondiale au cours de la période du néolibéralisme.

Deuxièmement, entre la période dirigiste et la période néolibérale, il y a eu une période intermédiaire de ralentissement : le taux de croissance est passé de 5,4 % à 2,9 %. Ce ralentissement est une conséquence de la stratégie capitaliste de lutte contre l’accélération de l’inflation qui s’est produite à la fin des années soixante et au début des années soixante-dix dans le monde capitaliste et il marque la fin de la période dirigiste. C’est cette période intermédiaire de ralentissement de la croissance du PIB mondial qui a créé le cadre nécessaire à l’introduction du régime néolibéral. Le capital financier, de plus en plus important et de plus en plus international, a fait pression pour passer au néolibéralisme. Mais cette pression a finalement porté ses fruits en raison de la crise du dirigisme qui s’est manifestée d’abord par une poussée inflationniste et ensuite par un ralentissement de la croissance, la politique officielle de l’ensemble du monde capitaliste cherchant à lutter contre l’inflation en réduisant les dépenses publiques et en créant un chômage de masse.

Troisièmement, les chiffres montrent qu’un ralentissement prolongé sous le néolibéralisme a suivi l’effondrement de la bulle immobilière aux États-Unis. Cet effondrement a précipité une crise financière dans le monde capitaliste ; mais alors que le système financier a été sauvé par l’intervention de l’État (tant pis pour l’"efficacité du marché"), l’économie réelle n’a bénéficié d’aucun stimulant, que ce soit sous la forme de dépenses publiques plus importantes ou d’une nouvelle bulle comparable à celle de l’immobilier, pour relancer son taux de croissance.

Nous avons délibérément choisi 2018 comme année terminale, qui représente une année record. La période qui a suivi 2018 a été encore plus sombre pour l’économie mondiale ; en fait, le taux de croissance du PIB entre 2018 et 2022, la dernière année pour laquelle nous disposons de chiffres, n’a été que de 2,1 % par an. Les chiffres de la population mondiale ne sont pas non plus très fiables, l’Inde elle-même n’ayant pas effectué son recensement décennal en 2021, alors qu’il était prévu, ni même par la suite ; mais l’estimation habituelle est qu’elle a augmenté à un taux légèrement inférieur à 1 % (il est estimé à 0,8 % en 2022). Il s’ensuit que le revenu mondial par habitant augmente actuellement d’un peu plus de 1 % par an.

Étant donné que l’inégalité des revenus s’est accrue dans le monde, l’écrasante majorité de la population mondiale a dû assister à une quasi-stagnation de ses revenus réels en moyenne. Un exemple illustratif permettra d’illustrer ce point. On estime que les 10 % les plus riches de la population mondiale reçoivent actuellement plus de la moitié du revenu total de la planète ; il s’ensuit que si le revenu de ces 10 % les plus riches augmentait ne serait-ce que de 2 % par an, le revenu des 90 % restants serait resté absolument stagnant en moyenne. La conclusion est inéluctable : le système capitaliste dans sa dernière phase néolibérale a amené l’écrasante masse de la population mondiale à un état de stagnation des revenus, en moyenne, qui rappelle l’époque coloniale ; pour un grand nombre de personnes dans le monde, il doit y avoir eu une baisse des revenus réels.

De plus, il ne s’agit pas d’un phénomène passager qui disparaîtra avec le temps. C’est ce que le néolibéralisme leur réserve. Une reprise de la croissance dans la conjoncture actuelle nécessiterait une augmentation de la demande globale dans l’économie mondiale, qui à son tour nécessiterait l’intervention de l’État ; et l’État ne peut réussir à augmenter la demande que s’il finance ses dépenses plus importantes soit par un déficit budgétaire plus important, soit par une taxation plus importante des capitalistes et, en général, des riches. Mais ces deux moyens de financer des dépenses publiques plus importantes sont désapprouvés par le capital financier international ; et comme l’État est un État-nation, alors que la finance est mondialisée et peut quitter un pays en masse en un clin d’œil, l’État doit se plier aux diktats de la finance afin d’empêcher une telle fuite des capitaux. Il est donc hors de question qu’un État-nation particulier intervienne pour stimuler la demande globale et augmenter ainsi le taux de croissance de son économie. Il n’a même pas été question d’une relance budgétaire coordonnée, dans le cadre de laquelle plusieurs États augmenteraient simultanément leurs dépenses par l’un ou l’autre des moyens susmentionnés, ce qui pourrait empêcher les capitaux de fuir l’ensemble de ce groupe de pays ; la politique monétaire reste donc le seul moyen d’intervention à la disposition de l’État.

Mais même dans ce cas, le taux d’intérêt d’un pays ne peut pas être trop bas par rapport à celui des pays avancés, en particulier des Etats-Unis, car la finance trouverait alors ce pays "inintéressant" et le quitterait en masse. Seuls les États-Unis ont la capacité d’abaisser de manière autonome leurs taux d’intérêt au niveau qu’ils jugent approprié pour stimuler la demande globale (ce qui permettrait alors aux autres pays d’abaisser également leurs taux d’intérêt) ; or, les taux d’intérêt aux États-Unis ont été proches de zéro pendant une grande partie de la période récente et l’économie mondiale n’a pas redémarré pour autant. Au contraire, des taux d’intérêt aussi bas maintenus sur une longue période ont eu pour effet d’encourager les entreprises de ce pays à augmenter leurs marges bénéficiaires et à donner lieu à une accélération de l’inflation, comme cela s’est produit dernièrement.

Le projet de Keynes, qui consistait à stabiliser le capitalisme à un niveau d’activité élevé afin qu’il ne soit pas dépassé par une révolution socialiste, s’est donc avéré être une chimère. L’état actuel du capitalisme néo-libéral le démontre amplement.

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Noam Chomsky, in "What Uncle Sam Really Wants"

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