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Le bon soldat (The Age)

L’affaire du dénonciateur militaire met en évidence l’évolution de l’attitude de l’administration américaine par rapport au secret.

« Bradley Manning mérite la Médaille présidentielle de la Liberté ». L’introduction du livre de Chase Madar ne laisse aucun doute sur le point de vue de l’auteur sur son sujet : le dénonciateur Bradley Manning, l’homme qui a affirmé avoir fourni un demi-million de documents classifiés à WikiLeaks.

Pour Madar, un avocat de New York, cette déclaration va au-delà de la rhétorique. Les États-Unis ont décerné la Médaille Présidentielle, la plus haute distinction civile du pays, à la plupart des principaux acteurs derrière la guerre en Irak, y compris Tony Blair et John Howard. En d’autres termes, ceux qui ont trompé le public avec une invasion désastreuse ont été décorés – mais Manning fait face à la détention à perpétuité pour avoir révélé la vérité sur ce que ce conflit impliquait.

« Je préfère une vérité douloureuse à une fantaisie merveilleuse », Bradley Manning.

Dans un premier temps, « La Passion de Bradley Manning » peut se lire comme une biographie. Manning, un geek talentueux mais perturbé, s’est enrôlé dans l’armée (peut-être en raison d’une relation malheureuse avec son père), et bien qu’ayant lutté sur le terrain comme recrue, a fini en quelque sorte comme analyste du renseignement en Irak.

A ce titre, il a enquêté sur 15 hommes détenus par la police fédérale irakienne pour avoir publié « une littérature anti-irakienne ». Mais le document qui les a conduits dans les prisons célèbres d’Irak a prouvé, grâce à une enquête plus poussée, que c’était simplement un exposé de la corruption du gouvernement irakien intitulé « Où est passé l’argent ? ».

Pourtant, lorsque Manning a signalé l’injustice à ses supérieurs, il s’est entendu dire « tais-toi et explique comment on peut aider la FPs [police] à trouver plus de détenus ».

Bien qu’il ait été victime d’intimidations pour sa carrure frêle et son homosexualité, la désillusion de Manning sur la guerre découle de la politique et non pas de sa personnalité ou de sa psychologie. Il a eu accès aux preuves des atrocités commises, comme les images rendues publiques plus tard et intitulées « Collateral Murder » – une vidéo d’un hélicoptère tirant sur des civils. Quand il a demandé, lors d’un échange en ligne avec un hacker nommé Adrian Lamo : « [Si tu] voyais des choses incroyables, des choses horribles… des choses qui appartiennent au domaine public et non pas sur un serveur stocké dans une pièce obscure de Washington DC… tu ferais quoi ? »

Pour toute réponse, Lamo a dénoncé Manning aux autorités.

Tout au long de ces détails biographiques, La Passion de Bradley Manning raconte une autre histoire, une histoire de propagation de secrets. Pour les fondateurs de l’Amérique, la démocratie signifiait forcément que le peuple savait ce que son gouvernement faisait. L’ancien président James Madison l’exprimait ainsi : « Un gouvernement populaire, sans informations populaires n’est qu’un prélude à une tragédie ou à une comédie, ou peut-être les deux. »

Aujourd’hui, cependant, le secret semble être une fin en soi – tant et si bien que les documents relatifs à la propre administration de Madison (il quitta ses fonctions en 1817) restent sous le boisseau.

Les fonctionnaires responsables de la sécurité de l’information des États-Unis ont classé près de 77 millions de documents en 2010 et 92 millions en 2011, tandis que le président Obama qui menait sa campagne sur la défense des lanceurs d’alerte, a poursuivi plus de dénonciateurs en vertu de la loi de 1917 sur l’espionnage que tous ses prédécesseurs réunis.

Evidemment, avec une sécurité d’État aussi étendue, les fuites se produisent tout le temps – environ 3 millions d’Étatsuniens ont accès à des documents classés secrets. Mais la réaction à ces violations dépend largement de qui en est responsable.

Par exemple, du matériel classifié « top secret » – un niveau autrement plus élevé que tout ce que Manning est supposé avoir divulgué – trouve fréquemment sa place dans les livres de journalistes bien informés tels que Bob Woodward. Les articles dans le The New York Times et ailleurs citent des « fonctionnaires anonymes » sur des sujets militaires sensibles. De telles fuites sont souvent sanctionnées au plus haut niveau. William Daley, le chef d’Etat-major d’Obama, a par exemple parlé occasionnellement de la façon dont lui et ses prédécesseurs fournissaient des documents secrets à la presse lorsque cette information donnait une bonne image de l’administration.

« Je suis pour les fuites quand c’est organisé », dit-il.

Il y a quarante ans, Daniel Ellsberg a révélé les détails sur la guerre du Vietnam avec les « Pentagon Papers », tout cela étant plus classés top secret que tout ce que WikiLeaks a publié. Maintenant Ellsberg est un homme libre alors que Manning risque de rester toute sa vie en prison. Quelle est la différence ?

Madar suggère que le cas de Manning reflète un changement de climat politique. Les "Pentagon Papers" ont bénéficié de la déferlante du libéralisme américain. Aujourd’hui, la tolérance envers les dissidents est devenue beaucoup plus faible.

Les responsables étatsuniens ont reconnu à de multiples reprises que WikiLeaks n’avait coûté aucune vie américaine. Cependant, depuis son arrestation, Manning a été détenu en isolement sous des conditions extraordinairement dégradantes (il a été forcé de dormir nu et, parce qu’il a été catégorisé comme un danger pour lui-même, il a dû répondre toutes les 5 minutes aux questions du garde « Etes-vous Ok ? »).

D’un côté, Madar dit que cette cruauté reflète une dégradation des normes judiciaires lors de la guerre contre le terrorisme, une période pendant laquelle les assassinats, les interrogations coercitives et autres faits similaires ont été normalisés.

Plus inquiétant, cela renvoie également à des problèmes plus profonds avec le système conventionnel de justice américaine où le vaste appareil pénal maintient les prisonniers dans des conditions épouvantables depuis des années sans fin. Un avocat des droits humains examine la façon dont on pourrait conseiller aux prisonniers de Guantanamo d’accepter 10 ans dans l’aile commune de cette installation plutôt que trois ans en isolement dans une prison étatsunienne de haute sécurité.

Pour Madar, c’est la raison pour laquelle le cas de Manning est si important. Ses divulgations importent parce que les Américains ignorent encore ce qui se fait en leur nom, que ce soit dans les entrailles des prisons de haute sécurité ou dans les rues de Bagdad.

« Je préfère une vérité douloureuse à une fantaisie merveilleuse », dit Manning durant sa conversation en ligne avec Lamo.

Son sort dépend maintenant du nombre de ceux qui pensent la même chose.

Jeff Sparrow

Jeff Sparrow est l’éditeur de Overland et l’auteur de Money Shot : A Journey into Porn and Censorhip.

THE PASSION OF BRADLEY MANNING
Chase Madar, Verso, 181pp, $19.95

Traduction : Romane.

Article paru le 09.04.2013 sur The Age : http://www.theage.com.au/entertainment/books/the-good-soldier-20130509-2j8pw.html

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