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Liban : La salutaire leçon des barbares du 21ème siècle, par Sadek Hadjerès.





[Pour nous, peuples d’une région dite du « Grand Moyen Orient » tant convoitée et ciblée par les stratèges atlantiques, le récent « évènement » libanais élargit les horizons et les possibilités d’une résistance plus efficace que par le passé. D’autant plus nécessaire que les perspectives de solution positive sont très éloignées et les menaces sur la région plus préoccupantes que jamais.]






Forger ENSEMBLE les armes politiques d’une résistance décisive.



19 août 2006


Dure, mais d’une certaine façon féconde, a été cette fois la énième invasion étrangère d’un pays du monde arabe et musulman, autant par ses premiers résultats que par ses enseignements. Je n’aborderai pas ici ce qui s’est déroulé du point de vue, pourtant capital, des enjeux internationaux. Je me limiterai à quelques préoccupations et interrogations de l’opinion algérienne, attentive aux résonances et répercussions incontournables chez nous de ce qui se passe au Proche et Moyen Orient.

Il est évidemment illusoire de penser, et les soixante dernières années le confirment, que la récente agression du tandem impérialo-sioniste contre le Liban vient de trouver son terme avec l’adoption d’une résolution de l’ONU. Encore moins qu’elle marque le début d’une ère de paix et de justice dans la région. L’Algérie n’échappera pas aux graves turbulences de cet environnement international.
Pourtant, pour la première fois depuis longtemps, l’amertume et la douleur des pertes humaines et matérielles s’accompagnent d’une heureuse nouvelle que les peuples et les progressistes attendaient de leurs voeux, tandis que les occupants et agresseurs ne la souhaitaient pas du tout.
Cette fois ci, le décompte des erreurs commises par les deux camps s’est inversé. La justesse fondamentale de la cause des opprimés a été renforcée par un comportement de la résistance en conformité avec la justesse de la cause.

Voila en effet une résistance qui, dans les conditions particulières et même compliquées de l’Etat libanais (ou peut-être même à cause de cela), a commencé à réaliser trois conditions de succès jusqu’ici défaillantes dans tout l’environnement régional.
D’abord, agissant sur le terrain d’une guérilla pour l’indépendance, cette résistance a apprécié correctement le rapport de force aussi bien militaire que politique, sans user des rodomontades dépassant les capacités réelles, de triste mémoire dans le monde arabe. Ensuite, politiquement, ses armes ont été tournées entièrement contre l’envahisseur et l’occupant et à aucun moment contre une autre formation patriotique libanaise ou arabe. Enfin elle a misé davantage sur le rayonnement de son exemple que sur la revendication du monopole politique et sur son imposition par voie autoritaire.

En ce cinquantième anniversaire du Congrès de la Soummam, nous souvenant des temps où l’Algérie était perçue comme la Mecque des révolutionnaires, c’est à notre tour de prêter attention et solidarité à ce pas en avant bénéfique. Plus que jamais, nous gagnerons à nous ouvrir aux leçons de ce drame et aux raisons de fierté et d’espoirs fondés qu’il nous donne. Sans idéaliser ni se cacher les lourds problèmes à venir (il y en aura), l’évènement peut en effet marquer un tournant si les mêmes tendances se prolongent. Il indique les horizons nouveaux d’une vraie libération, restée en panne ou fortement enlisée dans notre région du monde, maltraitée depuis des décennies par les méfaits croisés de l’emprise néocoloniale et des systèmes de pouvoir et de gouvernement post-coloniaux.

Ces réflexions me taraudaient l’esprit il y a deux semaines, lorsqu’au plus fort de la tragédie et de ses interrogations brûlantes, un journaliste grec était venu témoigner de l’immense besoin de solidarité qui montait des populations plongées dans la fournaise de l’invasion.


Leçons de courage et de dignité

Avec d’autres confrères, il était revenu de Gaza et du Liban, visiblement encore sous le coup de l’émotion et de l’indignation. Il nous a décrit la situation des familles du Sud Liban et de Beyrouth, écrasées et dispersées sous les bombes. Il avait suivi entre autres la tournée de solidarité d’une délégation du Parti de la Gauche Européenne (formation composée de dix sept partis membres et huit partis observateurs, provenant les uns et les autres de 20 pays de l’Europe géographique). Il avait suivi aussi une initiative du Forum Social Grec dont la délégation s’était rendue dans les deux pays agressés ainsi qu’en Syrie.

Les populations, dit-il (dont près d’un million de déplacés et réfugiés), vivent sous un stress permanent, torturées par la faim et la soif. Mais dans leur malheur, les gens gardent leur dignité et clament leur haine de l’agression.
Le journaliste poursuit avec tristesse : « Je ne parviens pas à me réhabituer à la vie normale d’ici. Prendre un café avec vous me paraît étrange. Là bas, certains n’ont pas une goutte d’eau pour le préparer ou simplement tromper leur soif. Ici, si tu souffres de la canicule, tu te réfugies dans un local ventilé ou climatisé. Là bas, dans les habitations encore intactes, que peux-tu faire sans électricité ? Ici, tu peux espérer te rafraîchir à la plage. Là -bas,
même s’ils y pensaient, les gens ne pourraient se baigner dans la marée noire, car suite aux bombardements, une nappe de pétrole s’étend jusqu’à 70 kms au large et risque de gagner une partie de la Méditerranée orientale...
Il continue : « Au plus profond de leur détresse matérielle, je n’ai pas rencontré un Libanais quelle que soit sa confession ou sa sensibilité politique, homme, femme ou enfant, qu’aurait effleuré l’idée de se rendre aux agresseurs. Personne ne croit que cela apporterait une solution à leurs malheurs Il m’a semblé que les bombardements, au lieu de terroriser et diviser les Libanais ont créé chez eux un sentiment et un besoin plus forts de cohésion. Dans un village totalement détruit, où des corps de victimes civiles étaient encore sous les décombres, des militants du Hizboullah restés sur le terrain et ayant appris ma nationalité, m’ont accompagné et permis de photographier. Ils m’ont dit qu’ils allaient prendre un peu de repos, ils s’attendaient à affronter à nouveau au sol des commandos d’Israël.
Eux-mêmes et la population sont attentifs et sensibles à tout ce qui pourrait les soutenir, rendre moins douloureux leur calvaire. Leur amertume et souvent leur colère m’ont impressionné quand ils évoquaient l’inertie, ou pire encore, ce qu’ils qualifiaient de lâcheté et trahison des régimes arabes.... A mon retour de là bas, je ne vois plus la vie et le monde comme avant... ».

Tous les témoignages relatifs au déluge criminel qui s’est abattu sur le Liban sont insoutenables. Pourquoi le sont-ils beaucoup plus que les précédents, déjà horribles, que nous avaient livrés les tragédies palestinienne et irakienne ?
En partie sans doute parce que le cynisme et la barbarie des moyens utilisés ont été davantage mis en lumière par la répétition des mêmes mécanismes, érigés en doctrine et code de conduite. Barbares, ils le sont en effet non seulement d’un point de vue humain, mais aussi par les leviers politiques et diplomatiques sordides et méprisables qui les ont rendus possibles. Les mêmes enchaînements se sont reproduits à un rythme plus rapide depuis l’Europe balkanique jusqu’à l’Asie centrale après l’épisode des bombardements sur Belgrade. Celui ci avait « clôturé » les guerres de Yougoslavie il y a moins de dix ans, coïncidant avec l’adoption de la nouvelle doctrine de l’OTAN et l’élargissement de son champ d’application. De ce fait, ces prétextes et mécanismes trompent de moins en moins de monde. Ils ne convainquent que ceux qui veulent l’être, ceux qui croient qu’ils vont y trouver un intérêt économique ou politique.


Vers des horizons politiques nouveaux

Il y a une autre différence importante dans les situations vécues depuis quelques années. On a vu s’amorcer plus rapidement que lors des agressions précédentes, l’échec et l’impasse aussi bien des prétextes invoqués que des objectifs géopolitiques et stratégiques initialement assignés par les agresseurs à leur nouvelle aventure.
On le doit en grande partie au courage, à la cohésion du peuple libanais face au danger et à l’esprit de responsabilité de la plupart des courants politiques, acquis au soutien de la résistance armée dans les formes et les orientations politiques adoptées par le Hizboullah. Les douloureuses épreuves passées, dont celle d’une guerre civile de quinze ans, semblent avoir davantage mûri les diverses composantes confessionnelles et politiques de ce peuple contre les méfaits de la division et des manipulations internationales toujours présentes.
Pour nous, peuples d’une région dite du « Grand Moyen Orient » tant convoitée et ciblée par les stratèges atlantiques, le récent « évènement » libanais élargit les horizons et les possibilités d’une résistance plus efficace que par le passé. D’autant plus nécessaire que les perspectives de solution positive sont très éloignées et les menaces sur la région plus préoccupantes que jamais

Pourquoi ai-je parlé de résistance plus efficace ? C’est en pensant, comme nombre de mes compatriotes, à la tragédie d’une autre résistance actuelle, celle du peuple irakien. Elle a pourtant à son actif, grâce au refus global de la « solution américaine » par la majorité de la population, d’avoir provoqué l’embourbement de l’armada US et d’avoir discrédité politiquement et moralement les dirigeants yankees responsables d’un terrible gâchis. Mais les divisions frôlant le risque de guerre civile ont grandi entre les composantes irakiennes qui se réclament de la résistance. Elles ont considérablement nui à son efficacité. Elles font le jeu des envahisseurs dont la débâcle aurait pu être déjà plus rapide et plus décisive si toutes ces composantes avaient oeuvré à instaurer entre elles des rapports plus unitaires et constructifs. L’ennemi trouve argument dans le chaos dont il est lui-même le premier responsable, pour s’opposer au retrait de l’armée occupante, de plus en plus réclamé y compris dans l’opinion américaine.

On voit hélas dans ces faits les conséquences à retardement et les séquelles non corrigées de tout ce qu’avait semé dans le pays et la région environnante le régime violemment antidémocratique de Saddam Hussein. Les orientations et pratiques hégémonistes et communautaristes, le militarisme aventuriste de ce régime au nationalisme despotique, avaient imprégné la pensée et les réflexes politiques en Irak. Plus encore, leurs conséquences perverses avaient pollué les rapports régionaux au-delà de l’Irak. L’aiguisement des conflits et contradictions régionales (notamment avec l’Iran et le Koweit), ont fragilisé les perspectives d’une stabilisation positive, (c’est à dire anti-colonialiste et plus démocratique) dans la région, au profit du Front commun dont l’ensemble des peuples sous menace d’Israël ont besoin.


Les leviers d’une résistance efficace

Autre chose est la façon dont les forces et capacités de la résistance ont évolué en Palestine et au Liban. Elles ont donné chaud au coeur et plus d’espoirs à tous ceux que révolte l’ignoble comportement de la coalition impérialo-sioniste. La comparaison avec l’évolution irakienne suggère que le secret de la mobilisation et de la résistance dans ces deux petits pays ne réside pas pour l’essentiel dans des potentiels militaires évalués selon le critère étroit d’une guerre classique. La différence ne réside pas non plus dans le degré de courage et d’abnégation des uns et des autres. Ces trois peuples en sont tous largement pourvus. La différence essentielle est dans les orientations politiques qui ont prévalu dans l’un et l’autre cas.

Remarquons en premier lieu en Palestine et au Liban un phénomène exceptionnel dans les pays arabes. Malgré l’état d’urgence grave et permanent dans lequel vivent ces pays depuis longtemps, leurs gouvernements aujourd’hui sont en bonne part le reflet (respecté par les pouvoirs en place) d’élections qui sont les plus régulières et loyales observées, comme tout le monde le reconnaît, en comparaison des simulacres électoraux que tous les autres régimes arabes organisent depuis des décennies. Liban et Palestine malgré la guerre : deux oasis fécondes de moeurs démocratiques émergentes, dans le désert d’autoritarisme qui couvre le champ politique sud méditerranéen en le stérilisant de l’Atlantique jusqu’au Golfe.

Deuxième remarque : en Palestine (avec des similitudes au Liban), la formation politique qui a gagné la confiance d’une majorité de la population, qui a acquis auprès de cette majorité une image de fer de lance de la résistance, une réputation de plus grande fermeté et de radicalité contre l’occupation, est celle qui s’est le plus liée à la base populaire et socialement défavorisée. Le fait à mon avis ne tient pas seulement aux ressorts idéologiques et à l’espace religieux dans lesquels la révolte socio-politique et la soif de dignité ont trouvé à s’exprimer. Avant tout, ces catégories de la société se sont reconnues dans le travail social de proximité mené depuis de longues années par les organisations d’inspiration idéologique islamique. Activité démagogique pour capter la confiance, diront certains ? Soit, pourquoi donc ce type d’activité n’a pas été mené par la direction du Fatah, dont le mérite historique dans la résistance n’est pas moindre, mais dont l’influence a été érodée par les pratiques de pouvoir et de laxisme économique et financier reprochées à des secteurs influents de cette direction.

Troisième remarque, qui n’est pas la moindre. En Irak, les mouvements et les courants se réclamant souvent d’idéologies confessionnelles ou identitaires travaillent férocement à se détruire, au nom de leur conception hégémoniste de la conquête du leadership politique. Par contre en Palestine, le Fatah et le Hamas étaient avant l’agression contre Ghaza, sur le point de parvenir à un accord politique sur les questions essentielles du destin palestinien et sur les voies et moyens à mettre en oeuvre. En tout cas, les deux formations avaient engagé des discussions sérieuses qui ont contribué à rapprocher leurs points de vue, parce que les deux formations, à l’écoute des espoirs et des angoisses de leurs bases populaires, ont emprunté la voie de la sagesse politique et de l’intérêt national.
On pourrait faire une remarque similaire dans les mêmes domaines pour ce qui est du Liban, où avaient commencé à prévaloir les orientations unitaires qui ont contribué à mettre en échec les prévisions des stratèges de l’Etat hébreu. Ces derniers et leurs experts travaillent depuis des décennies à faire éclater la cohésion nationale libanaise (le terme de libanisation est entré dans le vocabulaire comme celui de balkanisation). Ils croyaient dur comme fer que le coup de force contre la partie du territoire libanais et de sa capitale tenue par les militants du Hizboullah allait enfin donner un coup décisif à une fragile cohésion et ouvrir la voie aux étapes suivantes de déstabilisation de la région. Démonstration magistrale que la diversité au sein du même Etat n’est pas nécessairement un handicap, à la condition fondamentale que la gestion politique de cette diversité contribue à consolider l’intégrité territoriale et tous les attributs de la souveraineté nationale, ainsi qu’une coexistence et coopération consciemment assumées par les populations et leurs organisations.
L’avenir proche et lointain du Liban tient dans le renforcement ou l’affaiblissement du courant unitaire face aux pièges permanents toujours présents et liés aux intérêts privés économiques et stratégiques locaux et internationaux.


Le prix de l’unité d’action

L’unité d’action de la résistance pour l’indépendance, les libertés et les besoins sociaux est d’une importance si capitale, que mieux vaut la forger pendant qu’il est encore temps. Les barbares le savent souvent mieux que nous. Ils perçoivent l’union patriotique et démocratique des peuples comme la menace suprême contre leurs plans hégémoniques.
Est-ce un hasard si, après avoir longtemps joué les divisions des Palestiniens et des Libanais, ils ont décidé d’engager les moyens de guerre extrêmes et les plus illégitimes au moment où commençaient à se dessiner les grandes lignes d’un accord entre le Hamas et le Fath en Palestine, entre le Hizboullah et les autres formations politiques au Liban ?
S’ils se sont permis cette réaction violente et calculée contre ces deux petits pays, c’est qu’ils ont estimé que le processus de cohésion nationale est loin d’être réalisé dans les autres pays du monde arabe, réduits ainsi à l’incapacité d’intervenir en solidarité et qu’il fallait en profiter. C’est l’un des calculs qui ont motivé le timing des va-t-en guerre. Après avoir longtemps joué du prétexte de l’absence d’interlocuteur arabe uni en Palestine et au Liban, il leur fallait prendre de vitesse le processus de rapprochement entre les courants de résistance, court-circuiter toute évolution démocratique endogène, dissuader les forces de liberté dans les autres pays de réaliser à grande échelle cette haute exigence dans la région.

Sans réaliser un pas en avant dans cette direction unitaire et démocratique, toute proclamation de solidarité émanant d’autres Etats, institutions et organisations envers ces deux peuples à la fois victimes et combattants, n’a été et ne restera que bavardage impuissant, qu’il soit sincère et sentimental, ou simplement hypocrite et bassement opportuniste.

Comment ne pas le comprendre ? Durant les semaines où les courageux chevaliers de la démocratie atlantique faisaient pleuvoir du haut du ciel bombes et armes interdites sur les populations civiles, tant d’Algériens se sont souvenus, des moments les plus pénibles de notre guerre de libération, quand nous nous sentions encouragés par la moindre lueur de solidarité régionale et mondiale.

Sommes nous encore des humains, pouvons-nous nous prévaloir d’une pensée politique, si nous restons les bras croisés ou levés au ciel devant l’infamie et l’arrogance de ceux qui se croient tout permis par les voies de la guerre. Leurs objectifs et méthodes sont restés aussi criminels, réalisant même un retour en arrière dans l’Histoire. Donneurs de leçons de morale biblique, ils s’arrogent le droit d’occuper des territoires qui ne leur appartiennent pas, contre la volonté de leurs occupants naturels et légitimes qui y vivent et travaillent depuis des siècles, qu’ils ne sont pas disposés à fuir ou à céder, pas plus qu’ils ne sont disposés à vendre leur âme, leurs intérêts, leurs convictions, leurs racines culturelles et de civilisation. Et parce qu’ils veulent vivre dans la liberté et la justice sur leur terre, ils sont traités de fanatiques et de terroristes comme nous le fûmes nous aussi.


Choix inévitables pour une époque nouvelle

Cèderons-nous à la stratégie des agresseurs, reconduite de décennie en décennie, consistant à laisser passer la vague d’indignation, en attendant qu’elle retombe devant la lourdeur du fait accompli ? Laisserons-nous les assertions fatalistes et la loi de la carotte et du bâton continuer à nous dominer, qu’elles proviennent des ennemis de la liberté des peuples, ou de nos propres sociétés et de leurs mauvais bergers ? Consentirons-nous à nous aplatir comme esclaves d’une pseudo modernité anti-sociale et anti-droits de l’Homme ?
Face à l’évolution récente au Liban, les assertions défaitistes ne manqueront pas de reculer, mais le terrain est miné. Ces arguties avaient eu des échos grandissants dans des cercles influents du pouvoir, des « élites » politiques et de la société depuis le début des années 1990, quand les prétendants à la domination du monde et leurs sous-traitants conscients ou inconscients avaient décrété la fin de l’Histoire. Prenant leurs désirs pour des réalités, ils croyaient édicter ainsi la fin des résistances (considérées comme archaïques) à l’exploitation et à l’oppression, la soumission à une pseudo modernité dominatrice et frelatée à l’américaine. Les sermons de sagesse impuissante pourront rebondir et trouver des faux-fuyants à la faveur d’autres conjonctures, pour reprendre les thèmes d’un disque plus que rayé : « Nous ne sommes pas si directement concernés par les lointains actes d’agression au Proche et Moyen Orient, mieux vaut s’en mêler le moins possible ; il n’y a rien à faire dans l’état actuel des « autres » classes dirigeantes arabes dont nous n’avons pas à payer les erreurs ; les orientations des dirigeants des USA bien que détestables peuvent par certains côtés aller objectivement dans notre propre intérêt ; les opposants à la politique extérieure des USA sont surtout animés de motifs idéologiques ou partisans ; en définitive mieux vaut se couler dans les évolutions mondialistes néo-conservatrices qui nous dépassent ; etc... ».

Combien faudra-t-il de nouveaux déboires, comme la stupéfaction devant les conséquences pourtant prévisibles d’une incompréhensible dénationalisation de nos hydrocarbures, pour découvrir l’insanité de ces dérobades ?
Mais n’en restons pas aux sentiments, générateurs chez les uns ou les autres de rancoeurs ou de faux espoirs. Engageons plutôt le grand débat qui a tant fait défaut, autour des facteurs objectifs susceptibles de rassembler et de mener ensemble le combat le plus honorable, le plus judicieux, le plus réaliste. Nous avons à faire progresser la primauté du critère des actes sur celui des proclamations. Nous avons la chance, grâce aux expériences et à l’abnégation de tant de peuples, y compris du nôtre, de voir mieux apparaître les bases concrètes autour desquelles ont commencé à se réaliser des constats convergents. J’en citerai ici, sans les développer, quatre qui me paraissent les plus saillants, les plus susceptibles de nous éclairer sur le pourquoi et le comment construire les solidarités décisives :

1. Le jeu cynique et la responsabilité écrasante de l’administration actuelle des USA dans sa gestion irrationnelle et anti-démocratique des affaires mondiales, en particulier la soi-disant prise en charge de la lutte anti-terroriste mondiale et les soi-disant avantages escomptés d’une coopération « compréhensive » ou « inévitable » avec les projets globaux ou partiels mis en oeuvre par les cercles dirigeants US.

2. L’impuissance avérée des régimes arabes actuels, qu’ils soient pris un par un ou pris globalement (Ligue arabe, conflits régionaux interarabes etc.). Elle va des insuffisances notoires ou d’une coupable inertie jusqu’à l’inféodation aux plans néocolonialistes et à la répression des courants populaires et politiques lorsqu’ils exigent une lutte conséquente contre les entreprises de guerre et de tyrannie du système agressif mondial.

3. La distance énorme entre les optiques, les préoccupations, les opinions dominantes dans les pays du « Grand Moyen Orient » et celles d’Europe et d’Occident. L’enjeu est considérable quand on sait que les lobbies fondamentalistes des USA et d’Israël, liés aux complexes militaro-industriels et aux multinationales travaillent à transformer cette distance en fossé infranchissable entre les peuples et sociétés de part et d’autre. Comment contrecarrer au mieux ces actions néfastes ? De façon symétrique (« choc des civilisations) ou en oeuvrant à édifier des passerelles concrètes fondées sur les intérêts sociaux et culturels pour isoler les fabricants de haine et faire respecter le droit des peuples dans leur diversité et leurs spécificités ?

4. Les défaillances respectives de nos institutions et de nos sociétés et leurs interactions négatives.
Ce point, le dernier dans la liste, est cependant pour nous le plus déterminant. Il est au coeur de nos malheurs et de nos impuissances. La force des agresseurs et des fauteurs de guerre réside essentiellement dans nos propres faiblesses. En quoi consistent ces défaillances, comment s’imbriquent-elles en un cercle vicieux qui dure depuis les indépendances ? Dans quel sens et comment les surmonter ?

Eclairer ces points pour notre action est la meilleure façon de marquer, autrement que par des célébrations rituelles, le cinquantième anniversaire du Congrès de la Soummam. Celui-ci (Août 1956), avait été étroitement encadré, souvenons-nous, en amont par la nationalisation du canal de Suez (quelques semaines auparavant) et en aval (quelques semaines plus tard) par la guerre de Suez engagée par le trio super-armé d’Israël, France et Grande-Bretagne contre l’Egypte de Nasser et en fait aussi contre l’Algérie combattante. Illustration saisissante et toujours actuelle, que Bagdad, Jérusalem, Beyrouth, Damas et Le Caire, ont été et restent nos voisins géopolitiques immédiats, ne serait-ce que par la délicate attention de nous avoir fait tous figurer sur la même carte du « GMO » américain.

Images poignantes de ce GMO sur le terrain : les habitants de retour au Sud-Liban, fouillent sous les décombres où certains des leurs ont été ensevelis, pour y retrouver les maigres biens et souvenirs précieux par lesquels ils vont renouer avec la vie.

Quant à nous, il nous reste à fouiller dans les décombres de la politique arabe des dernières décennies. Que fut-elle en 1948, en 1956, en 1967, en 1973, en 1982, en 1991 ? Toujours aussi dépassée par la marche du monde. Toujours rongée et minée par des conflits interétatiques et régionaux interminables au grand plaisir et profit des puissances d’Occident qui tirent les ficelles et des castes locales qui en vivent et se survivent. Toujours en décalage avec les aspirations profondes des Arabes, Berbères, Kurdes, Coptes et autres peuples qui rêvent de vivre heureux et fraternels dans cet espace de civilisation à la fois un et diversifié. Les vrais « anti-arabes » ne sont-ils pas ceux qui, conscients ou inconscients, n’avaient que cette invective à la bouche pour tenter de réduire au silence leurs opposants démocratiques, partisans de justice sociale, d’ouverture culturelle et de lutte anti-impérialiste digne et conséquente ? Le résultat n’est pas beau, ce sont les peuples du monde arabe qui le payent. Impossible de ne pas revenir là -dessus, non par esprit revanchard, mais par besoin vital de clarté, de climat assaini, apaisé et créateur, pour une vraie politique arabe dont pourrait s’enorgueillir chacun des peuples et des Etats de cette région.

Le nationalisme libérateur avait fait sortir l’Algérie de ses douars pour la hisser au diapason des réalités internationales contemporaines. Le nationalisme conservateur, voire réactionnaire, l’a tirée en arrière au grand bonheur des faucons et charognards néocoloniaux.
Mais Août 2006 ne nous offre plus la même configuration géopolitique et géostratégique mondiale que celle de la guerre du Golfe de 90 qui a donné un nouveau signal à la reconquête coloniale. A notre Ouest, le sous-continent latino américain oeuvre à se redresser de toute sa taille et prouve que sa solidarité dans les épreuves n’est pas un vain mot. A notre Est, les peuples de Palestine et du Liban nous enseignent le courage et la sagesse de ne plus vivre courbés. Et nous, au milieu, saurons-nous renouer avec notre meilleur héritage ? Saurons-nous comme eux unir, croiser librement et féconder dans l’action les idéologies et théologies de la Libération, en leur donnant le contenu démocratique et social qu’elles méritent, celui qu’avaient tenté d’anticiper de façon timide et ambiguë la proclamation du 1er Novembre 54 et la plate-forme de la Soummam de 1956 ?

Malgré elle, l’agression barbare nous a aidés à ouvrir et poursuivre le débat sous les meilleurs auspices. Je considère comme une dette envers les martyrs hommes, femmes et enfants d’Irak, de Palestine, du Liban ainsi qu’envers les pacifistes d’Israël et d’Occident, d’y contribuer avec mes compatriotes.


Sadek Hadjeres, ancien membre du BP et du secrétariat du PCA durant la guerre d’indépendance et premier secrétaire du PAGS (clandestin) de 1966 à 1990.



Israël, Liban, Irak : Deux ou trois choses à connaître avec la fin du monde, par William Blum.






 Dessin : Elsy Maria Vasquez


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